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Le Coucou

Page 6

by Madeleine Ruh

Elle est arrivée, cela fait trois mois déjà. Un jour les parents nous ont dit : on est très gâté par la vie, alors on a voulu partager, vous allez avoir une petite soeur, elle est à la DDASS ; il nous ont expliqué qu’elle avait été abandonnée par sa mère, toute petite.

  Comme ça, brutalement, elle est arrivée dans ma vie, et moi, je leur avais rien demandé. Remarque, ils ont bien fait de pas nous demander si on était d’accord, on aurait dit non. C’est bien d’être bienveillant comme ils disent, mais moi ma vie fait que commencer. Je commençais à peine à m’amuser, aucun souvenir de moi petit, rien. C’est du vol donc, j’aimerais vivre sans avoir rien à partager avec une inconnue.

  Chloé elle s’appelle. La même rentrée, j’ai eu des histoires avec mon école, des papiers pas rendus, des profs qui m’ont donné des heures de colle pour rien, punition collective. Et mon père m’a dit : ce n’est pas le moment, tu cherches à attirer l’attention ou quoi, tu te redresses, un point c’est tout.

  De son temps, il m’a raconté, ses profs avaient des règles et pouvaient taper sur les doigts. Pour lui c’était quand même une bonne époque, parce que c’était sûr on oubliait pas un foutu formulaire à signer, et que les choses rentraient dans la tête comme dans du beurre.

  On parle pas beaucoup avec papa. Les cours, les profs, il veut qu’on ait des bonnes notes. Il a fait Louis Le Grand, le lycée, et maman, Stanislas. Ils ne jurent que par les grandes écoles. Mon fils sera ingénieur, et patati et patata. 


  J’entends ma mère parler avec une vieille amie toute ridée.

  A côté, une jolie dame, très bronzée, maman la trouverait vulgaire. On dirait qu’elle a les seins refaits, comme dans le film que m’a montré Maxime, car ils bougent pas sous son tee-shirt. Je la trouve stylée. Elle parle de George Michael à Bercy. Pourtant on est loin ici. Elle raconte la soirée de samedi qui était vraiment naze, c’est ce qu’elle affirme, une musique des années quatre vingt, mais pas d’ambiance, zéro ambiance vraiment. Elle embrasse le monsieur sur la joue quand il les rejoint. Elle a un chien, et lui une petite fille dans les bras. Elle demande qu’elle âge elle a? Il répond “ça va faire deux ans”. Je me demande ce que veut dire. C’est le moment où il l’a conçue? C’est ça? On dirait qu’il regrette quelque chose sans savoir trop quoi, un peu tout.

  Le chien lèche la main de l’homme et fait peur à la petite fille, qui recule dans les bras de son père. Il rit, et déclare qu’ils vont y aller, ils doivent acheter des fruits au marché. La dame embrasse de nouveau le monsieur, et on dirait qu’elle voudrait faire autre chose avec lui. Ca la petite fille le voit pas mais je crois pas me tromper. Une autre femme arrive et demande si c’est l’année des E pour les chiens, et elle trouve qu’il a des yeux qui font penser à ses poissons rouge. Pas cool pour le chien. Miracle, j’ai pas pensé à Chloé pendant dix minutes au moins. Maman a fini sa conversation et regarde sa montre en mode j’ai des choses à faire moi, c’est pas tout ça. On repart après avoir quand même pris un jus d’orange pressé. Il existe des gens sur terre très différents de ma famille. Maman m’a dit “A quoi tu penses? Tu as les yeux dans le vide”.

  Maman n’était pas contente parce que j’avais oublié le sac de livre sous la table, il a fallu que j’y retourne, et en plus il était tombé dans une flaque marron. J’ai dû essuyer avec une serviette en papier posée à côté du cendrier vide sur la table en bois.

  Ce matin on est allé au phare se promener, avec notre père. Il fait pas beau, et je m’ennuie. Je déteste marcher. Je sais, je suis en mode râleur. Mais vous connaissez pas ma famille.

  Chloé m’énerve. Elle prend trop de place. Il faut se battre quand maman met les côtes d’agneaux le week-end, par contre les haricots, elle dit que ça la fait vomir, et comme un jour elle a tout renvoyé sur la nappe, elle a le droit de ne pas en prendre. Elle veut venir jouer au tennis, alors je peux même plus parler avec les autres, elle répète tout. On est dans la même chambre à Paris avec Vanessa et elle. Elle se lève trois fois par nuit, en faisant un boucan de tous les diables. Maman nous a dit que c’est parce qu’elle est traumatisée. Elle a beaucoup souffert, nous, on est trop gâté, on ne peut pas comprendre. Une nuit, je me suis levé pour voir ce qu’elle faisait. Sur la pointe des pieds. Elle était en chemise de nuit blanche comme un fantôme dans la pénombre. Elle a ouvert le frigo, l’a contemplé, et puis elle a rien pris. Elle est allée aux toilettes. Elle a laissé la porte ouverte. Et elle est ressortie sans tirer la chasse. Après elle s’est jetée dans le canapé, a posé le coussin rond sur son ventre et elle a regardé un vieux film en noir et blanc, la fille déclarait qu’elle aimait l’homme, Chloé ouvrait de grands yeux un peu vides, comme une somnambule, mais éveillée. Il était deux heures du matin, elle est restée dix minutes, puis elle est allée observer les parents dans leur grand lit, elle a repoussé la porte derrière elle en sortant, puis elle est rentrée dans notre chambre. Elle a pas vu que je l’avais suivie, j’avais mis des polochons sous ma couverture. Chloé avait l’air seule. Elle est adoptée. On est sa famille mais elle nous connait depuis quelques mois à peine. Elle a pas vécu tout ce qu’on a vécu, les fêtes familiales avec les méga tartes de grand-mères, les pijamas Buzz l’Eclair et de la Belle au bois dormant, les batailles de pelochons, les anniversaires surprises, les tomates déguisées en clown, les coquillettes au lait et au sucre quand on était malade, les oeufs dans le jardin, madame Meffre en CP qui était si sévère mais avait de super caramels pour nous récompenser. Elle m’a fait penser au petit robot dans le film de Spielberg, Intelligence Artificielle. C’est Jude Law qui joue le copain robot du môme. Il a pas de bol, il fait partie d’une série qui a été détruite ensuite, qui éprouve des émotions. Un jour sa mère meurt, tout le monde meurt, il est coincé dans une petite nacelle sous l’eau, à regarder éternellement une vieille fête foraine... Pourquoi je dis ça déjà ? Ah oui, Chloé avait l’air seule et triste, c’est la première fois que je lui voyais cette tête. Elle m’a pas vu, tant mieux.

  Vanessa, c’est ma petite soeur. Elle s’est éteinte, comme une lumière qui brille, et puis plus rien. Elle a l’air tout le temps fatiguée, elle est livide et a des cernes sous les yeux. Elle m’a chuchoté qu’elle avait peur de Chloé. Elle tremblait. Elle a pas répondu quand j’ai demandé pourquoi. Pourtant Vanessa est plus grande que Chloé.

  J’ai décidé de faire peur à Chloé, moi aussi. L’autre samedi, on était chez grand-père, et les adultes étaient à la chasse. Moi, parfois ils me prennent pour ramasser les canards, parfois ils me disent, reste au chaud et surveille les petits, on compte sur toi. Père dit que le bruit du fusil c’est pas bon pour l’ouïe, alors il faut pas abuser, même avec les protection pour les oreilles. On avait le parc pour nous tous seuls, ils étaient partis pour au moins quatre heures.

  Alors, quand on a fait la partie de cache-cache avec Vanessa, on s’est caché dans la vieille chapelle derrière le choeur et les sculptures en bois.

  Elle nous a pas trouvé. Au départ, elle rigolait, elle est très sûre d’elle, tous les adultes connaissent vaguement son histoire et lui disent “ma pauvre petite”. Elle a toujours la même expression après. Un peu contrite, comme si elle s’excusait d’exister. Et ça marche à tous les coups, j’ai même vu des gens avoir les larmes aux yeux et s’essuyer le bout du nez avec un mouchoir.

  Elle nous a cherché d’abord dans la grande pièce, là où il y a les meubles Louis XVI et la tapisserie. Je la voyais à travers les vitraux. Elle est sortie et criait “Vous êtes où?” Et puis progressivement, elle s’est d’abord énervée, en hurlant qu’on était nuls de se cacher, qu’elle jouerait plus jamais. Elle a donné des coups de pieds dans la grande porte et bougé le grand fauteuil de grand-père qui a raclé sur le plancher. Et après, elle a commencé à pleurer, c’était un couinement, que j’avais jamais entendu. Comme un animal blessé. Je l’ai laissé pleurer tout son saoul, puis on est sorti parce que Vanessa disait que c’était pas bien ce qu’on faisait, et que Dieu nous punirait, et aussi parce que j’avais envie de pisser
.

  Ca lui a servi de leçon j’espère. Pas sur, elle a la tête dure, je veux dire, elle comprend ce qu’elle veut cette fille. C’est l’écoute sélective, la prof de français en a déjà parlé pour se moquer de nous.

  Quand il y a une conversation à table, Chloé parle en premier, et longtemps. On peut pas en placer une. Elle parle de rien en plus. Les instit, ses copines, par contre elle parle jamais de sa vie d’avant avec nous. Le lit, elle a choisi le meilleur, celui que j’avais, et maman lui a dit d’accord car elle avait peur qu’elle tombe de là-haut si elle faisait des cauchemars, moi j’était un garçon, et un grand. Père nous dit souvent que de son temps la vie était plus dure, et “regardez Chloé, elle a en bavé elle”. Et même les grands-parents, au départ ils se méfiaient d’elle, elle était pas de leur sang. Mais elle sait si bien y faire que l’autre jour, elle a eu deux fois des toasts beurre fondu et chocolat. Alors que nous, on a droit à “la gourmandise est un vilain défaut”. “Cet enfant a tellement manqué ! Il faut l’aider à démarrer bien dans la vie.” Grand-père l’a même prise sur ses genoux sur le grand fauteuil, il l’a chatouillée, elle lui a pissé sur les genoux. Il a du aller changer de costume, mais n’a rien dit.

  Et grand-mère s’est affairée avec un grand torchon en s’exclamant “ C’est pas grave, pas grave du tout” mais pour ceux qui la connaissent, elle avait les narines pincées, signe de grande contrariété, car le fauteuil était tâché et qu’elle n’était pas sûre de le récupérer.

  “Petite peste, va! “J’aurais aimé qu’ils lui disent pour nous tous.

  Je fais de la natation. Je suis au niveau des grands de seize ans. J’aime bien le crawl, la sensation de couper l’eau. Le seul truc que j’aime pas c’est le bout des doigts flétris quand ils restent trop longtemps dans l’eau. Je ne sais pas pourquoi, ça me rappelle la mort. On doit être boursouflé, mangé par les vers. Comme les doigts sont blanchâtres, je les regarde pas en sortant de l’eau.

  J’ai pensé à faire couler Clhoé près du petit étang. Mais j’ai vu une film chez un copain, ou une série je sais plus, les mecs sont graves, ils se promènent avec des lames de rasoirs, et on se fait violer dans les toilettes communes. Ca me plait pas des masses la prison. Alors non. Je vais faire la méthode douce. Juste la dégouter pour la tenir à distance. C’est pas gagné, elle est coriace, comme la viande rouge. Elle avale la viande avec délectation et je suis fasciné par sa machoire en train de mastiquer, comme si c’était sa première bouchée et que sa vie en dépendait. C’est une carnivore. Elle nous boufferait tout cru si on lui disait sur une île déserte qu’il n’y aurait plus rien à manger. Rien d’autre.

  Hier, la maitresse de Vanessa lui a donné un poème à apprendre. Elle s’est mise à pleurer au milieu de la troisième strophe. J’ai pris le bouquin, et j’ai lu. Ca parle d’un coucou qui arrive dans un nid. Les parents s’épuisent à le nourrir. L’un des deux meurt d’épuisement et ils ne peuvent plus se relayer pour surveiller le nid. Alors le coucou, pendant que le père est parti, il fait tomber les autres oisillons qui sont tous petits à côté de lui, car lui a grandi très vite, et s’est battu pour toujours avoir la nourriture en premier. Vanessa a pleuré quand on décrit la chute du petit oisillon. Il sait qu’il va s’écraser sur le sol en bas de l’arbre, alors que ses ailes n’ont même pas encore poussé. A la fin, ça finit sur le petit amas de chaire ensanglantée au bas de l’arbre, et le coucou se penche un peu pour regarder, en mode fier, gonflé d’orgueil et de certitudes sur la vie qu’il va avoir, une vie de ouf pleine de richesse et de promesses. Je dis à Vanessa d’essuyer ses larmes, et je lui explique que c’est un poème pour les gonzesses, et pour Madame Petit, qui est une vieille fille aigrie, c’est bien connu.

  Aujourd’hui est un sale jour. Hier soir, tard, Chloé m’a dénoncé aux parents alors que je regardais un film porno en streaming. C’était bon pourtant, cela fait deux trois fois que je fais cela. Et j’y prend du plaisir, j’ai l’impression que je maitrise mon corps, ça dure plus longtemps maintenant, avant ça giclait tout de suite, et après j’avais moins de plaisir à regarder les images, j’étais même un peu écoeuré.

  Ca a été l’humiliation totale. Père est bien maigre, je sais pas comment a réussi à me faire descendre d’en haut d’un coup d’épaule avec la couette. On a failli faire tomber l’ordi. Je me suis pris une gifle, puis deux. Mère a dit que je les décevais profondément. J’ai été convoqué ce matin, après ma douche. Privé de petit déjeuner. Ordinateur confisqué. Et pas de tennis ni de natation pendant un mois. J’ai eu droit à un sermon de quinze minutes, et qu’ils en parleraient au Père Baruchier qui nous accompagnait pour la confirmation. Je suis fort en mode détaché. J’ai fait comme si j’étais en lévitation au dessus de mon corps, comme dans les films de la vie après la mort. Et là, j’ai eu une révélation, que mon éducation à la con m’avait masquée. Chloé était grosse, oui, une grosse petite fille, aux joues rebondies et roses, courte sur pattes, et épaisse, elle n’avait ni la nuque gracile de Vanessa, ni mes longues jambes de tennisman et de springteur à la gym à l’école. Elle n’était pas comme nous, ni nous comme elle. Je sais, c’est nul de dire cela, voilà, je m’en fous. J’ai calculé qu’il me restait à peine cinq ans à tirer avant de partir, au final c’était moins pire que le bagne, et que je m’en sortirai.

  J’ai eu un sourire, interprété comme goguenard par mon pater, ce qui m’a valu une autre gifle.

  Ca m’empêchera pas de bien dormir ce soir, car la nuit dernière, c’était moyen au final. Chloé est dans un coin du salon et m’observe. Elle a les mêmes yeux que le chien et les poissons rouges, un peu globuleux. Je détourne le regard. Le ciel est bleu avec de petits nuages qui flottent.

  Je vais me remettre à bosser, histoire de la défoncer au niveau scolaire. Je serai juste le meilleur. Elle n’aura qu’à s’incliner. Après tout, je suis l’aîné de la famille. Faut pas rigoler. Elle est adoptée. Chloé égale le Coucou.

  Sale coucou. Les adultes la protège, je la hais, elle détruit ma soeur et me bousille ma vie. Rendez-moi ma vie d’avant, c’était peinard.

  Septembre 2011

  Un peintre à succès

 

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