Non seulement ces observations sont vraies et ne subissent d’autres changements que ceux qui résultent des différentes idiosyncrasies, mais elles concordent avec les expériences de plusieurs praticiens, au nombre desquels est l’illustre Rossini, l’un des hommes qui ont le plus étudié des lois du goût, un héros digne de Brillat-Savarin.
OBSERVATION.- Chez quelques natures faibles, le café produit au cerveau une congestion sans danger ; au lieu de se sentir activées, ces personnes éprouvent de la somnolence, et disent que le café les fait dormir. Ces gens peuvent avoir des jambes de cerf, des estomacs d’autruche, mais ils sont mal outillés pour les travaux de la pensée. Deux jeunes voyageurs, M.M. Combes et Tamisier, ont trouvé les Abyssiniens généralement impuissants : les deux voyageurs n’hésitent pas à regarder l’abus du café, que les Abyssiniens poussent au dernier degré, comme la cause de cette disgrâce. Si ce livre passe en Angleterre, le gouvernement anglais est prié de résoudre cette grave question sur le premier condamné qu’il aura sous la main, pourvu que ce ne soit ni une femme ni un vieillard.
Le thé contient également du tannin, mais le sien a des vertus narcotiques ; il ne s’adresse pas au cerveau ; il agit sur les plexus seulement et sur les intestins qui absorbent plus spécialement et plus rapidement les substances narcotiques. La manière de le préparer est absolue. Je ne sais pas jusqu’à quel point la quantité d’eau que les buveurs de thé précipitent dans leur estomac doit être comptée dans l’effet obtenu. Si l’expérience anglaise est vraie, il donnerait la morale anglaise, les miss au teint blafard, les hypocrisies et les médisances anglaises ; ce qui est certain, c’est qu’il ne gâte pas moins la femme au moral qu’au physique. Là où les femmes boivent du thé, l’amour est vicié dans son principe ; elles sont pâles, maladives, parleuses, ennuyeuses, prêcheuses. Pour quelques organisations fortes, le thé fort et pris à grandes doses procure une irritation qui verse des trésors de mélancolie ; il occasionne des rêves, mais moins puissants que ceux de l’opium, car cette fantasmagorie se passe dans une atmosphère grise et vaporeuse. Les idées sont douces autant que le sont les femmes blondes. Votre état n’est pas le sommeil de plomb qui distingue les belles organisations fatiguées, mais une somnolence indicible qui rappelle les rêvasseries du matin. L’excès du café, comme celui du thé, produit une grande sécheresse dans la peau qui devient brûlante. Le café met souvent en sueur et donne une violente soif. Chez ceux qui arrivent à l’abus, la salivation est épaisse et presque supprimée.
DU TABAC
Je n’ai pas gardé sans raison le tabac pour le dernier ; d’abord cet excès est le dernier venu, puis il triomphe de tous les autres.
La nature a mis des bornes à nos plaisirs. Dieu me garde de taxer ici les vertus militantes de l’amour, et d’effaroucher d’honorables susceptibilités ; mais il est extrêmement avéré qu’Hercule doit sa célébrité à son douzième travail, généralement regardé comme fabuleux, aujourd’hui que les femmes sont beaucoup plus tourmentées par les fumées des cigares que par le feu de l’amour. Pour le sucre, le dégoût arrive promptement chez tous les êtres, même chez les enfants. Quant aux liqueurs fortes, l’abus donne à peine deux ans d’existence ; celui du café procure des maladies qui ne permettent pas d’en continuer l’usage. Au contraire, l’homme croit pouvoir fumer indéfiniment. Erreur. Broussais, qui fumait beaucoup, était taillé en hercule ; il devait, sans excès de travail et de cigares, dépasser la centaine : il est mort dernièrement à la fleur de l’âge, relativement à sa construction cyclopéenne. Enfin un dandy tabacolâtre a eu le gosier gangréné, et, comme l’ablation a paru justement impossible, il est mort.
Il est inouï que Brillat-Savarin, en prenant pour titre de son ouvrage Physiologie du Goût, et après avoir si bien démontré le rôle que jouent dans ses jouissances les fosses nasales et palatales, ait oublié le chapitre du tabac.
Le tabac se consomme aujourd’hui par la bouche après avoir été longtemps pris par le nez : il affecte les doubles organes merveilleusement constatés chez nous par Brillat-Savarin : le palais, ses adhérences, et les fosses nasales. Au temps où l’illustre professeur composa son livre, le tabac n’avait pas, à la vérité, envahi la société française dans toutes ses parties comme aujourd’hui. Depuis un siècle, il se prenait plus en poudre qu’en fumée, et maintenant le cigare infecte l’état social. On ne s’était jamais douté des jouissances que devait procurer l’état de cheminée.
Le tabac fumé cause en prime abord des vertiges sensibles ; il amène chez la plupart des néophytes une salivation excessive, et souvent des nausées qui produisent des vomissements. Malgré ces avis de la nature irritée, le tabacolâtre persiste, il s’habitue. Cet apprentissage dure quelquefois plusieurs mois. Le fumeur finit par vaincre à la façon de Mithridate, et il entre dans un paradis. De quel autre nom appeler les effets du tabac fumé ? Entre le pain et du tabac à fumer, le pauvre n’hésite point ; le jeune homme sans le sou qui use ses bottes sur l’asphalte des boulevards, et dont la maîtresse travaille nuit et jour, imite le pauvre ; le bandit de Corse que vous trouvez dans les rochers inaccessibles ou sur une plage que son oeil peut surveiller, vous offre de tuer votre ennemi pour une livre de tabac. Les hommes d’une immense portée avouent que les cigares les consolent des plus grandes adversités. Entre une femme adorée et le cigare, un dandy n’hésiterait pas plus à la quitter que le forçat à rester au bagne s’il devait y avoir du tabac à discrétion ! Quel pouvoir a donc ce plaisir que le roi des rois aurait payé de la moitié de son empire, et qui surtout est le plaisir des malheureux ? Ce plaisir, je le niais, et l’on me devait cet axiome :
VI
FUMER UN CIGARE, C’EST FUMER DU FEU.
Je dois à George Sand la clef de ce trésor ; mais je n’admets que le houka de l’Inde, ou le narguilé de la Perse. En fait de jouissances matérielles, les Orientaux nous sont décidément supérieurs.
Le houka, comme le narguilé, est un appareil très élégant ; il offre aux yeux des formes inquiétantes et bizarres qui donnent une sorte de supériorité aristocratique à celui qui s’en sert aux yeux d’un bourgeois étonné. C’est un réservoir, ventru comme un pot du Japon, lequel supporte une espèce de godet en terre cuite où se brûlent le tabac, le patchouli, les substances dont vous aspirez la fumée, car on peut fumer plusieurs produits botaniques, tous plus divertissants les uns que les autres. La fumée passe par de longs tuyaux en cuir de plusieurs aunes, garnis de soie, de fil d’argent, et dont le bec plonge dans le vase au-dessus de l’eau parfumée qu’il contient, et dans laquelle trempe le tuyau qui descend de la cheminée supérieure. Votre aspiration tire la fumée, contrainte à traverser l’eau pour venir à vous par l’horreur que le vide cause à la nature. En passant par cette eau, la fumée s’y dépouille de son empyreume, elle s’y rafraîchit, s’y parfume sans perdre les qualités essentielles que produit la carbonisation de la plante, elle se subtilise dans les spirales du cuir, et vous arrive au palais, pure et parfumée. Elle s’étale sur vos papilles, elle les sature, et monte au cerveau, comme des prières mélodieuses et embaumées vers la Divinité. Vous êtes couché sur un divan, vous êtes occupé sans rien faire, vous pensez sans fatigue, vous vous grisez sans boire, sans dégoût, sans les retours sirupeux du vin de Champagne, sans les fatigues nerveuses du café. Votre cerveau acquiert des facultés nouvelles, vous ne sentez plus la calotte osseuse et pesante de votre crâne, vous volez à pleines ailes dans le monde de la fantaisie, vous attrapez vos papillonants délires, comme un enfant d’une gaze qui courrait dans une prairie divine après des libellules, et vous les voyez sous leur forme idéale, ce qui vous dispose à la réalisation. Les plus belles espérances passent et repassent, non plus en illusions, elles ont pris un corps, et bondissent comme autant de Taglioni, avec quelle grâce ! vous le savez, fumeurs ! Ce spectacle embellit la nature, toutes les difficultés de la vie disparaissent, la vie est légère, l’intelligence est claire, la grise atmosphère de la pensée devient bleue ; mais, effet bizarre, la toile de cet opéra tombe quand s’éte
int le houka, le cigare ou la pipe. Cette excessive jouissance, à quel prix l’avez-vous conquise ? Examinons. Cet examen s’applique également aux effets passagers produits par l’eau-de-vie et le café.
Le fumeur a supprimé la salivation. S’il ne l’a pas supprimée, il en a changé les conditions, en la convertissant en une sorte d’excrétion plus épaisse. Enfin, s’il n’opère aucune espèce de sputation, il a engorgé les vaisseaux, il en a bouché ou anéanti les suçoirs, les déversoirs, papilles ingénieuses dont l’admirable mécanisme est dans le domaine du microscope de Raspail, et desquels j’attends la description, qui me semble d’une urgente utilité. Demeurons sur ce terrain.
Le mouvement des différentes mucosités, merveilleuse pulpe placée entre le sang et les nerfs, est l’une des circulations humaines les plus habilement composées. Ces mucosités sont si essentielles à l’harmonie intérieure de notre machine, que, dans les violentes émotions, il s’en fait en nous un rappel violent pour soutenir leur choc à quelque centre inconnu. Enfin, la vie en a tellement soif, que tous ceux qui se sont mis dans de grandes colères peuvent se souvenir du dessèchement soudain de leur gosier, de l’épaississement de leur salive et de la lenteur avec laquelle elle revint à son état normal. Ce fait m’avait si violemment frappé, que j’ai voulu le vérifier dans la sphère des plus horribles émotions. J’ai négocié longtemps à l’avance la faveur de dîner avec des personnes que des raisons publiques éloignent de la société : le chef de la police de sûreté et l’exécuteur des hautes œuvres de la cour royale de Paris, tous deux d’ailleurs citoyens, électeurs, et pouvant jouir des droits civiques comme tous les autres Français. Le célèbre chef de la police de sûreté me donna pour un fait sans exception que tous les criminels qu’il avait arrêtés sont demeurés entre une et quatre semaines avant d’avoir recouvré la faculté de saliver. Les assassins étaient ceux qui la recouvraient le plus tard. L’exécuteur des hautes œuvres n’avait jamais vu d’homme cracher en allant au supplice, ni depuis le moment où il lui faisait la toilette.
Qu’il nous soit permis de rapporter un fait que nous tenons du commandant même sur le vaisseau de qui l’expérience a eu lieu, et qui corrobore notre argumentation.
Sur une frégate du roi, avant la Révolution, en pleine mer, il y eut un vol commis. Le coupable était nécessairement à bord. Malgré les plus sévères perquisitions, malgré l’habitude d’observer les moindres détails de la vie en commun qui se mène sur un vaisseau, ni les officiers, ni les matelots ne purent découvrir l’auteur du vol. Ce fait devint l’occupation de tout l’équipage. Quand le capitaine et son état-major eurent désespéré de faire justice, le contremaître dit au commandant :
- Demain matin, je trouverai le voleur.
Grand étonnement.
Le lendemain, le contremaître fait ranger l’équipage sur le gaillard en annonçant qu’il va rechercher le coupable. Il ordonne à chaque homme de tendre la main, et lui distribue une petite quantité de farine. Il passe la revue en commandant à chaque homme de faire une boulette avec la farine en y mêlant de la salive. Il y eut un homme qui ne put faire sa boulette, faute de salive.
- Voilà le coupable, dit-il au capitaine.
Le contremaître ne s’était pas trompé.
Ces observations et ces faits indiquent le prix qu’attache la nature à la mucosité prise dans son ensemble, laquelle déverse son trop-plein par les organes du goût, et qui constitue essentiellement les sucs gastriques, ces habiles chimistes, le désespoir de nos laboratoires. La médecine vous dira que les maladies les plus graves, les plus longues, les plus brutales à leur début, sont celles que produisent les inflammations des membranes muqueuses. Enfin le coryzza, vulgairement nommé rhume de cerveau, ôte pendant quelques jours les facultés les plus précieuses, et n’est cependant qu’une légère irritation des muqueuses nasales et cérébrales.
De toute manière, le fumeur gène cette circulation, en supprimant son déversoir, en éteignant l’action des papilles, ou leur faisant absorber des sucs obturateurs. Aussi, pendant tout le temps que dure son travail, le fumeur est-il presque hébété. Les peuples fumeurs, comme les Hollandais, qui ont fumé les premiers en Europe, sont essentiellement apathiques et mous ; la Hollande n’a aucun excédent de population. La nourriture ichthyophagique à laquelle elle est vouée, l’usage des salaisons, et un certain vin de Touraine fortement alcoolisé, le vin de Vouvray, combattent un peu les influences du tabac ; mais la Hollande appartiendra toujours à qui voudra la prendre : elle n’existe que par la jalousie des autres cabinets qui ne la laisseraient pas devenir française. Enfin, le tabac, fumé ou chiqué, a des effets locaux dignes de remarques. L’émail des dents se corrode, les gencives se tuméfient et secrètent un pus qui se mêle aux éléments et altère la salive.
Les Turcs, qui font un usage immodéré du tabac, tout en l’affaiblissant par des lessivages, sont épuisés de bonne heure. Comme il est peu de Turcs assez riches pour posséder ces fameux sérails où ils pourraient abuser de leur jeunesse, on doit admettre que le tabac, l’opium et le café, trois agents d’excitation semblables, sont les causes capitales de la cessation des facultés génératives chez eux, où un homme de trente ans équivaut à un Européen de cinquante ans. La question du climat est peu de chose : les latitudes comparées donnent une trop faible différence.
CONCLUSION
La régie fera sans doute contredire ces observations sur les excitants qu’elle a imposés ; mais elles sont fondées, et j’ose avancer que la pipe entre beaucoup dans la tranquillité de l’Allemagne ; elle dépouille l’homme d’une certaine portion de son énergie. Le fisc est de sa nature stupide et anti-social ; il précipiterait une nation dans les abîmes du crétinisme, pour se donner le plaisir de faire passer des écus d’une main dans une autre, comme font les jongleurs indiens.
De nos jours, il y a dans toutes les classes une pente vers l’ivresse que les moralistes et les hommes d’Etat doivent combattre ; car l’ivresse, sous quelque forme qu’elle se manifeste, est la négation du mouvement social. L’eau-de-vie et le tabac menacent la société moderne. Quand on a vu à Londres les palais du gin, on conçoit les sociétés de tempérance.
Brillat-Savarin, qui, l’un des premiers, a remarqué l’influence de ce qui entre dans la bouche sur les destinées humaines, aurait pu insister sur l’utilité d’élever sa statistique au rang qui lui est dû, en faisant la base sur laquelle opéreraient de grands esprits. La statistique doit être le budget des choses ; elle éclairerait les graves questions que soulèvent les excès modernes relativement à l’avenir des nations.
Le vin, cet excitant des classes inférieures, a, dans son alcool, un principe nuisible ; mais au moins veut-il un temps indéfinissable, en rapport avec les constitutions, pour faire arriver l’homme à ces combustions instantanées, phénomènes extrêmement rares.
Quant au sucre, la France en a été longtemps privée, et je sais que les maladies de poitrine, qui, par leur fréquence dans la partie de la génération née de 1800 à 1815, ont étonné les statisticiens de la médecine, peuvent être attribuées à cette privation ; comme aussi le trop grand usage doit amener des maladies cutanées.
Certes, l’alcool qui entre comme base dans le vin et dans les liqueurs dont l’immense majorité des Français abusent, le café, le sucre, qui contient des substances phosphorescentes et phlogistiques et qui devient d’un usage immodéré, doivent changer les conditions génératives, quand il est maintenant acquis à la science que la diète ichtyophagique influe sur les produits de la génération.
La régie est peut-être plus immorale que ne l’était le jeu, plus dépravante, plus anti-sociale que la roulette. L’eau-de-vie est peut-être une fabrication funeste dont les débits devraient être surveillés. Les peuples sont de grands enfants, et la politique devrait être leur mère. L’alimentation publique, prise dans son ensemble, est une partie immense de la politique et la plus négligée ; j’ose même dire qu’elle est dans l’enfance.
Ces cinq natures d’excès offrent toutes un
e similitude dans le résultat : la soif, la sueur, la déperdition de la mucosité, la perte des facultés génératives, qui en est la suite. Que cet axiome soit donc acquis à la science de l’homme :
VII
TOUT EXCES QUI ATTEINT LES MUQUEUSES ABREGE LA VIE.
L’homme n’a qu’une somme de force vitale ; elle est répartie également entre la circulation sanguine, muqueuse et nerveuse ; absorber l’une au profit des autres, c’est causer un tiers de mort. Enfin, pour nous résumer par une image axiomatique :
VIII
QUAND LA FRANCE ENVOIE SES CINQ CENT MILLE HOMMES AUX PYRENEES,
ELLE NE LES A PAS SUR LE RHIN.
AINSI DE L’HOMME.
OTHER WORKS
‘Le Salon de Madame de Balzac’ by Jean Gigoux
The Short Stories
The Wierzchownia estate in Volhynia, belonging to Mme. Hanska, where Balzac lived from 1848 until he returned to Paris in 1850
Works of Honore De Balzac Page 1340