Soie

Home > Literature > Soie > Page 6
Soie Page 6

by Alessandro Baricco


  — Nous ne nous verrons plus, mon seigneur.

  Dit-elle.

  — Ce qui était pour nous, nous l’avons fait, et vous le savez. Croyez-moi : nous l’avons fait pour toujours. Gardez votre vie à l’abri de moi. Et n’hésitez pas un instant, si c’est utile à votre bonheur, à oublier cette femme qui à présent vous dit, sans regret, adieu.

  Elle continua quelques instants à regarder la feuille, puis la posa sur les autres, à côté d’elle sur une petite table en bois clair. Hervé Joncour ne bougea pas. Mais il tourna la tête et baissa les yeux. Il regarda fixement le pli de son pantalon, à peine marqué mais parfait, sur sa jambe droite, de l’aine jusqu’au genou, impeccable.

  Madame Blanche se leva, se pencha vers la lampe et l’éteignit. Il n’y eut plus dans la pièce que le peu de lumière qui, par la fenêtre, arrivait du salon. Elle s’approcha d’Hervé Joncour, fit glisser de son doigt une bague de minuscules fleurs bleues et la posa à côté de lui. Puis elle traversa la pièce, ouvrit une petite porte peinte, cachée dans le mur, et disparut en la laissant à demi fermée, derrière elle.

  Hervé Joncour demeura longtemps dans cette lumière étrange, tournant dans ses doigts une bague de minuscules fleurs bleues. Du salon arrivaient les notes d’un piano fatigué : elles diluaient le temps, tu avais presque du mal à le reconnaître.

  Finalement il se leva, s’approcha de la petite table en bois clair, rassembla les sept feuillets de papier de riz. Il traversa la pièce, passa sans se retourner devant la petite porte à demi fermée, et s’en alla.

  60

  Hervé Joncour passa les années qui suivirent en choisissant pour lui-même l’existence limpide d’un homme n’ayant plus de besoins. Ses journées s’écoulaient sous la tutelle d’une émotion mesurée. À Lavilledieu, les gens recommencèrent à l’admirer, parce qu’il leur semblait voir en lui une manière exacte d’être au monde. Ils disaient qu’il était ainsi même dans sa jeunesse, avant le Japon.

  Avec sa femme Hélène, il prit l’habitude, chaque année, de faire un petit voyage. Ils virent Naples, Rome, Madrid, Munich, Londres. Une année, ils poussèrent jusqu’à Prague, où tout leur sembla : théâtre. Ils voyageaient sans dates ni programmes. Tout les étonnait : en secret, leur bonheur aussi. Quand ils éprouvaient la nostalgie du silence, ils revenaient à Lavilledieu.

  Si on le lui avait demandé, Hervé Joncour aurait répondu qu’ils allaient continuer de vivre ainsi, toujours. Il avait en lui la quiétude inentamable des hommes qui se sentent à leur place. Parfois, les jours de vent, il descendait à travers le parc jusqu’au lac, et restait pendant des heures, sur le bord, à regarder la surface de l’eau se rider en formant des figures imprévisibles qui brillaient au hasard, dans toutes les directions. De vent, il n’y en avait qu’un seul : mais sur ce miroir d’eau on aurait dit qu’ils étaient mille, à souffler. De partout. Un spectacle. Inexplicable et léger.

  Parfois, les jours de vent, Hervé Joncour descendait jusqu’au lac et passait des heures à le regarder, parce qu’il lui semblait voir, dessiné sur l’eau, le spectacle léger, et inexplicable, qu’avait été sa vie.

  61

  Le 16 juin 1871, dans l’arrière-salle du café de Verdun, peu avant midi, le manchot réussit un quatre bandes absurde, avec effet rétro. Baldabiou resta penché au-dessus de la table, une main derrière le dos, l’autre tenant sa queue de billard, incrédule.

  — Ça alors.

  Il se redressa, posa la queue de billard et sortit sans saluer. Trois jours plus tard, il partit. Il fit cadeau de ses deux filatures à Hervé Joncour.

  — Je ne veux plus entendre parler de soie, Baldabiou.

  — Vends-les, imbécile.

  Personne ne réussit à lui faire cracher où diable il s’était mis en tête d’aller. Et pour faire quoi, en plus. Il dit seulement quelque chose à propos de sainte Agnès, que personne ne comprit vraiment.

  Le matin où il partit, Hervé Joncour l’accompagna, avec Hélène, jusqu’à la gare du chemin de fer d’Avignon. Il avait avec lui une seule valise, ce qui était, là encore, passablement inexplicable. Quand il vit le train, arrêté le long du quai, il posa sa valise.

  — Autrefois j’ai connu un type qui s’était fait construire un chemin de fer pour lui tout seul.

  Dit-il.

  — Et le plus beau, c’est qu’il l’avait fait tout droit, des centaines de kilomètres sans un seul virage. Il y avait une raison à ça, d’ailleurs, mais je l’ai oubliée. On oublie toujours les raisons. Quoi qu’il en soit : adieu.

  Les conversations sérieuses, il n’était pas vraiment taillé pour. Et un adieu, c’est une conversation sérieuse.

  Ils les virent s’éloigner, sa valise et lui, pour toujours.

  Alors Hélène fit une drôle de chose. Elle s’écarta d’Hervé Joncour, et elle courut après Baldabiou, pour le rattraper, et elle le serra dans ses bras, fort et tout en le serrant éclata en larmes.

  Elle ne pleurait jamais, Hélène.

  Hervé Joncour vendit les deux filatures pour un prix ridicule à Michel Lariot, un brave homme qui pendant vingt ans avait joué aux dominos, tous les samedis soir, avec Baldabiou, en perdant à chaque fois, avec une constance imperturbable. Il avait trois filles. Les deux premières s’appelaient Florence et Sylvie. Mais la troisième : Agnès.

  62

  Trois années plus tard, pendant l’hiver de 1874, Hélène tomba malade, d’une fièvre cérébrale qu’aucun médecin ne put expliquer ni soigner. Elle mourut au début du mois de mars, un jour de pluie.

  Pour l’accompagner, en silence, dans l’avenue qui montait au cimetière, tout Lavilledieu fut là : parce que c’était une femme délicate, qui n’avait pas répandu la souffrance autour d’elle.

  Hervé Joncour fit graver sur sa tombe un seul mot.

  Hélas.

  Il remercia tout le monde, répéta mille fois qu’il n’avait besoin de rien, et rentra chez lui. Jamais la maison ne lui avait paru aussi grande : et jamais aussi illogique son destin.

  Comme le désespoir était un excès qu’il ne connaissait pas, il se pencha sur ce qu’il lui était resté de sa vie, et recommença à en prendre soin, avec la ténacité inébranlable d’un jardinier au travail, le matin qui suit l’orage.

  63

  Deux mois et onze jours après la mort d’Hélène, Hervé Joncour se trouva aller au cimetière et découvrir, à côté des roses qu’il déposait chaque semaine sur la tombe de sa femme, un anneau de minuscules fleurs bleues. Il se courba pour les examiner et resta longtemps dans cette position qui, de loin, n’aurait pas manqué d’apparaître, aux yeux d’éventuels témoins, singulière sinon même ridicule. Rentré chez lui, il ne sortit pas travailler dans le parc, comme il en avait l’habitude, mais resta dans son bureau, à réfléchir. Il ne fit rien d’autre, pendant plusieurs jours. Réfléchir.

  64

  Rue Moscat, au numéro 12, il trouva l’atelier d’un tailleur. On lui dit que Madame Blanche n’était plus là depuis des années. Il réussit à savoir qu’elle avait déménagé à Paris, où elle était devenue la maîtresse d’un homme très important, peut-être même un homme politique.

  Hervé Joncour alla à Paris.

  Il mit cinq jours à découvrir où elle habitait. Il lui envoya un mot, en demandant à être reçu. Elle lui répondit qu’elle l’attendait le lendemain, à quatre heures. Ponctuel, il monta au deuxième étage d’un immeuble élégant du boulevard des Capucines. Une femme de chambre lui ouvrit. Elle l’introduisit dans un salon et le pria de s’asseoir. Madame Blanche arriva, dans une robe très élégante et très française. Elle avait les cheveux qui retombaient sur ses épaules, comme le voulait la mode parisienne. Elle n’avait pas de bagues de fleurs bleues, à ses doigts. Elle s’assit en face d’Hervé Joncour, sans dire un mot. Et attendit.

  Il la regarda dans les yeux. Mais comme l’aurait fait un enfant.

  — C’est vous qui l’avez écrite, n’est-ce pas, cette lettre ?

  Dit-il.

  — Hélène vous a demandé de l’écrire, et
vous l’avez fait.

  Madame Blanche resta immobile, sans baisser les yeux, sans trahir le moindre étonnement. Puis elle dit

  — Ce n’est pas moi qui l’ai écrite. Silence.

  — Cette lettre, c’est Hélène qui l’a écrite. Silence.

  — Elle l’avait déjà écrite quand elle est venue chez moi. Elle m’a demandé de la recopier, en japonais. Et je l’ai fait. C’est la vérité.

  Hervé Joncour comprit à cet instant qu’il continuerait d’entendre ces mots sa vie entière. Il se leva mais demeura immobile, debout, comme si tout à coup il avait oublié où il devait aller. La voix de Madame Blanche lui arriva comme de très loin.

  — Elle a même voulu me la lire, cette lettre.

  Elle avait une voix superbe. Et elle lisait ces phrases avec une émotion que je n’ai jamais pu oublier. C’était comme si elles étaient, mais vraiment, les siennes.

  Hervé Joncour était en train de traverser la pièce, à pas très lents.

  — Vous savez, monsieur, je crois qu’elle aurait désiré, plus que tout, être cette femme. Vous ne pouvez pas comprendre. Mais moi, je l’ai entendue lire cette lettre. Je sais que c’est vrai.

  Hervé Joncour était arrivé devant la porte. Il posa la main sur la poignée. Sans se retourner il dit doucement

  — Adieu, madame.

  Ils ne se revirent plus jamais.

  65

  Hervé Joncour vécut encore vingt-trois années, la plupart d’entre elles serein et en bonne santé. Il ne s’éloigna plus de Lavilledieu et ne quitta pas, jamais, sa maison. Il administrait sagement ses biens, ce qui le garda pour toujours à l’abri de tout travail qui ne fût pas l’entretien de son parc. Avec le temps, il commença à s’accorder un plaisir qu’auparavant il s’était toujours refusé : à ceux qui venaient lui rendre visite, il racontait ses voyages. En l’écoutant, les gens de Lavilledieu apprenaient le monde, et les enfants découvraient l’émerveillement. Il racontait avec douceur, regardant dans l’air des choses que les autres ne voyaient pas.

  Le dimanche, il allait jusqu’au bourg, pour la grand-messe. Une fois l’an, il faisait le tour des filatures, pour toucher la soie à peine née. Quand la solitude lui serrait le cœur, il montait au cimetière, parler avec Hélène. Le reste de son temps s’écoulait dans une liturgie d’habitudes qui réussissait à le défendre du malheur. Parfois, les jours de vent, Hervé Joncour descendait jusqu’au lac et passait des heures à le regarder, parce qu’il lui semblait voir, dessiné sur l’eau, le spectacle léger, et inexplicable, qu’avait été sa vie.

  FIN

  [1] En français dans le texte (N.d.T.)

  FB2 document info

  Document ID: 97ef268c-c536-4750-8299-0b0f8045164e

  Document version: 1

  Document creation date: 23.1.2012

  Created using: calibre 0.8.35 software

  Document authors :

  Alessandro Baricco

  About

  This file was generated by Lord KiRon's FB2EPUB converter version 1.1.5.0.

  (This book might contain copyrighted material, author of the converter bears no responsibility for it's usage)

  Этот файл создан при помощи конвертера FB2EPUB версии 1.1.5.0 написанного Lord KiRon.

  (Эта книга может содержать материал который защищен авторским правом, автор конвертера не несет ответственности за его использование)

  http://www.fb2epub.net

  https://code.google.com/p/fb2epub/

 

 

 


‹ Prev