Bohemian Flats

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Bohemian Flats Page 26

by Mary Relindes Ellis


  Aujourd’hui, elle est heureuse, car elle peut monter l’escalier, regarder par l’une des fenêtres de la chambre à coucher et voir tout le paysage qui s’étend jusqu’au fleuve. Albert et elle sont assis dans la cuisine. Celle-ci comprend un grand poêle recouvert de nickel, deux fours et une table en érable faite sur mesure et suffisamment grande pour que douze personnes puissent y prendre place. Marjaana leur a également recommandé de bâtir une cuisine extérieure pour y faire les conserves ; c’est Ilmarinen et Eberhard qui l’ont conçue, en veillant à ce qu’elle soit rattachée au reste de la maison.

  — Je devrais peut-être aller voir les Weir, dit-elle. Ils ont besoin d’aide.

  Magdalena croise souvent Hannah Weir en ville : une femme pâle et aussi mal nourrie que ses enfants. Elle est tout le temps enceinte et son ventre est le seul témoignage d’un peu de chair, de quelque vie sur une silhouette par ailleurs fantomatique. Magdalena l’aurait bien abordée n’eût-elle ressenti une impression de néant, comme si Hannah Weir n’avait été qu’une illusion.

  — Tu n’iras pas, rétorque Albert. Je n’ai pas besoin de bien connaître le bonhomme pour savoir qu’il te prendrait pour…

  Le mot qu’il ne dit pas reste en suspens dans les airs, presque aussi visible que les particules de poussière que capturent les rayons du soleil de cette fin d’après-midi.

  *

  * *

  Ilmarinen et son père l’ont envoyé à la maison chercher des outils et le déjeuner. Ils se sont mis tôt au travail, ce matin-là, dans un coin éloigné de la ferme. Eberhard arrive au sommet de la pente, non loin de chez les Weir, lorsqu’il aperçoit un cheval sellé en train de paître à proximité de leur grange. Il donne un petit coup à sa jument pour l’orienter dans cette direction, en veillant à passer devant lui avec nonchalance, pour ne pas risquer de l’effaroucher. Il attrape les rênes de l’animal et se dirige vers la maison. Trois enfants d’âge indéterminé jouent dans le jardin ensoleillé mais dénué d’herbe. Ceux-ci se lèvent, couverts de poussière, et le dévisagent de leurs yeux pâles et absents tandis qu’il met pied à terre et attache les chevaux à un piquet de la clôture inachevée.

  — Où sont vos parents ? demande-t-il.

  Le silence quasi-total qui règne en ce lieu le met mal à l’aise.

  — Wo sind ihr Vater und ihre Mutter ? répète-t-il en allemand.

  Les enfants haussent les épaules, s’accroupissent de nouveau et se remettent à jouer avec des cailloux et des bâtons. Il décide d’explorer d’abord la grange. Il détache le cheval et se dirige vers la porte coulissante. Celle-ci est ouverte.

  — Monsieur Weir !

  Comme il fait noir à l’intérieur, il lui faut un peu de temps avant que sa vision ne s’adapte. Puis il se tourne et pénètre dans ce qu’il croit être une stalle vide, mais il est frappé en plein visage par une botte. Il recule en chancelant, retombe sur un cheval derrière lui. Il entend le bruit de ses fers arrière tandis que l’animal tente de retrouver son équilibre. Il lève les yeux, fixe la poutre située au-dessus de la stalle et voit les yeux exorbités et la corde nouée autour du cou de Weir. Eberhard a un haut-le-cœur ; il se penche et vomit dans la rigole. Puis il se redresse, essayant de retrouver sa respiration, de se concentrer sur ce qu’il doit faire ensuite : il doit descendre le corps avant que Mme Weir et ses enfants ne découvrent ce spectacle.

  Après avoir mené le cheval à l’autre bout de la grange, dans l’enclos à veaux, il retourne dans la stalle. Il monte ensuite sur un tabouret et coupe la corde avec le couteau que Kyle lui a fait parvenir pour son quatorzième anniversaire. Le corps tombe sur le sol dans un bruit sourd. En descendant de son tabouret, Eberhard évite de poser les yeux sur lui. Il trouve une couverture de cheval pour envelopper M. Weir ; en apercevant les yeux mi-clos et le cou irrité par la corde, il a de nouveau la nausée. Il parvient néanmoins à sortir de la grange et se dirige vers la maison, incapable d’imaginer ce qu’il va dire à Mme Weir. Sortant soudain de leur apathie, les enfants lui lancent un regard curieux au moment où il pénètre dans la maison. Trois minutes plus tard à peine, il en sort à toutes jambes. Il détache sa jument, l’éperonne sitôt monté en selle et rentre immédiatement chez lui au galop.

  Ce matin-là, Marjaana s’est jointe à Ilmarinen pour aider Magdalena à baratter la crème qu’elle a à profusion. Maintenant, elle est occupée à pétrir ce qui reste de beurre entre deux épaisseurs de mousseline. Magdalena est en train de répartir le restant de babeurre dans un pichet en grès et trois verres, lorsqu’on frappe à la porte. Elle donne un verre à Marjaana, un autre à Hilda, qui joue avec des billes sous la table, et pose le sien avant d’aller ouvrir : un des fils Weir, portant pour seul vêtement une salopette crasseuse, se dresse sur le seuil.

  — Est-ce que je peux t’aider ?

  Il doit avoir environ huit ans. Voyant qu’il ne répond pas, elle lui pose la question en allemand :

  — Kann ich dir helfen ?

  — Maman ne veut pas bouger. Dans la cuisine, répond-il.

  Puis il s’essuie le nez sur son avant-bras tout sale.

  Le bruit d’un cheval se fait entendre. Magdalena relève la tête et, derrière le petit garçon, elle aperçoit son propre fils qui se dirige au galop vers la maison.

  — Comment ça, elle ne veut pas bouger dans la cuisine ? Elle est malade ?

  Le garçon ne réagit pas. L’œil vitreux, il lorgne la moitié de la miche et le verre de babeurre posés sur la table. Magdalena lui fait signe d’entrer, lui tend le verre, puis lui coupe une épaisse tranche de pain. Il avale le babeurre d’un trait, s’empare du pain et sort de la maison en courant comme un chien enragé.

  — C’est bien un Weir. Il n’avait pas de chaussures et ses pieds étaient tout sales, commente Hilda.

  Magdalena ouvre la bouche, prête à gronder sa fille, qui est toujours sous la table, lorsqu’elle voit Eberhard descendre de cheval et lui faire signe de sortir.

  Au moment où ils parviennent à la maison des Weir, tout est silencieux. Dehors, les enfants semblent muets ; Magdalena ordonne à Hilda de rester avec eux. Ensuite seulement, les deux femmes entrent ; elles traversent la pièce principale, entièrement vide, et parviennent jusqu’à la cuisine, située tout au fond de la maison. Là, deux enfants sont recroquevillés dans un coin, près du poêle. Une fillette d’environ dix ans est assise par terre et tient la main de sa mère, qui pend mollement. Hannah Weir est allongée sur la table, les yeux ouverts et les jambes pliées. Sa jupe marron crasseuse est relevée au-dessus du genou. Magdalena entend sa fille pousser un hoquet.

  Elle se retourne brusquement pour protéger Hilda de ce qu’elle n’aura pas vu, espère-t-elle, puis la pousse vers la porte.

  — Je t’ai dit de rester dehors ! Aide les enfants à faire un feu et ensuite, fais bouillir de l’eau dans la cuvette qui traîne ici. Reste à l’écart de la grange.

  Marjaana, quant à elle, n’arrive pas à faire sortir les enfants qui sont assis près du poêle.

  — Allez, dehors, dit Magdalena.

  Elle les force à se lever. Ils restent debout mais ne bougent pas.

  — Raus. Raus ! répète-t-elle plus fort.

  Une fois qu’ils sont sortis de la cuisine, elle se tourne vers la fillette de dix ans, onze ans peut-être. Ce doit être l’aînée.

  — Va faire un feu dehors.

  La fillette ne réagit pas, si bien que Magdalena doit la forcer à lâcher la main de sa mère et à se mettre debout.

  — Et remplis la bassine d’eau.

  Une fois seule avec Marjaana, Magdalena soulève le bras de la défunte et l’étend sur la table afin de libérer un peu de place pour ce dont elles vont avoir besoin. Elles entendent les voix des enfants dehors ; elles écoutent Hilda et la fillette ordonner aux autres d’allumer un feu, d’aller prendre de l’eau au puits et de la verser dans une grande cuvette. Marjaana ferme les paupières de la mère et écarte une mèche de cheveux de son visage. Ensuite, elles vont se poster au bout de la table, face au corps dénudé de Hannah Weir. Le béb�
� est né mais il n’a jamais respiré, le cordon ombilical s’étant enroulé autour de son cou. C’était une fille. Son corps, d’un jaune bleuâtre, est couvert d’un liquide amniotique laiteux. Elle a les bras croisés et serre ses petits poings sur sa minuscule poitrine.

  — Elle est morte il y a quelques heures seulement, dit Marjaana.

  Elle tend la main et touche l’ourlet de la jupe de Mme Weir.

  — Elle était jolie fille, dans le temps, poursuit-elle. Mariée à dix-sept ans ; enceinte, bien sûr. Elle a eu un bébé chaque année pendant dix ans. Je suis venue ici il y a cinq ans, et ensuite il y a deux ans – quand je savais que son mari n’était pas dans les parages. Je lui ai proposé de l’aider mais elle ne voulait pas avoir affaire à moi. Elle ne parlait pas très bien anglais et moi, bien sûr, je ne parle pas allemand.

  — Son mari était-il cruel ?

  — Pas que je sache. Je ne crois pas qu’il la frappait, mais plutôt qu’il la négligeait, par ignorance. Joseph Weir ne pensait qu’à cultiver ses terres. Il devait supposer que cet accouchement serait comme les précédents et il l’a laissée mettre au monde l’enfant toute seule. Mais ce bébé-ci n’était pas comme les autres ; Weir a découvert sa femme trop tard et il est devenu fou.

  Marjaana tire sur une des jambes de Hannah pour la redresser.

  — Elle devient de plus en plus rigide. On ferait mieux de s’y mettre.

  Elles travaillent en silence. Marjaana coupe le cordon ombilical et l’attache avec de la ficelle enduite de cire. Lorsque la fille aînée revient avec deux bassines d’eau tiède, Magdalena lui dit d’en apporter d’autres. En fouillant dans le buffet, Marjaana trouve un pain de savon à lessive marron, ainsi qu’une vieille nappe. Elle déchire la nappe en deux. Dans la chambre adjacente, elle découvre une malle remplie de vêtements, dont une robe couleur prune et un jupon en coton aux ourlets garnis de dentelle cousus main, soigneusement pliés et rangés. Après avoir étalé la robe sur le lit, Magdalena découpe le jupon en plusieurs grands morceaux.

  Elles commencent par le bébé. Elles le lavent et l’enveloppent dans l’étoffe la plus grande, de sorte que ses ourlets froncés encadrent son visage. Marjaana dépose alors le petit corps sur le plan de travail de la cuisine. Ensuite, elles appuient sur les cuisses et les genoux de Hannah jusqu’à ce que ses jambes soient parfaitement tendues sur la table, puis elles se mettent à tailler dans ses vêtements. Elles lavent les cuisses ensanglantées, les mollets et les chevilles enflés de la défunte ; elles lavent ses seins gonflés de lait, son ventre parcouru d’un lacis de vergetures, ses mains calleuses et rêches comme du cuir, de même que ses pieds. La fillette va et vient, vide l’eau sale des bassines et la remplace par de l’eau chaude. Elle s’arrête un instant pour les regarder.

  — Maman est morte ?

  — Oui, ta maman est morte, répond Magdalena

  Elle voudrait bien savoir où est Hilda, mais la fillette sort avant qu’elle n’ait eu le temps de lui poser la question.

  Une fois le corps tout propre et bien séché, Magdalena découpe l’arrière de la robe couleur prune pour pouvoir la passer à la défunte. Marjaana et elle la font ensuite basculer sur le côté pour recoudre le dos de la robe, sans trop serrer. Puis, Magdalena brosse et tresse la chevelure de Hannah.

  Enfin, elles la transportent dans la chambre et l’étendent sur le lit ; elles placent le bébé sur la poitrine de sa mère en ramenant les mains de celles-ci sur son petit corps. Quand tout est terminé elles retournent à la cuisine. Une extrémité de la table est imbibée de sang et de liquide amniotique.

  — Ilmarinen et Albert vont devoir emporter cette table et la brûler, déclare Marjaana.

  — Et Joseph ? Il est dans la grange, dit Magdalena.

  Elle est épuisée à l’idée de laver et de préparer un autre corps.

  — On ne peut pas lui faire sa toilette dans la grange et on ne peut pas le transporter jusqu’ici. Le croque-mort s’occupera de lui, répond Marjaana.

  Soudain, elles entendent quelqu’un entrer dans la maison.

  — J’ai trouvé M. Weir.

  C’est Hilda, qui balance une corde terminée par un nœud coulant.

  — Dans la grange, ajoute-t-elle.

  Elle se passe la corde autour du cou et la tire d’un coup sec vers le haut. Magdalena gifle immédiatement sa fille et lui retire la corde tout aussi vite. Hilda reste un moment ébahie, puis elle se cache le visage d’une main et se met à pleurnicher.

  — Ne t’avise pas de pleurer ou je te redonne une gifle.

  Tandis que Hilda sort à toutes jambes, Magdalena se cramponne au rebord de la table souillée. Elle lutte contre l’envie de s’élancer à la poursuite de sa fille et de la battre. Debout derrière elle, Marjaana tente de l’apaiser.

  — C’est le choc, dit-elle. Cette petite ne sait pas ce qu’elle dit.

  — Si seulement je pouvais le croire, répond Magdalena d’une voix étranglée.

  Albert, Ilmarinen et les deux garçons arrivent dix minutes plus tard. Après avoir placé les trois corps à l’arrière d’un chariot qui se trouvait dans la grange, ils les recouvrent avec des couvertures. Ensuite, ils font monter les autres enfants qui s’assoient en rang de chaque côté de leurs parents. Deux d’entre eux sont perchés derrière le siège du chariot, Hannah et Joseph Weir sont ainsi entourés des pauvres enfants aux cheveux blond-blanc et au visage pâle qu’ils ont engendrés et laissés sur cette terre.

  Marjaana prend Eberhard et Frank à part. Il est décidé qu’Albert et Frank conduiront le chariot aux pompes funèbres de la ville et que Marjaana ramènera Hilda à Fox Lake sur le cheval dont Joseph Weir s’est servi pour se pendre. Bien que son visage soit encore baigné de larmes, Hilda est maintenant totalement stoïque. Elle ne jette pas un regard à sa mère ni à Eberhard. Ces derniers restent là un moment tandis que tout le monde s’en va, avant de s’éloigner au trot. En chemin, ils ne prononcent pas un mot, absorbés par leurs pensées.

  Ce jour-là, lorsque ses yeux se sont posés sur Hannah Weir, Magdalena a failli s’effondrer. Elle a mis de côté l’horreur et les autres émotions qu’elle éprouvait pour faire le nécessaire. Mais le pire, c’était le détachement inhumain de sa fille quand elle a découvert Joseph Weir. Sa désobéissance aussi, puisqu’on lui avait dit de rester dehors. Pourvu que Marjaana ait raison, que la réaction de Hilda soit une expression d’émotion différée et que, dans une ou deux semaines, au souvenir de cet événement, la fillette parvienne à les manifester. Elle espère aussi qu’une telle tragédie pourra susciter un peu de compassion chez cette enfant si étrange. L’unique et piètre réconfort qu’elle peut retirer de cette journée est désormais la certitude que Hilda ne peut pas lire dans l’esprit des gens, qu’elle ne peut pas prévoir les faits ni pressentir l’inconnu. Le défaut de Hilda réside seulement dans sa nature précoce et son manque de délicatesse. Elle ne réfléchit pas à la portée de ses paroles sur les autres, ni à leurs sentiments.

  — J’ai giflé ta sœur, finit-elle par dire à Eberhard.

  — Je sais. Je lui ai crié dessus. Elle le méritait.

  Eberhard avait été épouvanté quand son père lui avait raconté ce qu’avait fait Hilda et comment elle avait désobéi à l’interdiction d’approcher la ferme. S’il ne l’avait pas déjà vue pleurer au-dessus d’animaux mourants – des poussins qui ne survivaient pas les premiers jours ; un chiot aux intestins noués –, il craindrait qu’elle ne soit sans cœur. Il n’a jamais compris la froideur de sa sœur envers leur mère, alors qu’elle les aime beaucoup, lui et leur père ; Frank, moins. Son père leur a déjà donné la fessée quand ils étaient plus jeunes, à Frank et à lui, mais ils peuvent compter le nombre de fois sur les doigts d’une main. Quant à leur mère, elle n’a jamais eu besoin de les frapper : son ton de voix et son regard suffisaient à les avertir, comme si elle savait ce qu’ils mijotaient.

  — Ne sois pas mal à l’aise, maman, dit-il en voyant l’angoisse sur son visage. Hilda ira à l’école dès cet automne et c’est une bonne chose. Attends qu
’elle joue ce genre de comédie devant les religieuses : elle regrettera de ne pas rester à la maison toute la journée.

  Il sort une gourde d’eau et boit une longue gorgée. Peu importe la quantité d’eau qu’il avale, il sent encore le goût de la bile. S’il a déjà aperçu les seins de sa mère, il n’a jamais vu de femme dénudée jusqu’à la taille. Il n’est pas tant dégoûté qu’effrayé par ce qu’il a vu. Cette femme qui est morte en couches, ç’aurait pu être sa mère.

  — Pourquoi n’ont-ils pas réclamé de l’aide ? demande-t-il. Pourquoi avaient-ils tellement peur des autres ? Pourquoi n’ont-ils jamais appris l’anglais ?

  — Je ne sais pas. Joseph Weir était un homme orgueilleux. Ton grand-père Kaufmann était pareil. Il croyait que réclamer de l’aide était un signe de faiblesse. Et pour eux, parler anglais représentait peut-être une trahison de leur identité.

  Selon Eberhard, il s’agit là d’une conception étrange, étant donné qu’ils sont dans un pays anglophone. Il n’ignore pas les préjugés qui circulent à l’égard des gens de Fox Lake ; cependant, sans pour autant les partager, il comprend que la différence puisse faire peur et que, par conséquent, ces gens n’aient demandé aucune assistance. Sa mère le lui a expliqué quand ils se sont installés ici. Mais ils étaient les plus proches voisins des Weir. Ils étaient allemands, eux aussi, et parlaient la même langue. Sans compter qu’ils cultivaient la terre.

  — Moi, je l’aurais aidé.

  — Je sais.

  Le visage d’Eberhard reflète encore l’horreur de la découverte des époux Weir, mais aussi un chagrin irrépressible : il aurait dû comprendre que les penchants autarciques des Weir ne pouvaient conduire qu’à une fin aussi tragique. Magdalena, elle, est navrée de ne jamais être allée chez eux, de ne pas avoir tenté de nouer des liens avec Hannah. Elle n’avait jamais vraiment réfléchi à ce sentiment qu’elle éprouvait : celui d’une Hannah Weir sans substance et trop légère, comme rattachée à la mort. Elle n’aurait su prédire la tragédie non plus, même si elle se sentait toujours inquiète quand elle observait l’un des enfants Weir en train de rôder dans leur propriété, tel un spectre livide. Elle se rappelle les propos de sa mère au sujet des Mueller : Leur mort fut triste. Comme tant d’autres. Elle ne peut les répéter à son fils, dont elle partage la rage provoquée par le caractère précoce de cette mort. Par la jeunesse de ceux que la mort avait désignés.

 

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