Bohemian Flats

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Bohemian Flats Page 30

by Mary Relindes Ellis


  « Conrad a dit que la seule chose qu’un homme puisse trahir, c’est sa conscience. Je suis bien d’accord avec lui. J’aime l’Allemagne. Mais il faut parfois trahir le pays qu’on aime afin de le sauver. »

  *

  * *

  Ils sont à présent au cœur de ce qui était jadis une forêt de pins blancs. Son père donne des coups de pied dans les vestiges calcinés des arbres abattus et hurle des jurons que la neige, toute légère, ne saurait étouffer ni purifier. Le froid transforme en vapeur le souffle de son père, tout comme le sien, mais Eberhard pense que ce pourraient aussi bien être de la fumée, la rage enflammée, les paroles – coupables, diaboliques et accablantes – semblables aux étincelles que cracherait du charbon brûlant.

  C’est la veille de Noël ; Eberhard est rentré chez lui pour la première fois en trois ans et demi. Ce matin, il est parti en ville avec ses parents afin d’aller chercher les provisions habituelles, mais aussi des gourmandises : six oranges, des sucres d’orge, un sachet de marrons et des pruneaux. Avant de rentrer, ils sont passés récupérer leur courrier à la poste. Il n’y avait pas de lettres ni de colis d’Allemagne. Personne n’en attendait, mais il a quand même remarqué l’expression déçue de sa mère. Elle avait dû espérer que le gouvernement allemand respecterait les fêtes et lèverait provisoirement l’interdiction d’expédier du courrier à l’extérieur du pays.

  — Nous ne sommes pas en guerre. Je ne comprends pas pourquoi le courrier à destination des États-Unis est bloqué, a-t-elle fait observer à Eberhard.

  — Nous fournissons du ravitaillement à l’Angleterre et à la France.

  Puis il s’est tu, ayant la délicatesse de ne pas évoquer l’autre raison : son grand-père était sous surveillance pour avoir critiqué le Kaiser et parce que ses convictions politiques penchaient en faveur du socialisme.

  Il y avait une lettre de Raymond, mais Albert ne l’a pas ouverte avant leur retour chez eux. Pendant que son père la lisait, Eberhard a aidé sa mère à déballer les comestibles.

  — Qu’a-t-il à nous dire ? a demandé Magdalena.

  — Je n’y crois pas, a répondu Albert.

  Sur ce, la lettre toujours à la main, il a quitté précipitamment la maison.

  — Quelque chose ne va pas, a dit Eberhard.

  Son père semblait avoir reçu un coup de massue.

  — Suis-le, a ordonné Magdalena.

  — Par tous les diables ! Tu étais au courant ? hurle Albert.

  Il regarde Eberhard comme s’il le voyait pour la première fois.

  Il lui tend la lettre, mais Eberhard est trop loin pour la saisir et juge plus prudent de ne pas bouger.

  — Au courant de quoi ? Oncle Raymond est parti à l’université de Toronto il y a deux semaines. Je te l’ai dit.

  — Eh bien il n’y est pas, à l’université de Toronto. Il n’enseigne pas. Cet imbécile est parti s’enrôler au Canada !

  Eberhard repense à l’accolade que lui a donnée son oncle à la gare. Rien dans ce geste ne laissait sous-entendre quoi que ce soit de bien grave. Raymond avait surtout l’air inquiet pour sa maison et au sujet de son départ des Flats.

  — Ce n’est pas possible. J’ai vu la lettre de l’université de Toronto qui l’invitait à venir y enseigner pendant un an. L’université du Minnesota lui a accordé une autorisation d’absence.

  Son père se penche en avant, il respire avec difficulté. Il scrute la mine d’Eberhard.

  — Tu n’étais vraiment au courant de rien ?

  — Bien sûr que non !

  Eberhard se retourne en entendant sa mère approcher, un châle sur la tête. Elle passe devant lui et prend la lettre des mains de son père.

  — Le crétin ! lâche ce dernier. Il a quitté l’Allemagne pour éviter de se faire prêtre ou soldat, et regarde-moi ce qu’il fabrique ! Il saute à pieds joints dans la même panade. Et il a le culot d’écrire : « S’il te plaît, fais-moi confiance là-dessus. »

  Albert s’avance vers une autre souche ; les furieux coups de pied qu’il donne dedans envoient voler des bouts de bois de part et d’autre. Magdalena replie la lettre et la glisse dans la poche de sa jupe. Ils se tiennent là un instant, formant un triangle, chacun regardant les deux autres ; leur souffle s’élève en petits nuages blancs. L’épaisse couche de neige qui recouvre le sol ne saurait suffire à dissimuler la laideur de cette aire de coupe, ni les trous énormes là où la compagnie forestière Krueger a tenté de dynamiter les souches les plus grosses en faisant exploser séparément leurs longues racines tordues. Eberhard regarde vers l’endroit où la clôture de fils barbelés délimite cette surface. Faute d’avoir eu le temps d’extraire les souches, ils laissent les vaches paître l’herbe qui pousse entre elles.

  Magdalena rompt le silence.

  — Albert, cet événement est fâcheux, mais tu oublies qui est Raymond. Il a fait des bêtises dans sa vie mais il est venu ici quand il avait seize ans. C’est à lui que nous devons tout cela, dit-elle en désignant la ferme, que nous devons tout ce qui s’est passé. Raymond est un survivant. C’est visiblement une chose à laquelle il a réfléchi. Il existe une raison à son acte et à la discrétion qu’il exige de notre part.

  Puis elle se tourne vers Eberhard :

  — Seuls ton père et moi devions voir cette lettre. Tu es censé n’en parler à personne, pas à ton frère ni à ta sœur, pas à tes amis, ni ici, ni à Minneapolis. Personne.

  Il hoche la tête. Sa mère sait peut-être quelque chose que son père et lui ignorent, mais son visage ne trahit rien ; du coup, Eberhard craint qu’elle ne sache aussi ce qu’il ne leur a pas dit.

  — C’est Noël. Ce n’est pas une saison pour maudire qui que ce soit. Raymond a besoin de notre amour et de notre compréhension. Albert, poursuit-elle, tu ne lui dois pas moins. Allez, on rentre, maintenant.

  Au lieu de se joindre à eux, Albert fait un détour en direction de la grange.

  — La colère de ton père n’a rien à voir avec de la haine, dit Magdalena en prenant Eberhard par le bras. C’est de la peur.

  — Je sais, l’interrompt-il. Il a juste besoin d’un peu de temps pour se calmer.

  Eberhard pousse un profond soupir. Il est soulagé de ne pas encore avoir parlé à ses parents de son propre engagement dans la garde nationale. Il repense à la réaction de son oncle quand il a appris cette nouvelle et son hypocrisie le révolte.

  — Tu n’as pas peur pour l’oncle Raymond ?

  — Bien sûr que si. Mais alors que ton oncle peut être bête quand il s’agit d’amour et de femmes, il est d’une intelligence rare en matière de politique. Et il est comme un chat, sauf qu’il a plus de neuf vies. Il en a au moins dix-huit.

  Elle observe un silence avant de poursuivre :

  — Curieusement, sa lettre m’a donné de l’espoir. Il trouvera un moyen – je le sais – de contacter tes grands-parents et tes tantes. Et il fera tout son possible pour s’assurer qu’ils sont en sécurité. Il ne t’a rien dit ?

  De nouveau il le sent, il le sent juste au-dessus de sa tête, le poids invisible du contrôle inquisiteur exercé par sa mère. Il ne peut détourner le regard car alors elle saura, c’est sûr.

  — Rien du tout.

  *

  * *

  Eberhard attend l’été 1915 pour leur annoncer qu’il s’est engagé dans la garde nationale.

  « Je suis désolé. Je vous en prie, ne blâmez pas oncle Raymond. Il était – et demeure – aussi fâché que tu dois l’être, papa. Il n’a pas signé mes papiers : j’ai contrefait sa signature. J’ai été lâche de ne pas vous le dire la dernière fois que j’étais chez vous, mais vous étiez tellement en colère contre oncle Raymond que je n’ai pas voulu en rajouter. Comprenez que je suis fier de ma décision. Voilà qui me permettra de prouver que je suis un bon Américain, que nous sommes de bons Américains. »

  Il ajoute qu’ils n’ont pas de raison de s’inquiéter, que la garde nationale protège l’intérieur des États-Unis et qu’elle n’est pas intégrée à l’armée régulière. Alber
t est apaisé par ce raisonnement.

  Mais dans les lettres suivantes, il évoque les sarcasmes subtils, puis un peu moins subtils, qu’il endure de la part des ingénieurs anglo-saxons, en plus du préjugé anti-allemand qui ne cesse de se répandre à Minneapolis et à Saint Paul. Il n’y a que sur les Flats qu’il se sent à l’abri des insinuations malveillantes. Sa famille commence à craindre pour son moral : ses lettres font état d’une frustration et d’une colère toujours croissantes en réaction aux commentaires stupides dont il est victime.

  Puis, durant l’été 1916, une nouvelle lettre leur annonce qu’il a été transféré à la garde nationale du Wisconsin, qui va être déployée jusqu’au Texas pour prêter main-forte dans la lutte contre Pancho Villa.

  Après avoir lu la lettre, Albert sort de la maison, rouge de honte. Eberhard a peur de lui parler en face et c’est sa faute. Albert se rappelle l’expression figée de son fils, sa réticence à s’approcher de lui le jour où il s’est énervé contre Raymond ; il jurait et donnait des coups de pied dans les souches. Il croyait pouvoir comprendre le préjudice dont Eberhard était victime, mais ce n’était pas le cas. Les Finlandais et les Suédois, dont le nombre augmente sans cesse et qui cultivent la terre dans la région, ne lui font jamais la moindre remarque. Sans doute parce qu’ils ne veulent pas se mêler de ces troubles qui les ont contraints à quitter l’Europe.

  Certes, la petite communauté d’Anglais et d’Irlandais qui réside en ville se permet quelques critiques insidieuses, mais jamais rien de franc : la population de Chippewa Crossing se compose en effet aux trois quarts d’Allemands et la plupart des entreprises sont entre leurs mains. Sans compter que cette communauté allemande se divise en trois camps : ceux qui soutiennent le Kaiser, ceux qui sont pour l’entrée en guerre des États-Unis et ceux qui, comme Magdalena et Albert, veulent rester neutres. Mais ils ne le peuvent plus, maintenant qu’Eberhard fait partie de la garde nationale.

  Après avoir fait le tour de la grange, Albert se dirige vers la maison.

  — Tu as lu le reste de la lettre ? demande Magdalena.

  Alors seulement il s’aperçoit qu’elle tient à la main deux pages, et non une seule.

  — Eberhard a sollicité et obtenu une permission pour le printemps prochain, en mai. Il n’aura pas le temps de revenir ici, mais il passera une semaine sur les Flats. Il voudrait nous voir.

  Albert aussi veut voir son fils aîné, il a besoin de le voir. Mais il lui est impossible de quitter la ferme en cette période et il ne peut pas non plus se permettre de laisser partir Frank.

  — Il faudra que vous y alliez, Hilda et toi, répond-il. Frank et moi, on ne peut pas quitter la ferme. Mais on s’en sortira, une semaine sans vous.

  Au cours de l’automne, puis tout l’hiver, il ne cesse d’hésiter. Ne pourrait-il pas embaucher des hommes pour s’occuper des lieux pendant son absence ? Ilmarinen a une famille à nourrir. Jacob Bleu débite du bois dans le Michigan, et l’alcoolisme de Roman est assez alarmant. Quant à Eddie Charbonneau, il passe lui aussi beaucoup trop de temps à la taverne. Le père Boland serait idéal, bien sûr, mais on ne peut pas faire appel à un prêtre. De temps à autre, il regarde Frank et se dit qu’il est injuste de l’empêcher de revoir son frère.

  — Papa, c’est d’accord, lui dit Frank un jour, comme s’il lisait dans ses pensées. Tu ne peux pas travailler à la ferme tout seul pendant une semaine. Je serai là, moi aussi.

  Ses souffrances s’apaisent momentanément lorsque Frank et lui font signe à Magdalena et Hilda, puis regardent le train s’éloigner. Frank et lui ne sont pas à bord : la décision est prise.

  Il retrouve même son humour quand Frank entreprend de lui lire la liste des navires détruits pendant la guerre.

  — Écoute ça, papa. « Le SS Wilhelm der Große, navire de passagers converti en croiseur auxiliaire, a coulé trois bateaux avant d’être rattrapé par le croiseur anglais HMS Highflyer. Bien que le Große n’ait pas sombré, l’équipage l’a déserté parce qu’il était à court de munitions. »

  — Billy a fini de tanguer, dit Albert.

  Et il éclate de rire.

  *

  * *

  Aujourd’hui, on célèbre ses onze ans, dans cet endroit où ses parents et ses frères ont vécu jadis, où son oncle Raymond habite encore ; cet endroit au nom étrange. Elle s’est perchée sur les chevalets qui soutiennent le pont et qu’elle a escaladés au mépris des ordres de sa mère. Mais ses frères ont escaladé ces mêmes chevalets quand ils vivaient ici, et à un âge bien plus précoce, et elle ne va pas agir autrement parce qu’elle est une fille. De là-haut, elle a vue sur tous les Flats et sur la fête qui bat son plein. Sous la cime des arbres, l’escalier en bois est à peine visible. Quand ils sont arrivés ici, il y a deux jours, elle l’a descendu en sautillant, cherchant des yeux ce monde que lui ont décrit ses parents et ses frères, ce monde étranger à celui qu’elle a connu. Et elle y est entrée, même si les maisons surpeuplées et leurs jardins aux clôtures de bois brut, les rues sales, l’odeur de poisson, de chou et de quelque chose qui s’appelle lutefisk1 n’ont tout d’abord suscité que son dédain. Il y a le terminal des péniches, avec sa montagne de charbon qui l’attire aujourd’hui exactement comme elle l’a attirée hier, quand elle l’a escaladée avec Ilona et Erika, les filles d’Aino – une amie de sa mère. Lorsqu’elles sont retournées chez son oncle, elles étaient presque méconnaissables : leurs cheveux blonds étaient noircis par la poussière de charbon et elles avaient le visage, les mains et même les sourcils tout aussi noirs. Leurs mères se sont fâchées, mais Eberhard, lui, a éclaté de rire et les a alignées debout dans la cour avant de leur déverser dessus plusieurs seaux d’eau, leur arrachant des petits cris aigus.

  Elle entend des rires, en dessous. Quelqu’un l’appelle : Erika et Ilona sont assises plus bas sur les chevalets du pont. Elle leur fait signe, puis recommence à observer les Flats à la lumière du soleil de l’après-midi. Cette espèce d’ours qui a fait tournoyer sa mère en l’embrassant sur les deux joues et qui l’appelle « Maggie » est maintenant en train de soulever des tonneaux de bière pour les caler sur des tréteaux en bois. Žena, la femme de l’homme-ours, qui a elle-même la silhouette d’une barrique, sert les plats de ses grandes mains rugueuses. Au bout de la plus longue des tables se trouve la vieille Mme O’Flaherty, dont les yeux bleus illuminent son doux visage sillonné de rides sitôt qu’elle regarde Hilda, et qui porte un pendentif dont elle prétend qu’il est plus précieux que de l’or ou des diamants. L’homme qui vient des Cornouailles et qui a un œil malade comme Roman Zelinski danse avec sa jolie femme russe, Larissa. Cette dernière a brossé et natté les cheveux de Hilda hier en lui disant qu’ils étaient beaux et qu’elle était mignonne comme tout. Ensuite, il y a Aino, la mère d’Erika et d’Ilona, elle est en train de sortir du four des miches de pain de seigle et de pommes de terre. Aino. C’était elle, la surprise qu’Eberhard réservait à leur mère. Le jour de leur arrivée, elles se sont étreintes, puis chacune a essuyé les larmes de l’autre et elles se sont de nouveau étreintes, pendant qu’Eberhard et Hilda attendaient dans l’escalier.

  — C’est le premier voyage que je fais depuis qu’on a déménagé à Pine City, avait dit Aino. J’étais tellement heureuse quand j’ai reçu la lettre d’Eberhard. J’ai bien fait de mettre un peu d’argent de côté tous les ans. Kyle a dû rester chez nous pour surveiller la ferme avec l’aide du voisin. Mais il est content qu’on soit venues ici.

  Hilda ne sait que penser d’Aino : quand Aino la regarde, le vert de ses yeux change et elle a l’impression qu’Aino la connaît, qu’elle l’a déjà vue et qu’elle peut lire dans son âme.

  Ensuite, il y a son frère. Il boit de la bière, debout, avec d’autres hommes en uniforme, parmi lesquels le fils de l’homme-ours. Elle a vu des soldats à la gare, mais aucun n’était aussi beau dans sa tunique vert olive, ses hauts-de-chausses et ces bandes de tissu enroulées autour de la moitié inférieure de ses jambes et qu’on appelle des molletières. Il porte un chapeau exactement semb
lable à celui des membres de la police montée canadienne dans le livre qu’elle possède sur le Canada. Son frère est plus grand que tous les autres et, comme le dit sa mère, il a « forci ». Il ressemble à leur père, il a les épaules et le torse larges, les muscles tout aussi fins et une manière de se tenir assez désinvolte. Mais son visage, le visage qu’elle adore et qui lui a tant manqué, est une version masculine de celui de sa mère. Contrairement à cette dernière, Eberhard n’observe pas Hilda, il ne la surveille pas d’aussi près : ses yeux bruns sont chaleureux et limpides ; il n’a qu’à rire ou froncer les sourcils pour que l’humeur de Hilda, ou simplement l’idée qu’elle se fait d’elle-même s’en trouve changée.

  Un bruit de lourdes bottes résonne au-dessus de sa tête. Elle lève les yeux, mais ne perçoit que fugitivement le promeneur, quel qu’il soit, son passage masquant la lumière qui filtre entre les planches du pont. Elle n’y prête pas attention – beaucoup de gens traversent ce pont toute la journée – et se concentre de nouveau sur la foule en contrebas. Soudain, elle entend un fracas de verre qui se brise ; quelqu’un vient de jeter une bouteille depuis le pont. Suivent deux autres bouteilles de bière ou plus, qui manquent de peu certaines des personnes dans la foule. Un chœur de voix s’élève alors du pont. Ce sont des voix d’hommes :

  — On va vous faire la peau !

  L’homme-ours se dirige vers le pont au pas de course, suivi d’Eberhard, en hurlant aux autres d’aller se mettre à l’abri. Le chœur de voix continue ses menaces : « Attrape-ça, le Fritz ! » et : « Salauds d’Allemands ! »

 

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