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Le Calvaire

Page 5

by Octave Mirbeau


  Et il secoua rudement le vieillard, qui chancela et faillit tomber la tête contre le landier de fer de la cheminée.

  – J’ons point d’bouè, répéta simplement le pauvre homme.

  – Ah ! tu t’entêtes !… Ah ! tu n’as point de bois !… Eh bien, tu as des chaises, un buffet, une table, un lit… si tu ne me dis pas où est ton bois, je fais une flambée de tout ça.

  Le vieillard ne protesta pas. Il répéta de nouveau, hochant sa vieille tête blanche :

  – J’ons point d’bouè.

  Je voulus m’interposer, et balbutiai quelques mots ; mais le sergent ne me laissa pas achever, il m’enveloppa des pieds à la tête d’un regard méprisant.

  – Et qu’est-ce tu fous ici, toi, espèce de galopin ? me dit-il… qu’est-ce qui t’a permis de quitter les rangs, sale morveux !… allons, demi-tour, et au pas de gymnastique !… Ta ra ta ta ra, ta ta ra !…

  Alors, il donna un ordre. En quelques minutes, chaises, table, buffet, lit, furent mis en pièces. Le bonhomme se leva avec effort, se rencogna dans le fond de la chambre et pendant que flambait le feu, pendant que le sergent, dont la capote et le pantalon fumaient, se chauffait en riant devant le brasier crépitant, le vieux regardait brûler ses derniers meubles, d’un œil stoïque, et ne cessait de répéter avec obstination.

  – J’ons point d’bouè !

  Je regagnai la gare.

  Le général était sorti du bureau du télégraphe, plus animé, plus rouge, plus colère que jamais. Il bredouilla quelque chose, et aussitôt il se fit un grand remuement. On entendait des cliquetis de sabre ; des voix s’appelaient, se répondaient ; des officiers couraient dans toutes les directions. Et le clairon sonna. Sans rien comprendre à ce contre-ordre, il nous fallut remettre sac au dos et fusil sur l’épaule.

  – En avant !… arche !…

  Les membres raidis par l’immobilité, la tête bourdonnante, nous heurtant l’un à l’autre, nous reprîmes notre course haletante, sous la pluie, dans la boue, à travers la nuit… À droite et à gauche, des champs s’étendaient, noyés d’ombre, d’où s’élevaient des tignasses de pommiers, qui semblaient se tordre sur le ciel. Parfois, très loin, un chien aboyait… Puis c’étaient des bois profonds, de sombres futaies, qui montaient, de chaque côté de la route, comme des murailles. Puis des villages endormis où nos pas résonnaient plus lugubrement, où, par les fenêtres vite ouvertes et vite refermées, apparaissait la vision vague d’une forme blanche, terrifiée… Et encore des champs, et encore des bois, et encore des villages… Pas une chanson, pas une parole, un silence énorme rythmé par un sourd piétinement. Les courroies du sac m’entraient dans la chair, le fusil me faisait l’effet d’un fer rouge sur l’épaule… Un moment, je crus que j’étais attelé à une grosse voiture embourbée, chargée de pierres de taille et que des charretiers me cassaient les jambes à coups de fouet. M’arc-boutant sur mes pieds, l’échine pliée en deux, le cou tendu, étranglé par le licol, la poitrine sifflante, je tirais, je tirais… Il arriva bientôt que je n’eus plus conscience de rien. Je marchais, machinalement, engourdi, comme dans un rêve… D’étranges hallucinations passaient devant mes yeux… Je voyais une route de lumière, qui s’enfonçait au loin, bordée de palais et d’éclatantes girandoles… De grandes fleurs écarlates balançaient, dans l’espace, leurs corolles au haut de tiges flexibles, et une foule joyeuse chantait devant des tables couvertes de boissons fraîches et de fruits délicieux… Des femmes, dont les jupes de gaze bouffaient, dansaient sur les pelouses illuminées, au son d’une multitude d’orchestres, tapis dans des bosquets, aux feuilles retombantes, étoilées de jasmins, rafraîchies par les jets d’eau.

  – Halte ! commanda le sergent.

  Je m’arrêtai et, pour ne point m’écrouler sur le sol, je dus me cramponner au bras d’un camarade… Je m’éveillai… Tout était noir. Nous étions arrivés à l’entrée d’une forêt, près d’un petit bourg où le général et la plupart des officiers allèrent se loger… La tente dressée, je m’occupai de panser mes pieds écorchés, avec de la chandelle que je gardais en réserve dans ma musette et, comme un pauvre chien exténué, je m’allongeai sur la terre mouillée et m’endormis profondément. Pendant la nuit, des camarades, tombés de fatigue sur la route, ne cessèrent de rallier le camp. Il y en eut cinq dont on n’entendit plus jamais parler. À chaque marche pénible, cela se passait toujours ainsi : quelques-uns, faibles ou malades, s’abattaient dans les fossés et mouraient là : d’autres désertaient…

  Le lendemain, le réveil sonna, dès le lever de l’aube. La nuit avait été très froide ; il n’avait cessé de pleuvoir et, pour dormir, nous n’avions pu nous procurer la moindre litière de paille ou de foin. J’eus beaucoup de difficulté à sortir de la tente ; un moment, je dus me traîner sur les genoux, à quatre pattes, les jambes refusant de me porter. Mes membres étaient glacés, raides ainsi que des barres de fer ; il me fut impossible de remuer la tête sur mon cou paralysé, et mes yeux, qu’on eût dits piqués par une multitude de petites aiguilles, ne discontinuaient pas de pleurer. En même temps, je ressentais aux épaules et dans les reins une douleur vive, lancinante, intolérable. Je remarquai que les camarades n’étaient pas mieux partagés que moi. Les traits tirés, le teint terreux, ils s’avançaient, les uns boitant affreusement, les autres courbés et vacillants, buttant[1] à chaque pas contre les touffes de bruyère : tous écloppés, lamentables et boueux. J’en vis plusieurs qui, en proie à de violentes coliques, se tordaient et grimaçaient en se tenant le ventre à deux mains. Quelques-uns, secoués par la fièvre, claquaient des dents. Autour de soi, on entendait des toux sèches, déchirant des poitrines, des respirations haletantes, des plaintes, des râles. Un lièvre détala de son gîte, s’enfuit effaré, les oreilles couchées, mais personne ne songea à le poursuivre, comme nous faisions autrefois… L’appel terminé, il y eut distribution de vivres, car l’intendance avait fini par retrouver la brigade… Nous fîmes la soupe, que nous mangeâmes aussi gloutonnement que des chiens affamés.

  Je souffrais toujours. Après la soupe, j’avais eu un étourdissement, bientôt suivi de vomissements, et je grelottais la fièvre. Tout, autour de moi, tournait… les tentes, la forêt, la plaine, le petit bourg, là-bas, dont les cheminées fumaient dans la brume et le ciel où roulaient de gros nuages crasseux et bas. Je demandai au sergent la permission d’aller à la visite.

  Les tentes s’alignaient sur deux rangs, adossées à la forêt, de chaque côté de la route de Senonches, qui débouche dans la campagne par une magnifique trouée dans les chênes, traverse, à trois cents mètres de là, la route de Chartres, et plus loin, le bourg de Bellomer, pour continuer son cours vers la Loupe. Au carrefour formé par ces deux routes, une petite maison s’élevait, misérable et couverte de chaume, sorte de hangar abandonné, qui servait d’abri aux cantonniers, pendant la pluie. C’est là que le chirurgien avait établi une ambulance improvisée, reconnaissable au drapeau de Genève, planté dans une fente de mur, qui la décorait. Devant la maison, beaucoup attendaient. Une longue file d’êtres blêmes, exténués, ceux-ci debout avec de grands yeux fixes, ceux-là, assis par terre, mornes, les omoplates remontées et pointues, la tête dans les mains. La mort déjà avait appesanti son horrible griffe sur ces visages émaciés, ces dos décharnés, ces membres qui pendaient, vidés de sang et de moelle. Et, en présence de ce navrement, oubliant mes propres souffrances, je m’attendris. Ainsi, trois mois avaient suffi pour terrasser ces corps robustes, domptés au travail et aux fatigues pourtant !… Trois mois ! Et ces jeunes gens qui aimaient la vie, ces enfants de la terre qui avaient grandi, rêveurs, dans la liberté des champs, confiants en la bonté de la nature nourricière, c’était fini d’eux !… Au marin qui meurt, on donne la mer pour sépulture ; il descend dans le noir éternel, au balancement de ses vagues musiciennes… Mais eux !… Encore quelques jours, peut-être, et, tout à coup, ils tomberaient, ces va-nu-pieds, la face contre le sol, dans la boue d’un fossé, charognes livrées au croc des chiens rôdeurs, au bec des oiseaux nocturnes. J’épro
uvai un sentiment de si fraternelle et douloureuse commisération, que j’eusse voulu serrer tous ces tristes hommes contre ma poitrine, dans un même embrassement, et je souhaitai – ah ! avec quelle ferveur je souhaitai ! – d’avoir, comme Isis, cent mamelles de femme, gonflées de lait, pour les tendre à toutes ces lèvres exsangues… Ils entraient un par un dans la maison, et ils en ressortaient aussitôt, poursuivis par un grognement et par un juron… D’ailleurs, le chirurgien ne s’occupait pas d’eux. Très en colère, il réclamait à un infirmier sa pharmacie de campagne qui n’avait pas été retrouvée parmi les bagages.

  – Ma pharmacie, nom de Dieu ! criait-il. Où est ma pharmacie ? Et ma trousse ?… Qu’est-ce que j’ai fait de ma trousse ?… Ah ! nom de Dieu !

  Un petit mobile, qui souffrait d’un abcès au genou, s’en retourna à cloche-pied, pleurant, s’arrachant les cheveux de désespoir. On n’avait pas voulu le visiter. Quand ce fut mon tour de passer, je tremblais très fort. Dans le fond de la pièce, sombre, quatre malades râlaient, couchés sur la paille, en chien de fusil, un cinquième gesticulait, prononçant, dans le délire, des mots incohérents ; un autre encore, à demi levé, la tête inclinée sur la poitrine, se plaignait et demandait à boire d’une voix faible, d’une voix d’enfant. Accroupi devant la cheminée, un infirmier présentait à la flamme, au bout d’une baguette de bois, un morceau de boudin grésillant, dont l’odeur de graisse brûlée empuantissait la chambre… L’aide-major ne me regarda même pas. Il vociféra :

  – Qu’est-ce que c’est encore que celui-là ?… Tas de flemmards !… Dix lieues dans les guibolles, clampin, ça te remettra… Allons, arche ! demi-tour.

  Je croisai sur le seuil une paysanne, qui me demanda :

  – C’est-y ben icite qu’est l’sérûgien ?

  – Des femmes, maintenant ! grogna l’aide-major… Qu’est-ce que vous voulez, vous ?

  – Pardon, excuse, mossieu l’sérûgien, reprit la paysanne, qui s’avança, très intimidée. J’viens pour mon fi qu’est soldat.

  – Dites donc, la vieille, est-ce que je suis chargé de garder votre fils, moi ?…

  Les deux mains croisées sur le manche de son parapluie, toute craintive, elle examina la pièce, autour d’elle.

  – Paraît qu’il est ben malade, mon fi, ben, ben malade… Pour lors, j’venais vouêr si vous l’aviez point à quant à vous, mossieu l’sérûgien.

  – Comment vous appelez-vous ?

  – J’m’appelle la femme Riboulleau.

  – Riboulleau… Riboulleau !… C’est possible… Voyez dans le tas, là.

  L’infirmier, qui faisait griller son boudin, tourna la tête.

  – Riboulleau ?… dit-il. Mais il est mort, il y a trois jours…

  – Comment qu’vous dites ça ? cria la paysanne, dont la figure hâlée, tout à coup pâlit… Où ça qu’il est mô ?… Pourquoi qu’il est mô, mon p’tit gâs ?…

  L’aide-major intervint, et poussant la vieille vers la porte, d’un geste brutal…

  – Allons, cria-t-il, allons, pas de scène ici, hein ?… Il est mort, eh bien, voilà tout…

  – Mon p’tit gâs ! mon p’tit gâs ! gémissait la paysanne à fendre l’âme !

  Je m’éloignai, le cœur gros, et si découragé que je me demandais s’il ne valait pas mieux en finir tout de suite, en me pendant à une branche d’arbre ou en me faisant sauter la cervelle d’un coup de fusil. Tandis que je regagnais la tente, trébuchant, roulant dans ma tête les plus noirs projets, à peine si je fis attention au petit mobile qui, s’étant arrêté au pied d’un pin, avait lui-même ouvert son abcès avec son couteau et, tout blanc, le front ruisselant de sueur, bandait la plaie d’où le sang coulait.

  La matinée me fut meilleure que je l’aurais pensé. J’eus la chance de ne faire partie d’aucune corvée et, après avoir astiqué mon fusil, rouillé par la pluie, je goûtai quelques heures de bon repos. Étendu sur ma couverture, le corps tout engourdi dans un demi-sommeil délicieux, où je percevais distinctement les bruits du camp – les sonneries du clairon, le hennissement d’un cheval, au loin – je songeai aux êtres et aux choses que j’avais quittés. Mille figures et mille paysages défilèrent rapidement devant mes yeux… Je revis le Prieuré, ma mère morte, et mon père, avec son large chapeau de paille, et le petit mendiant aux cheveux filasse, et Félix accroupi dans les plates-bandes, au milieu des laitues, qui guettait une taupe. Je revis ma chambre d’étudiant, mes camarades de l’école, et, dominant le tumulte de Bullier, Nini, grise et défrisée, avec ses lèvres pourpres, son chignon roux, et ses bas roses, sortant, fleurs lascives, des jupes soulevées par la danse. Puis l’image d’une femme inconnue, en robe mauve, que j’avais aperçue un soir, au théâtre, dans l’ombre d’une loge, me revint, obstinée et douce vision !

  Pendant ce temps, les plus valides d’entre nous étaient allés rôder dans la campagne, autour des fermes. Ils rentrèrent gaîment, chargés de bottes de paille, de poulets, de dindes, de canards. L’un poussait devant lui, à coups de gaule, un gros cochon qui grognait, l’autre balançait un mouton sur ses épaules ; celui-ci traînait au bout d’une hart, tordue en corde, un veau qui résistait comiquement, secouait son mufle en meuglant. Les paysans accoururent au camp pour se plaindre d’avoir été volés : on les hua et on les chassa.

  Le général, accompagné de notre lieutenant-colonel qui se tenait à sa droite, très raide, l’œil rond, vint nous passer en revue, l’après-midi. Son regard luisant, son teint de braise, sa voix pâteuse disaient qu’il avait copieusement déjeuné. Il mâchonnait un bout de cigare éteint, crachait, s’ébrouait, maugréait on ne savait contre qui et contre quoi, car il ne s’adressait à personne, directement. Devant notre compagnie, il regarda le lieutenant-colonel d’un air sévère, et je l’entendis qui grommelait :

  – Sales gueules, vos hommes, ah ! bougre !

  Puis, il s’éloigna, pesant de tout le poids de son ventre, sur ses jambes courtes, chaussées de bottes jaunes, au-dessus desquelles la culotte rouge bouffait et plissait comme une jupe.

  Le reste de la journée fut consacré à des flâneries dans les auberges de Bellomer. Il y avait partout un tel encombrement, un tel tapage ; d’ailleurs, je connaissais trop bien ces prises d’assaut des cabarets, ces poussées violentes de l’alcool qui dégénéraient souvent en mêlées générales, que je préférai m’en aller, avec quelques camarades paisibles, sur la route, loin des bagarres. Justement, le temps s’était embelli, un soleil pâle tombait du ciel, débarrassé de nuages. Nous nous assîmes sur un talus, ployant le dos sous les rayons réchauffants, comme fait un chat sous la main qui le caresse. Des voitures passaient, passaient toujours, lourdes charrettes, banneaux, carrioles coiffées de leurs bâches, tombereaux traînés par des bardots. C’étaient des paysans de la plaine de Chartres qui fuyaient les Prussiens. Affolés par les récits, colportés de village en village, des incendies, des viols, des massacres, des atrocités diverses dont les Allemands affligeaient les territoires envahis, ils avaient emporté à la hâte ce qu’ils possédaient de plus précieux, abandonné champs et maison et, tout effarés, ils allaient droit devant eux, sans savoir où. Le soir, ils s’arrêtaient, au hasard du chemin, près d’un bourg, quelquefois en rase campagne. Les chevaux, dételés et entravés, broutaient l’herbe des berges, les gens mangeaient et dormaient à la grâce de Dieu, à la garde des chiens, dans le vent, dans la pluie, dans la froidure des nuits brumeuses. Puis, le lendemain, ils repartaient. Troupeaux de bêtes et troupeaux d’hommes se succédèrent interminablement. Ils passaient et, sur la grand’route jaune, l’on voyait s’allonger la file noire et dolente des fuyards, jusqu’à la montée fermant l’horizon. On eût dit l’exode d’un peuple. J’interrogeai un vieux bonhomme qui conduisait une voiture à âne au fond de laquelle, dans la paille, au milieu de paquets noués avec des mouchoirs, de carottes et de choux, grouillaient une paysanne à nez camus, deux porcs roses et des couples de volaille, liés par les pattes.

  – Vous avez donc les Prussiens chez vous ? demandai-je.

  – Oh ! les br
igands ! répondit le vieux… N’m’en parlez point !… Y sont arrivés un matin, eune bande avé des chapiaux à plume… Ils ont fait un vacarme ! Oh ! Jésus-Guieu ! Et pis y prenaient tout… D’abord j’ons cru qu’c’étaient les Prussiens… J’ons su d’pis que c’étaient des francs-tireux…

  – Mais les Prussiens ?

  – Les Prussiens !… Pour ce qui est des Prussiens, j’ons point cor vu d’Prussiens, censément… Y doivent être cheuz nous, à c’te heure, t’nez !… La Jacqueline crait qu’all en a évu un, l’aut’jou, d’rière eune hae !… Il était haut, haut, et pis rouge, qué disait, rouge comme l’diable… C’est donc des enragés, des sauvages, des r’venants ?… Enfin, quoi qu’c’est au juste ?

  – Ce sont des Allemands, bonhomme, comme nous nous sommes des Français.

  – Des Armands ?… J’entends ben… Mais quoi qui nous v’laut, ces sacrés Armands-là, dites, mossieu l’militaire ?… J’ons tout d’même ensauvé nos deux cochons, et nout’fille, et pis d’la volaille itout… Bédame !

  Et le paysan continua son chemin, en se répétant :

  – Des Armands ! des Armands !… Quoi qu’y nous v’laut, ces sacrés Armands-là ?

  Ce soir-là, devant toute la ligne du camp, les feux s’allumèrent et les bonnes marmites, pleines de viande fraîche, chantèrent joyeusement, au-dessus des fourneaux improvisés de terre et de cailloux. Ce fut pour nous une heure de détente exquise et de délicieux oubli. Un apaisement semblait venir du ciel, tout bleu de lune, et tout brillant d’étoiles ; les champs, qui s’étendaient avec de molles ondulations de vague, avaient je ne sais quelle douceur attendrie qui nous pénétrait l’âme, coulait dans nos membres endoloris un sang moins âcre et des forces nouvelles. Peu à peu, s’effaçait le souvenir, pourtant si proche, de nos désolations, de nos découragements, de nos martyres, et le besoin d’agir nous reprenait, en même temps que s’éveillait en nous la conscience du devoir. Une animation inusitée régnait au camp. Chacun s’empressait à quelque besogne volontaire. Les uns couraient, un tison à la main pour rallumer les feux éteints, d’autres soufflaient sur les braises, afin de les aviver, ou bien épluchaient des légumes, et coupaient des morceaux de viande. Des camarades, formant une ronde autour de débris de bois fumants, entonnèrent d’une voix gouailleuse : « As-tu vu Bismarck ? » La révolte, fille de la faim, se fondait au ronron des marmites, au cliquetis des gamelles.

 

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