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Le Calvaire

Page 15

by Octave Mirbeau


  – Juliette ! ma Juliette !… Parle-moi, je t’en prie !… Parle-moi !… Je t’ai fait de la peine, j’ai été trop dur ?… c’est vrai… Je me repens, je te demande pardon… Mais parle-moi.

  On eût dit que Juliette ne m’entendait pas. Elle coupait les feuillets de son livre, et le sifflement du couteau sur le papier m’agaçait horriblement.

  – Ma Juliette !… Comprends-moi… C’est parce que je t’aime que je t’ai dit cela… C’est parce que je te veux si pure, si respectée !… Et qu’il me semble que ces gens sont indignes de toi… Si je ne t’aimais pas, que m’importerait ?… Et puis, tu crois que je ne veux pas que tu sortes !… Mais non… Nous sortirons souvent, tous les soirs… Ah ! ne sois pas ainsi !… J’ai eu tort !… Gronde-moi, bats-moi… Mais parle, parle donc !…

  Elle continuait de tourner les pages du livre… Les mots s’étranglaient dans ma gorge :

  – C’est mal, Juliette, ce que tu fais là… Je t’assure que c’est mal d’être comme tu es… Puisque je me repens !… Ah ! quel plaisir éprouves-tu donc à me torturer de la sorte ?… Puisque je me repens !… Voyons, Juliette, puisque je me repens !…

  Aucun muscle de son corps ne tressaillait à mes prières. Sa nuque surtout m’exaspérait. Entre des mèches de cheveux follets, j’y voyais maintenant une tête de bête ironique, des yeux qui me raillaient, une bouche qui me tirait la langue. Et j’eus la tentation d’y porter la main, de la labourer avec mes doigts, d’en faire jaillir du sang.

  – Juliette ! criai-je.

  Et mes doigts crispés, écartés, crochus comme des serres, s’avançaient, malgré moi, prêts à s’abattre sur cette nuque, impatients de la déchirer.

  – Juliette !

  Juliette retourna légèrement la tête, me regarda avec mépris, sans terreur.

  – Que veux-tu ? me dit-elle.

  – Ce que je veux ?… Ce que je veux ?…

  J’allais proférer des menaces… Je m’étais levé, à demi, hors des draps, je gesticulais… Et, tout à coup, ma colère tomba… Je me rapprochai de Juliette, me blottis contre elle, tout honteux, et baisant cette belle nuque parfumée :

  – Ce que je veux, ma chérie, c’est que tu sois heureuse… Que tu reçoives tes amis… C’était si bête ce que j’exigeais de toi !… N’es-tu donc pas la meilleure des femmes… Ne m’aimes-tu pas ?… Ah ! je n’aurai plus d’autre volonté que la tienne, je te le promets !… Et tu verras comme je serai gentil avec eux… Tiens… pourquoi n’inviterais-tu pas Gabrielle à dîner ?… Et Jesselin aussi ?…

  – Non ! non !… Tu dis cela maintenant, et demain tu me le reprocherais… Non, non !… Je ne veux pas t’imposer des gens que tu détestes… Des sales filles, et des crétins !…

  – Je ne sais où j’avais la tête… Je ne les déteste pas… au contraire, ils me plaisent beaucoup… Invite-les, tous les deux… Et j’irai prendre une loge au Vaudeville.

  – Non !

  – Je t’en conjure !

  Sa voix se radoucit. Elle ferma le livre.

  – Eh bien ! nous verrons demain.

  Sincèrement, à cette minute, j’aimais Gabrielle, Jesselin, Célestine… Je crois même que j’aimais Malterre.

  Je ne travaillais plus. Non que l’amour du travail m’eût abandonné, mais je n’avais plus la faculté créatrice. Tous les jours je m’asseyais, à mon bureau, devant du papier blanc, cherchant des idées, n’en trouvant pas, et retombant fatalement dans les inquiétudes du présent, qui était Juliette, dans les effrois de l’avenir qui était Juliette encore !… De même qu’un ivrogne presse la bouteille tarie pour en exprimer une dernière goutte de liqueur, de même je pressais mon cerveau dans l’espoir d’en faire gicler des gouttes d’idées !… Hélas ! mon cerveau était vide !… Il était vide, et il me pesait sur les épaules, autant qu’une boule énorme de plomb !… Mon intelligence avait toujours été lente à s’ébranler ; il lui fallait l’excitation, le cinglement du coup de fouet. En raison de ma sensibilité mal réglée, de ma passivité, je subissais facilement des influences intellectuelles et morales, bonnes ou mauvaises. Aussi l’amitié de Lirat m’était-elle très utile, autrefois. Mes idées se dégelaient à la chaleur de son esprit ; sa conversation m’ouvrait des horizons nouveaux, insoupçonnés ; ce qui grouillait en moi de confus, se dégageait, prenait une forme moins indécise que je m’efforçais de transcrire : il m’habituait à voir, à comprendre, me faisait descendre avec lui dans le mystère de la vie profonde… Maintenant, jour par jour, et, pour ainsi dire, heure par heure, se rétrécissaient, se refermaient les horizons de lumière où j’avais tendu, et la nuit venait, une nuit épaisse, qui non seulement était visible, mais qui était tangible aussi, car je la touchais réellement, cette nuit monstrueuse ; je sentais ses ténèbres se coller à mes cheveux, s’agglutiner à mes doigts, s’enrouler autour de mon corps, en anneaux visqueux…

  Mon cabinet donnait sur une cour, ou plutôt sur un petit jardin que décoraient deux grands platanes, et que limitait un mur, tapissé d’un treillage et couronné de lierre. Par delà ce mur, au fond d’un autre jardin, une façade de maison montait grise et très haute, dardant sur moi cinq rangées de fenêtres ; au troisième étage, contre la croisée qui l’encadrait comme un vieux tableau, un vieux homme était assis. Il avait une calotte de velours noir, une robe de chambre à carreaux, et jamais il ne bougeait. Tassé sur lui-même, la tête inclinée sur la poitrine, il semblait dormir. De son visage, je ne voyais que des angles de chair jaune et ridée, des trous d’ombre et des mèches de barbe sale, pareilles aux végétations bizarres qui poussent sur les troncs des arbres morts. Parfois, un profil de femme se penchait sur lui, sinistrement ; et ce profil avait l’air d’une chouette posée sur l’épaule du vieillard ; je distinguais son bec recourbé et ses yeux ronds, cruels, avides, sanguinaires. Lorsque le soleil entrait dans le jardin, la croisée s’ouvrait, et j’entendais une voix aigre, pointue, colère, qui ne cessait de glapir des reproches. Alors, le vieux homme se tassait davantage, sa tête avait un léger mouvement d’oscillation, puis il redevenait immobile, un peu plus enfoui dans les plis de sa robe de chambre, un peu plus écroulé au fond de son fauteuil. Je restais des heures à regarder le malheureux, et j’imaginais des drames terribles, une intimité tragique, une existence noble, gâchée, perdue, broyée par cette femme à la face de chouette. Ce cadavre vivant, je me le représentais beau, jeune et fort… C’était peut-être jadis un artiste, un savant, ou simplement un homme heureux et bon… Et il marchait, la taille haute, les yeux pleins de confiance, il marchait vers la gloire ou vers le bonheur… Un jour, il avait rencontré cette femme, chez un ami ; et cette femme, elle aussi, avait une voilette parfumée, un petit manchon, une toque de loutre, un sourire céleste, un air d’angélique douceur… Et tout de suite, il l’avait aimée… Je le suivais pas à pas, dans sa passion, je comptais ses faiblesses, ses lâchetés, ses chutes de plus en plus profondes, jusqu’à l’effondrement dans ce fauteuil de gâteux et de paralytique… Et ce que j’imaginais de lui, c’était ma vie à moi : c’étaient mes propres sensations, mes terreurs de l’avenir, mes angoisses… Peu à peu, l’hallucination prenait un caractère seulement physique, et c’était moi, que je voyais, sous cette calotte de velours, dans cette robe de chambre, avec ce corps délabré, cette barbe sale, et Juliette qui se posait sur mon épaule, comme un hibou…

  Juliette !… Elle rôdait dans le cabinet, le corps lassé, la figure toute barbouillée d’ennui, laissant échapper des bâillements et des soupirs. Elle ne savait qu’inventer pour se distraire. Le plus souvent, près de moi, elle installait une table de jeu et s’absorbait dans les combinaisons d’une patience compliquée ; ou bien elle s’allongeait sur le divan, étalait sur elle une serviette, sur la serviette de menus instruments d’écaille, de microscopiques pots d’onguent, et brossait ses ongles avec acharnement, les limait, les obligeait à être plus brillants que de l’agate. Toutes les cinq minutes, elle les examinait, cherchant son image reflétée, comme en un miroir, sur les surfaces polies.

  – Regarde, mon
chéri !… sont beaux, pas ? Et toi aussi, Spy, regarde les jolis nonongles à ta maîtresse.

  Ce frottement léger de la brosse de peau, cet imperceptible craquement du divan, les réflexions de Juliette, ses conversations avec Spy, suffisaient à mettre en déroute le peu d’idées que je tentais de rassembler. Ma pensée revenait aussitôt aux préoccupations ordinaires, et je rêvais des rêves pénibles, je vivais des vies douloureuses… Juliette !… L’aimais-je ?… Bien des fois cette question se dressait devant moi, grosse d’un doute affreux ? N’avais-je point été dupe d’un étonnement des sens ?… Ce que j’avais pris pour de l’amour, n’était-ce point l’éphémère et fugitive révélation d’un plaisir non encore goûté ?… Juliette !… Certes, je l’aimais… Mais cette Juliette que j’aimais, n’était-ce point celle que j’avais créée, qui était née de mon imagination, sortie de mon cerveau, celle à qui j’avais donné une âme, une flamme de divinité, celle que j’avais pétrie impossiblement, avec la chair idéale des anges ?… Et encore ne l’aimais-je point comme on aime un beau livre, un beau vers, une belle statue, comme la réalisation visible et palpable d’un rêve d’artiste !… Mais l’autre Juliette !… celle qui était là ?… Ce joli animal inconscient, ce bibelot, ce bout d’étoffe, ce rien ?… Je la considérais avec attention, tandis qu’elle lissait ses ongles !… Oh ! j’aurais voulu déboîter ce crâne et en sonder le vide, ouvrir ce cœur et en mesurer le néant ! Et je me disais : « Quelle existence sera la mienne avec cette femme qui n’a de goût que pour le plaisir, qui n’est heureuse que dans les chiffons, dont chaque désir coûte une fortune, qui, malgré son apparence chaste, va au vice instinctivement ; qui, du soir au lendemain, sans un regret, sans un souvenir, a quitté ce misérable Malterre ; qui me quittera demain, peut-être ; cette femme qui est la négation vivante de mes aspirations, de mes admirations ; qui jamais, jamais, n’entrera dans ma vie intellectuelle ; cette femme enfin qui, déjà, pèse sur mon intelligence comme une folie, sur mon cœur comme un remords, sur tout moi comme un crime ? »… J’avais des envies de fuir, de dire à Juliette : « Je sors, mais je serai revenu dans une heure, » et de ne pas rentrer dans cette maison où les plafonds m’étaient plus écrasants que des couvercles de cercueil, où l’air m’étouffait, où les choses elles-mêmes semblaient me dire : « Va-t’en. » Eh bien, non !… Je l’aimais ! Et c’était cette Juliette que j’aimais, non l’autre, qui était allée où vont les chimères !… Je l’aimais de tout ce qui faisait ma souffrance, je l’aimais de son inconscience, de ses futilités, de ce que je soupçonnais en elle de perverti ; je l’aimais de ce torturant amour des mères pour leur enfant malade, pour leur enfant bossu… Avez-vous rencontré, par un jour glacé d’hiver, avez-vous rencontré, accroupi dans l’angle d’une porte, un pauvre être dont les lèvres sont gercées, dont les dents claquent, dont la peau tremble, sous les guenilles déchirées ?… Et si vous l’avez rencontré, n’avez-vous pas été envahi par une pitié poignante, et n’avez-vous pas eu la pensée de le prendre, de le réchauffer contre vous, de lui donner à manger, de couvrir ses membres frissonnants de vêtements chauds ? J’aimais Juliette ainsi ; je l’aimais d’une pitié immense… ah ! ne riez pas !… d’une pitié maternelle, d’une pitié infinie !…

  – Est-ce que nous n’allons pas sortir, mon chéri ?… Ce serait si gentil de faire un tour de Bois.

  Et jetant les yeux sur le papier blanc, où je n’avais pas écrit une ligne :

  – C’est tout ça ?… Vrai !… tu ne t’es pas foulé la rate… Et moi qui suis restée pour te faire travailler !… Oh ! d’abord, je sais que tu n’arriveras jamais à rien… Tu es bien trop mou !…

  Bientôt, tous les jours et tous les soirs nous sortîmes. Je ne résistais pas, presque heureux d’échapper aux mortels dégoûts, aux réflexions désespérées que me suggérait notre appartement, à la vision symbolique du vieil homme, à moi-même… Ah ! surtout à moi-même. Dans la foule, dans le bruit, dans cette hâte fiévreuse de l’existence de plaisir, j’espérais trouver un oubli, un engourdissement, dompter les révoltes de mon esprit, faire taire le passé dont j’entendais, au fond de mon être, la voix gémir et pleurer. Et, puisque j’étais dans l’impossibilité d’élever Juliette jusqu’à moi, j’allais m’abaisser jusqu’à elle. Les hauteurs sereines où trône le soleil, que j’avais gravies lentement, au prix de quels efforts ! je les redescendrais d’un coup, d’une chute instantanée, irrémédiable, dussé-je, en bas, me fracasser la tête contre les pierres, ou disparaître dans la boue profonde. Il n’était plus question de m’enfuir. Si, par hasard, cette idée venait encore traverser les brumes de mon cerveau, si, dans l’égarement de ma volonté j’apercevais, toujours plus lointaine, une route de salut, où le devoir semblait m’appeler, pour me soustraire à l’idée, pour ne pas m’élancer sur cette route, je m’accrochais à de faux semblants d’honneur… Pouvais-je quitter Juliette ! moi qui avais exigé qu’elle quittât Malterre ? Moi parti, que deviendrait-elle ?… Mais non ! mais non ! je mentais… Je ne voulais pas la quitter, parce que je l’aimais, parce que j’avais pitié d’elle, parce que… N’était-ce point moi que j’aimais, de moi que j’avais pitié ?… Ah ! je ne sais plus ! je ne sais plus !… Aussi ne croyez point que l’abîme où j’ai roulé m’ait surpris brusquement… Ne le croyez pas ! Je l’ai vu de loin, j’ai vu son trou noir et béant horriblement, et j’ai couru à lui… Je me suis penché sur les bords pour respirer l’odeur infecte de sa fange, je me suis dit : « C’est là que tombent, que s’engouffrent les destinées perverties, les vies perdues ; on n’en remonte jamais, jamais ! » Et je m’y suis précipité…

  Malgré les menaces du ciel chargé de nuages, la terrasse du café est grouillante de monde. Pas une table qui ne soit occupée ; les cafés concerts, les cirques, les théâtres, ont vomi là « le gratin » de leur public. Partout des toilettes claires et des habits noirs ; des demoiselles empanachées comme des chevaux de cortège, ennuyées, malsaines et blafardes ; des gommeux ahuris, dont la tête se penche sur la boutonnière défleurie et qui mordillent le bout de leurs cannes, avec des gestes grimaçants de macaque. Quelques-uns, les jambes croisées, pour montrer leurs chaussettes de soie noire, brodées de fleurettes rouges, le chapeau renvoyé légèrement en arrière, sifflotent un air à la mode, – le refrain que, tout à l’heure, ils ont chanté aux Ambassadeurs, en s’accompagnant avec des assiettes, des verres et des carafes… La dernière lumière s’est éteinte à la façade de l’Opéra. Mais tout autour, les fenêtres des cercles et des tripots flamboient, rouges, pareilles à des bouches d’enfer. Sur la place, acculées au bord du trottoir, des voitures de remise s’alignent, lamentables et rapiécées, sur une triple file. Les cochers dormaillent, couchés sur leurs sièges ; d’autres, réunis en groupe, comiques sous des livrées de hasard, causent en mâchonnant des bouts de cigare et se racontent, avec de gros rires, les gaillardes histoires de leurs clientes. On entend sans cesse la voix criarde des vendeurs de journaux, qui passent et repassent, jetant, au milieu d’un boniment croustillant, le nom d’une femme connue, la nouvelle d’un scandale, tandis que des gamins crapuleux et sournois, glissant comme des chats entre les tables, offrent des photographies obscènes, qu’ils découvrent à demi, pour fouetter les désirs qui s’endorment, rallumer les curiosités qui s’éteignent. Et des petites filles, dont le vice précoce a déjà flétri les maigres visages d’enfant, viennent présenter des bouquets en souriant, d’un sourire équivoque, en mettant dans leurs œillades la savante et hideuse impureté des vieilles prostituées. À l’intérieur du café, toutes les tables sont prises… Pas une place vide… On boit du bout des lèvres un verre de champagne, on grignote une sandwich du bout des dents. Toutes les minutes, des curieux entrent, avant de monter au club ou d’aller se coucher, par habitude, ou par « chic » et pour voir aussi s’il n’y a pas « quelque chose à faire ». Lentement, et se dandinant, ils font le tour des groupes, s’arrêtent pour causer avec des amis, envoient un rapide bonjour de la main, de-ci, de-là, se regardent dans les glaces, remettent en ordre la cravate b
lanche qui déborde le pardessus clair ; puis s’en vont, l’esprit orné d’une nouvelle expression d’argot demi-mondain, plus riches d’un potin cueilli au passage et dont leur désœuvrement vivra pendant tout un jour. Les femmes, accoudées devant un soda-water, leur tête veule – que vergettent de petites hachures roses – appuyée sur la main long gantée, prennent des airs languissants, des mines souffrantes et rêveuses de poitrinaires. Elles échangent avec les tables voisines des clignements d’yeux maçonniques et d’imperceptibles sourires, tandis que le monsieur qui les accompagne, silencieux et béat, frappe, à petits coups de canne, la pointe de ses souliers. La réunion est brillante, tout enjolivée de fanfreluches et de dentelles, de passequilles et de pompons, de plumes teintées et de fleurs épanouies, de boucles blondes, de tresses brunes, et de lueurs de diamants. Et tous sont à leur poste de combat, les jeunes et les vieux, les débutants au visage imberbe, les chevronnés aux cheveux blanchis, les dupes naïves et les hardis écumeurs : irrégularités sociales, situations fausses, vices déréglés, basses cupidités, marchandages infâmes, toutes les fleurs corrompues qui naissent, se confondent, grandissent et s’engraissent à la chaleur du fumier parisien.

  C’est dans cette atmosphère, chargée d’ennuis, d’inquiétude et de parfums lourds, que nous venions, tous les soirs, désormais. Dans la journée, les stations chez les couturières, le Bois, les Courses ; la nuit, les restaurants, les théâtres, les réunions galantes. Partout où ce monde spécial s’étale, on était certain de nous voir apparaître ; nous étions même très choyés à cause de la beauté de Juliette, dont on commençait à parler, et de ses robes qui excitaient l’envie, l’émulation des autres femmes. Nous ne dînions plus chez nous. Notre appartement ne nous servait plus guère que de cabinet de toilette. Quand Juliette s’habillait, elle devenait dure, presque féroce. Le pli de son front lui coupait la peau comme une cicatrice. Elle parlait par mots saccadés, se fâchait, semblait emportée vers des buts de destruction. Autour d’elle, le cabinet était au pillage : les tiroirs ouverts, des jupons gisant sur le tapis, des éventails sortis de leurs étuis, épars sur les chaises, des lorgnettes errant sur les meubles, des mousselines bouffant dans des coins, des fleurs tombées, des serviettes rougies de fard, des gants, des bas, des voilettes pendues aux branches des flambeaux. Et, dans ce pêle-mêle, Célestine, agile, effrontée, cynique, évoluait, bondissait, glissait, s’agenouillait aux pieds de sa maîtresse, piquait ici des épingles, là rajustait des plis, nouait des cordons, ses mains, molles, flasques, faites pour tripoter de sales choses, se plaquaient sur le corps de Juliette avec amour. Elle était heureuse, ne répondait plus aux observations vives, aux reproches blessants, et ses yeux, allumés d’une flamme de vice canaille, s’attachaient sur moi, obstinément ironiques. Ce n’est qu’en public, à l’éclat des lumières, sous le feu croisé des regards d’homme, que Juliette retrouvait son sourire, et l’expression de joie un peu étonnée et candide qu’elle conservait jusque dans ces milieux répugnants de la débauche. Et nous venions, en ce cabaret, avec Gabrielle, avec Jesselin, avec des gens rencontrés on ne sait où, présentés on ne sait par qui, des imbéciles, des escrocs, des princes, toute une chiennerieinternationale et boulevardière que nous traînions à nos trousses. On disait généralement : « La bande Mintié ».

 

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