Short Stories in French

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Short Stories in French Page 15

by Richard Coward


  I am afraid that I will see her disappear, see her destroyed. I remember reading a novel … women, like her, in the period after the war, came every day to read the big hotel newspaper, came to wait in this very spot, for hours on end, for the return of those who had disappeared … all their energy concentrated on their desire to photograph the loss, perhaps finally to mourn …

  The Gare de l’Est … the trains … I saw this woman there, amongst so many others, walking up and down … A sort of pilgrimage. Her footsteps know the emptiness of absence and yet do not give up looking for the miracle. Blind faith. She makes the same interminable journey between the Gare de l’Est and the hotel Lutecia. All I know about her is this repeated activity, every day, with the word departure on her mind. The names are the same on the vast, illuminated noticeboard: Dachau, Auschwitz, Buchenwald. This obviousness seems to comfort her. The faintest of smiles passes over her face. ‘So not everything can be wiped out.’ This unique certainty brings her close to all those women who, before her, came feverishly to this strange memorial.

  The trains arrived, and with them the disappointment of their expectation. But the trains kept on coming. Hope knew no limits. And thus, the inverted meaning of death caused these women, abandoned by fate, to dream. It perhaps became possible to imagine coming back from there. The Gare de l’Est assumed an atmosphere of challenge, of refusal. The waiting hall found a real meaning, a definable usefulness. The rails could undo the path that had been trodden, bring back from death to life … For once, the fact that there were two of them served a purpose. The Gare de l’Est was given a new meaning, became a symbol, a witness to what should never have happened, to what could not be imagined: the survivors … Grief became a spectacle there, it could distance itself, subside. It was as though a love-letter were being written to the missing one, as if one had something for which to seek forgiveness. Perhaps the error of a History that concerns us all.

  This woman is standing, alone on that platform which now resembles the pathway in a cemetery. One November morning she places a bouquet of forget-me-nots on the rails. She thinks do not forget me, but she hears Vergissmeinnicht. The gesture passes unnoticed by the travellers. She is unsteady on her feet, and remains on the platform for a long time. Waiting for someone who is not coming back, not yet, not today.

  Amid the lingering scent of the acacias, from which come sources of energy that death cannot destroy, I stare once more at this woman who is writing that which has no name in any language. It is then that, for the first time, I notice what appear to be ink stains on her wrist. My hands are feverish, I want to vomit. The inexplicable takes the shape of this broken body which leans, every evening, over notebooks to find in them a way to love, in spite of everything. Writing restarts life when it is at a standstill, its momentum checked. ‘All my family in ashes.’ The blue smoke spirals up above the mass graves, a cigarette burns itself out at the bottom of an ashtray already overflowing with fag-ends.

  The woman picks up the darkened leaves of paper, piles them up. She takes them one by one and tears them up … a sort of ritual to appease the dead … a cherished incantation to link them to the present. When there is nothing left to understand, nothing left to do, there only remains the work of words in mourning. How then is it possible to envisage the prospect of dawn?

  She does not notice my insistent presence, she persists in finding the light above the spindly trees of the camp again … She is torturing her memory in order that it gives her back, in black and white, her mother’s smile, that autumn morning in 1943. She sometimes manages to draw her thin profile, her sack-dress, almost a common grave. She again squeezes the icy fingers of her little brother, he is barely ten and does not know how to laugh. Her fingernails sink into the palm of her hand until it starts to bleed, until they are torn from each other one by one, and until, deep in her ears, in the pit of her stomach, begins that cry.

  She looks up and raises the nib of her pen, incapable of going beyond this suffering. The disappearance of the image leaves her without tears. ‘It is a book of ghosts.’ There is no cemetery, no commemorative stone, no flowers, not a patch of earth to welcome those dead people.

  All that remains are the notebooks that I steal from her without any sense of respect and that I take away with me. She does not move, does not shout, does not cry: she has been used for so long to theft, to unexplained departures from which there is no return. She opens a brand-new notebook and resumes the story that is constantly left unfinished and begun again … As if nothing had happened.

  Sylvie Germains

  HÉLOÏSE

  Héloïse1

  «Si ton nom a sept lettres, sept branches brûlent ton nom.»

  EDMOND JABÈS2

  Héloïse n’avait jamais quitté ses quelques arpents de terre brous-sailleuse entourés de pommiers, de frênes et de trembles aux branchages tordus par le vent. Elle avait atteint un très grand âge au long duquel elle n’avait connu d’autres aventures que celles, muettes, des bancs de nuages en haute transhumance, celles, si vives, des volées d’oiseaux en migration, et celles, tout en frissons et bruissements, des arbres en feuillaison, en floraison et en défeuillaison.

  Le gris ardoise qui longtemps avait été le sien s’était fané, il avait pris un ton d’un blanc cendreux. Tout son être semblait s’être ainsi étamé de cendre et de poussière, et sa voix particulièrement.

  Le cri qui lui tenait lieu tout à la fois de parole, de chant, de plainte et de murmure, avait perdu toute vigueur; il ne se languissait plus désormais qu’en furtifs râles tout grenus de tristesse. Il se levait soudain, mais ne s’élançait pas; c’était un cri sans modulation et sans force, un sanglot assourdi.

  Celle qui avait acheté cette ânesse plus de vingt ans auparavant l’avait ainsi nommée parce que le nom d’Héloïse la tourmentait depuis l’enfance. Elle-même s’appelait Marthe, mais elle n’avait jamais aimé son prénom qu’elle trouvait trop dur, et du jour où, encore petite fille, elle avait découvert cet autre nom, si léger, si fluide, elle n’avait eu de cesse de le désirer pour elle-même. Pendant des années elle s’était entêtée à réclamer ce nom à ses parents, les suppliant de le lui offrir à Noël ou à son anniversaire en guise de cadeau. Elle reçut des jouets, des livres d’images, des poupées – que bien sûr elle appelait toutes Héloïse –, mais jamais ce prénom dont la douceur la faisait tant rêver. Lorsqu’elle se fiança, Marthe demanda à celui qui allait devenir son époux de l’appeler Héloïse; celui-ci, garçon bourru et taciturne, jugea absurde ce caprice et n’y répondit pas. Marthe reporta alors sa lancinante passion sur la fille qu’elle espérait mettre au monde; par avance elle plaçait la fillette sous le beau vocable d’Héloïse, comme sous la protection d’une sainte, et elle langeait, berçait l’enfant dans la luminosité de ce mot tout fleuri de voyelles. Mais elle n’eut jamais d’enfant, son propre corps lui refusa l’ultime chance d’incarner enfin le prénom bien-aimé. Et celui-ci demeura enfoui dans le silence, splendeur toujours plus triste et désolante d’être laissée en déshérence. Et c’est ainsi qu’une jeune ânesse que Marthe acquit un jour hérita de ce nom mélodieux magnifié par des femmes de légende.

  Le simple fait de l’avoir ainsi nommé fit que Marthe porta à l’animal un attachement extrême; elle traitait l’ânesse avec plus de délicatesse que s’il se fût agi d’une levrette de race pure ou même d’une licorne. Elle lui parlait comme à une enfant – celle qu’elle n’était plus mais qui rêvait toujours en elle, et celle qu’elle n’avait pas eue mais qui pourtant dormait en elle. Elle lui parlait comme à l’amante qu’elle n’était pas, mais qui passionnément veillait en elle. Elle lui parlait infiniment, par mots, par gestes et par regards, comme on s’adresse à un ange qui va, invisible et merveilleux, à nos côtés. Et elle poursuivait avec d’autant plus de tendresse ce dialogue d’amour que sa vie était plombée de solitude. Guillaume, son mari, homme taiseux, ne disait pas dix mots par jour. Il était bien de cette terre et de ce ciel où il était venu au monde, a
ride et sombre. Il était aussi avare de mots que cette terre de pierrailles l’était de fleurs et de lumière.

  Une nuit, un violent orage éclata. Marthe, réveillée en sursaut, pensa aussitôt à l’ânesse restée dehors. Elle sauta hors de son lit et courut en toute hâte sans même prendre le temps de se chausser et de passer un manteau sur sa chemise de nuit. Guillaume perçut vaguement à travers son sommeil l’orage qui tonnait et des pas qui dévalaient des marches, mais il ne se réveilla pas.

  Marthe avait à peine ouvert la porte du perron que le vent la lui arracha des mains et la fit claquer contre le mur en la dis-loquant à moitié. La pluie était si drue qu’elle rebondissait en jets sur le sol qu’elle frappait, et l’eau semblait sourdre autant du ciel que. de la terre. Marthe s’élança dans la cour; ses pieds nus glissaient dans la boue et la pluie lui cinglait le visage. Entre les arbres de l’enclos dont les branches semblaient tournoyer, elle aperçut Héloïse qui tremblait de tout son corps sous les rafales de vent glacé et de pluie brasillante. L’ânesse en cet instant lui apparut, dans la blancheur incandescente des éclairs et les tourbillons de feuillages arrachés, tel un animal fabuleux, avec ses hautes oreilles dressées droit vers le ciel ainsi que des ailes d’ange immobile. Le beau nom d’Héloïse resplendissait dans la boue, tout ruisselant et sonore de lumière, ailé pour un envol dans le ciel en éclats, dans la nuit en remous. Le corps d’Héloïse, transfiguré par l’orage, évoquait la monture d’un cavalier d’Apocalypse.3 Marthe tendit les bras vers l’ânesse aux yeux exorbités d’effroi, comme pour la retenir sur cette terre qu’elle semblait prête à quitter d’un grand coup d’aile, et elle l’appela d’une voix affolée de tendresse. «Hél …», mais la foudre lui coupa la parole, le nom resta inachevé. Elle s’écroula d’une masse, la face contre le sol, bras écartés. Alors l’ânesse, tendant son cou sous la pluie, poussa un cri si long et transperçant qu’il refoula au loin tous les bruits de l’orage.

  Ce fut ce cri qui réveilla Guillaume. D’un bond il se leva, sans même avoir eu le temps de reprendre conscience. Son esprit était encore tout ombré de sommeil. «Marthe», dit-il, comme s’il cherchait un repère. «Marthe», répéta-t-il dans l’obscurité de la chambre. Il regarda le lit, tâtonna les oreillers et grommela. Il enfila son pantalon et sortit de la chambre. Sur le palier il appela à nouveau sa femme. Mais le nom de Marthe allait se perdre dans le silence de la maison, et les seuls échos qui lui revenaient étaient le cri obsédant de l’ânesse et le violent battement d’une porte heurtant un mur. Il descendit; il vit le seuil béant, le carrelage luisant de flaques à reflets argentés et, par-delà la trouée du seuil, une grande tache blanche qui semblait ondoyer sur place dans la boue. L’ânesse répétait son cri avec obstination. Déjà l’orage s’éloignait, des lueurs bleuâtres éclaboussaient le ciel par-delà les collines, la foudre craquait de loin en loin. Guillaume se tenait toujours sur le seuil, immobile comme s’il venait d’être à son tour pétrifié. Il regardait la tache blanche s’estomper lentement dans l’obscurité de la nuit ressoudée. Enfin il s’avança, un peu titubant, vers cette forme blême et ondulante.

  La chevelure brune de Marthe déversée tout autour de sa tête se confondait avec la boue, certaines longues mèches ressemblaient à des racines d’arbuste calciné. Le vent gonflait sa chemise qui claquait avec un bruit saccadé, découvrant haut ses jambes. Guillaume s’agenouilla auprès du corps de Marthe; ses mains engourdies de stupeur s’égaraient en gestes hésitants au-dessus de la chevelure boueuse, des épaules raidies, des jambes nues, nacrées de pluie, sans oser se poser.

  Un geste enfin s’arracha de ses mains; il saisit dans sa paume un des talons de Marthe dont la rondeur rehaussait la cambrure du pied. Cette rondeur lovée au creux de sa main éveilla en lui une connaissance nouvelle du corps de Marthe. Une connaissance faite d’étonnement et d’infinie tendresse. Il tenait ce talon rond et ferme comme un sein de jeune fille, il le souleva jusqu’à ses lèvres, l’embrassa; il confondait la chaleur de ses propres lèvres avec celle, déjà éteinte pourtant, du pied si joliment cambré. Les pas qui tout à l’heure avaient traversé son sommeil s’en revenaient danser contre sa bouche, résonner dans son corps, courir tout autour de son cœur. Les pas de Marthe en allée dans la nuit cognaient dans sa poitrine et lui foulaient le sang au même rythme que celui de la porte brisée heurtant le mur, que celui de l’ânesse pleurant son cri.

  La bourrique! Guillaume soudain desserra son étreinte; tout le sang qu’il avait cru sentir battre dans le corps de Marthe reflua vers son cœur esseulé. Les pas de Marthe s’enlisèrent dans ce sang de douleur, et un sang de colère entra en crue du fond de ses entrailles. Guillaume se releva, marcha droit vers l’ânesse dont le cri opiniâtre enflammait sa colère. Il se posta face à la bête et la frappa aux yeux d’un revers brutal de la main. Héloïse se cabra et poussa un cri autre, plus bref, plus perçant. Guillaume la saisit par la crinière et la roua de coups de pied, de genou, dans le ventre et les pattes. Il luttait en si grande haine avec l’ânesse qu’il lui était presque enlacé. Il la fit même tomber et continua son combat dans la boue. Il ne ressentait pas les coups qu’il recevait de l’animal se débattant, il ne sentait que ceux qu’il lui donnait. L’ânesse réussit enfin à se redresser et s’enfuit loin de Guillaume. Lui demeura un long moment accroupi dans la boue, à bout de souffle et de fureur.

  Les années passèrent. Guillaume vivait plus que jamais en reclus depuis la mort de Marthe, et la solitude où il s’emmurait avait quelque chose d’âpre, de jaloux. Les jours, les nuits s’amoncelaient comme des déchets de fer rejetés par la mer sur un rivage désert. Le temps n’était plus qu’une lente concrétion de vide.

  Il ne parlait à personne, pas même à lui, fût-ce en de vagues monologues intérieurs. Ce n’était plus tant qu’il était avare de mots, c’était qu’il était devenu absolument pauvre de mots. Il ne proférait plus que de sourds borborygmes, des grognements mauvais à l’adresse d’Héloïse. Il finit par perdre le sens du langage; il ne savait plus faire de phrases, et sa pensée se racornit sur sa propre souffrance comme l’ongle griffu d’un vieillard se recourbe et entre dans la chair. Mais sa souffrance, à défaut d’être nommée, exprimée, avait pris corps. Un corps chétif aux os saillants, aux flancs et pattes tout écorchés. Celui d’Héloïse.

  Le soir de l’orage il avait voulu tuer l’ânesse, mais il ne l’avait que blessée. Il lui avait laissé la vie sauve – sauve pour la misère, la faim, la frayeur. Il vouait à l’animal une haine en perpétuelle alerte de malveillance. Il gardait la bête captive dans l’enclos en friche, attachée en permanence à un piquet par une corde qui lui meurtrissait le cou. Il la brutalisait, lui faisait endurer la soif et la faim, la privait d’ombre en été et d’abri en hiver. La bête cependant s’entêtait à survivre; les années s’écoulaient, elle vieillissait, toujours plus maigre et plus pelée, les yeux couverts d’une taie grise, mais elle ne mourait pas. Cet acharnement à durer, cette endurance au malheur, cette résistance à la mort, exacerbaient la rage de Guillaume pour l’increvable bourricot.

  Il aurait pu l’achever mais, malgré l’envie de l’abattre qui s’emparait souvent de lui, il l’épargnait. Le spectacle de cette lente agonie lui procurait une obscure jouissance, comme s’il y distillait le poison de sa haine, y sublimait sa vengeance. Mais surtout, il y avait le cri d’Héloïse, son cri tout assourdi, éraillé, infiniment plaintif. Guillaume ne pouvait le supporter et, dans le même temps, il ne pouvait se passer de l’entendre. Il lui fallait l’entendre; tout le jour, et le soir, et jusque dans la nuit aux heures d’insomnie, il tendait l’oreille pour l’écouter.

  Car il l’écoutait, avec avidité. Il l’écoutait à la folie, ce braiment essoufflé qui frayait d’étranges voies dans l’invisible et la mémoire, qui faisait grelotter le silence, et évoquait la voix errante de ceux qui ont perdu visage, perdu séjour sur la terre des vivants. C’était un cri d’humain et de bête mêlé, mêlé et déchiré. C’était le cri de sa propre solitude, de sa propre détresse, poussé au-dehors
de lui. C’était le cri de tous, de tout, de personne. Celui des vivants et des morts en appelant les uns aux autres. C’était le cri du monde, du monde désert, abandonné. Un cri nu, archaïque, monté des confins du temps, et qui dévastait tout sens, la mémoire et l’espoir, et retournait le cœur sur son néant. Le cri de Dieu peut-être; de Dieu doutant de lui-même à travers la douleur démesurée des hommes.

  Ce cri hantait Guillaume, il le liait à l’ânesse plus violemment que la corde rugueuse n’attachait l’animal à son piquet fiché dans la pierraille. Et il n’avait aucune défense contre ce cri. Son corps, dès qu’il l’entendait, était aussitôt saisi de frissons, cela lui nouait la gorge et les entrailles, lui mordait la chair comme une fièvre et s’enfonçait jusqu’à son cœur avec un goût de larme et de poussière.

  Cet hiver-là le froid fut particulièrement intense. Il faisait craquer la terre, les branches, éclater les gouttières, geler les rivières et mourir les oiseaux. Les nuits étaient étincelantes; le ciel se laquait d’un noir très pur où luisaient les étoiles comme de splendides grains de mica, et les arbres écorcés par le gel tordaient leurs branches blêmes, en deuil des oiseaux, vers ces grains scintillants. Mais à l’aube une brume blanchâtre s’exhalait de la terre et s’enroulait aux arbres, fleurissant les haies de laiteux chrysanthèmes que le vent effeuillait bientôt.

  Ce fut par un tel matin qu’Héloïse tut son cri. En rentrant dans l’enclos Guillaume aperçut l’ânesse figée auprès de son piquet, le corps à demi voilé de brouillard. Elle avait quelque chose d’étonnamment fragile, humble et hautain à la fois. Il s’avança vers elle, elle ne bougea pas, ne détourna même pas la tête.

 

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