by Lynda Curnyn
— Oui ?
Il a l’air agacé. Il sait que c’est moi qui appelle (il est équipé de la fonction « présentation du nom et du numéro »). Donc il sait que c’est moi, et ç’a l’air de l’agacer. Question : pourquoi ?
— Salut, c’est moi ! dis-je alors qu’il le sait très bien.
— Quoi de neuf ?
Il a l’air exaspéré. Au son de sa voix, je redoute soudain de poser la question, pourtant simple, que j’avais l’intention de lui poser il y a un instant. Blocage complet.
— Rien de spécial. Et toi ?
— Que veux-tu que je fasse ? Je travaille.
J’ai horreur de le déranger dans ces moments-là. Je me sens stupide, tout à coup. Je sais qu’il stresse à cause du nouveau client qu’il essaie de décrocher, et je suis là à l’embêter avec mes petits problèmes. Quoique… Il s’agit quand même de sa filleule !
— Tu sais, je me demandais… Tu offres quoi au bébé ?
— Quel bébé ?
Ça y est ! Plongé comme il l’est dans son projet, il en a oublié l’existence de sa filleule adorée. Et il continue de travailler pendant que je lui parle… Je l’entends en bruit de fond tapoter sur son clavier, et j’imagine tout un tas de codes défiler sur son écran.
— Kimberly, voyons. Pour le baptême.
— Ah, oui… (Il continue de taper.) J’ai ouvert un compte pour elle.
— Non, c’est vrai ?
Ça, c’est une riche idée. Je laisse à Kirk le soin de se préoccuper de l’avenir financier de sa filleule.
— Pourquoi?
— Pour rien, par simple curiosité.
Je me demande comment je vais pouvoir placer ma question sur la carte! D’ailleurs, y aura-t-il une carte? Oui, forcément. Et un compte courant. De la part d’oncle Kirk et de tante Angela.
Le problème, c’est qu’il n’y a pas de tante Angela. Enfin, pas encore. Je passe rapidement à autre chose avant de me sentir aussi gênée que lui.
— Bon, alors, euh, rien de changé pour ce soir ?
— Ce soir ? dit-il comme si tout à coup, notre rendez-vous posait problème. Ecoute Ange, il n’y aura pas de « ce soir », si je n’arrive pas à terminer ce fichu programme…
— D’accord. Je te laisse.
Eh bien, on dirait que j’ai appelé au mauvais moment !
— Je t’appelle plus tard.
Et il raccroche.
« Oui, mon amour. Moi aussi, je t’aime… »
S'il y a une chose qui me semble évidente après ce bref entretien, c’est que je dois acheter un cadeau pour la petite Kimberly… Et à en juger l’état de mes finances, ça va être un petit, un tout petit cadeau !
Le lendemain, je me retrouve à Enchanted Child, le seul magasin de jouets que je connaisse dans East Village (remarquez, je ne passe pas mon temps à les repérer…), et je commence à errer comme une âme en peine d’un rayon à l’autre. Deuxième évidence en vingt-quatrse heures : je n’ai aucune idée de ce qui peut intéresser un bébé de dix mois!
J’ai déjà fait des achats pour des enfants. Notamment au drugstore qui est sur ma route quand je vais à Brooklyn. J’en ai fait des provisions de pistolets à eau, de tambours et de bombes serpentins destinés à Tracy et Timmy. Ces deux-là, ils ont de quoi pourrir la vie de Miranda et de Joey jusqu’à la fin de leurs jours…
Mais là, je ne sais pas par où commencer. Je lorgne les alignements de poupées, de camions, de boîtes à musique, de livres et de peluches pour trouver l’inspiration… J’aurais mieux fait d’attendre pour demander l’avis de Roberta. C’est une experte en la matière. C’est vrai, ça, nous ne sommes qu’en juillet, il n’y a pas le feu ! Mais allez savoir pourquoi, je veux régler ce problème le plus vite possible.
— Puis-je vous aider ? dit une voix douce.
Je me retourne et me retrouve face à face avec une adolescente. A première vue, je lui donne quinze ans maxi, mais en m’approchant d’elle, je m’aperçois qu’elle doit avoir mon âge. Ce sont ses nattes blond roux qui sont trompeuses. Sans compter sa salopette et son haut à rayures. Elle ressemble à une Fifi Brindacier qui aurait trop grandi.
— Oui, je cherche une idée de cadeau pour une petite fille de dix mois.
— Ils sont mignons, à cet âge ! dit-elle, l’œil bleu pétillant.
Si elle le dit… Je la suis vers le rayon des poupées.
— Une poupée fait toujours plaisir, dit-elle en choisissant dans le tas une espèce de chose monstrueuse à la figure en caoutchouc et affublée de la robe rose la plus froufroutante que j’aie jamais vue.
Je me hérisse aussitôt. J’ai toujours détesté l’idée d’offrir une poupée à une fille, sans doute parce que j’en ai eu des tonnes quand j’étais petite, à en avoir une indigestion. Et pour cause : j’étais la seule fille de la famille.
— Peut-être que… finalement… non, dis-je à la femme avec beaucoup de diplomatie.
Elle est là, debout devant moi, et me contemple comme si elle tenait la réponse à mes prières entre ses minuscules mains.
— Tous les petits adorent les cubes…
Fifi me propose des cubes de couleurs vives. Sur chacun d’eux est peinte une lettre de l’alphabet.
— … et ceux-là contiennent chacun un module éducatif.
Je me souviens tout à coup que Kirk m’a souvent vanté l’intelligence de sa nièce. A mon avis, elle connaît son alphabet, c’est la première chose qu’on apprend à un gosse, non ? Je n’en sais trop rien.
— Oh, cette petite fille est très intelligente. Je suis sûre qu’elle connaît déjà son alphabet.
Restons prudente. Pas la peine d’insulter les Stevens en sous-estimant leur progéniture.
— C’est vrai ?
La vendeuse sourit béatement et je lui rends son sourire. Elle s’empare d’un puzzle où des découpes ont été faites en forme de carrés et de ronds.
— Et les formes ? Est-ce qu’elle est capable de reconnaître les formes ?
Pourquoi cette question ? Je croyais que c’était inné, moi. Je réponds un peu sur la défensive, comme si Fifi s’était en quelque sorte permise de douter de l’intelligence de ma nièce.
— Bien sûr.
— Cette enfant m’a l’air très précoce !
Je suis sûre que Kimberly est très brillante, comme son tonton. D’ailleurs, ils doivent être tous brillants dans la famille. Kirk m’a dit que Kate avait eu son diplôme avec mention très bien. Kayla fait un peu figure de vilain petit canard : elle a quitté la section beaux-arts de l’université de Chicago en ratant de quelques points la mention assez bien. Mais elle l’a fait intelligemment puisqu’elle a atterri à un poste clé… dans un spectacle du Smithsonian où elle a posé nue pour une photo. Kirk prétend que ses parents refusent toujours d’admettre qu’il s’agit d’elle. Je suis très impatiente de rencontrer cette fille !
— Je crois que nous pourrions passer au niveau suivant, avec cette petite. Que diriez-vous de ce petit ordinateur ? Généralement, je préviens les gens qu’il convient à des enfants plus âgés, mais c’est le genre d’article qui accompagne le développement intellectuel de l’enfant.
Voilà qui me semble pas mal, me dis-je en regardant l’écran en plastique brillant et le miniclavier. Pour la nièce de Kirk, c’est parfait. J’imagine l’oncle Kirk initiant la petite Kimberly aux merveilles de Windows.
C'est à ce moment-là que j’avise le prix… Cent cinquante-neuf dollars quatre-vingt-dix-neuf! C'est une plaisanterie? Bon, je crois que les merveilles de Windows peuvent attendre que le compte courant de la gamine s’alimente un peu…
— Vous n’avez rien d’un peu moins cher ?
La femme m’observe un instant, et je jurerais que je lis du mépris dans ses yeux.
Mon regard se pose sur une minuscule ferme installée sur une table un peu plus loin, peuplée de vaches, de poulets et des petits accessoires colorés.
— Et ça, c’est très mignon !
Je prends un minuscule râteau pour l’examiner de plus pr�
�s.
Fifi saute sur l’occasion.
— Oui, c’est un de nos articles qui se vend le mieux. Mais nous le conseillons plutôt aux enfants de plus de trois ans à cause des risques d’étouffement.
— D’étouffement ?
— Oui, les petits adorent porter à la bouche tout ce qu’ils trouvent.
J’étudie le râteau avec minutie. Je l’imagine dans les mains d’un bébé qui le met dans sa petite bouche. Mon Dieu, le marché des gosses, ce n’est pas de tout repos ! Je me vois en train de suivre à la trace pendant des heures une gamine bien décidée à se suicider par étouffement dès que sa mère aura le dos tourné.
— Oui, je comprends. Autant éviter les tragédies familiales, n’est-ce pas ? dis-je avec un petit rire nerveux.
Fifi rit avec moi, mais d’un rire un peu forcé. Je crois que je commence à lui taper sur les nerfs.
Je suis désolée, mais il ne s’agit pas de n’importe quel bébé ! Nous parlons de la filleule de Kirk. Il faut que je trouve quelque chose d’original, pour que la famille comprenne que j’ai mis beaucoup de soin à choisir ce cadeau. Il faut que ce cadeau véhicule un message : « Je suis la petite amie de Kirk… et je compte bien le rester ! »
Fifi fait alors l’inventaire des autres idées de cadeau : les puzzles (pour moi, c’est bon pour les personnes âgées, pas pour les bébés !), les peluches (c’est ennuyeux à mourir), les boîtes à musique (citez-moi une seule personne qui ait aimé jouer avec ça), des services à thé en porcelaine (là, il y a clairement un risque de casse !).
Je dois me rendre à l’évidence : dans ce grand magasin, il n’y a rien — dans la catégorie des moins de vingt-cinq dollars — qui va permettre à la famille de Kirk de voir en moi non seulement la petite amie officielle, mais aussi la future mère avisée qui convient pour couver la progéniture de Kirk !
— Si vous voulez m’excuser un instant !
Je viens de réaliser qu’une personne et une seule peut m’aider à prendre cette décision d’une importance cruciale. Une personne très avisée.
Ma mère !
Fifi, qui ne demandait que ça, en profite pour fuir ma présence. Elle commençait à angoisser sérieusement… Je m’enfonce au cœur de la jungle animalière en peluche et je sors mon portable.
— Maman ? C'est moi.
— Angela ? Je t’entends très mal. Je parie que c’est encore ce maudit portable.
Si ma mère prétend toujours qu’elle ne m’entend pas bien, c’est surtout pour me dissuader de l’utiliser.
— Rappelle-toi ton oncle Gino !
Toutes les occasions sont bonnes pour me rappeler qu’oncle Gino est mort d’un cancer du cerveau il y a deux ans. Ma mère attribue ce décès prématuré à la passion soudaine de mon oncle pour l’avènement du téléphone cellulaire. Il s’y est mis avec tant d’ardeur qu’il a même renoncé à sa ligne de téléphone fixe pour n’utiliser que le mobile. Ma mère n’a jamais pensé que le vrai coupable pouvait être ailleurs… Mon oncle a passé la plus grande partie de sa vie à faire du désamiantage !
— Maman, écoute-moi. Je suis au magasin de jouets et…
— Je t’en prie, Angela, n’achète plus de jouets pour Timmy et Tracy. Ils ont déjà tellement de choses que ton frère peut à peine bouger dans son appartement. Si Miranda avait un tant soit peu de cervelle, elle donnerait les jouets les plus anciens aux pauvres. Seulement voilà, elle n’écoute rien de ce que je lui dis…
— Maman, ce n’est pas pour Timmy et Tracy. Je voudrais acheter quelque chose pour Kimberly, la nièce de Kirk.
Cette annonce la coupe net dans son élan.
— Et en quel honneur fais-tu ça ?
— C’est pour le baptême. Kirk m’a invitée au baptême.
J’ai dit ça d’un petit ton dégagé comme s’il s’agissait d’une broutille. Inutile qu’elle attribue cette victoire à son réquisitoire du fameux dîner !
Mais ma mère n’est pas dupe.
— Tiens, c’est maintenant qu’il se décide à t’inviter. Pourquoi n’y a-t-il pas pensé avant ?
Je soupire.
— Maman, s’il te plaît. Je veux juste que tu m’aides à choisir un cadeau…
— Mais c’est à lui d’acheter le cadeau !
Du coup, c’est moi qui reste sans voix. Je sais que pour s’attirer les bonnes grâces de ma mère, Kirk marche déjà sur des œufs. Je n’ai pas envie qu’il risque l’omelette monumentale juste parce que ma mère a décidé que nous devions faire le cadeau à deux.
— Euh, Kirk a déjà prévu un cadeau, maman. De l’argent. Il lui donne de l’argent. Il m’a simplement demandé… si je pouvais prendre une bricole pour que la petite ait un cadeau à défaire.
Un mensonge éhonté, je sais. Mais je voudrais tellement que mon shopping en solo apparaisse comme le résultat d’une décision de couple.
— De l’argent ? Mais ce n’est pas un cadeau qu’un parrain offre à sa filleule !
— Justement, maman. C’est pour ça que je suis dans ce magasin de jouets. Je dois choisir un autre cadeau… pour tous les deux.
— Moi, je trouve qu’en tant que parrain, Kirk devrait offrir une croix ! C'est un baptême, oui ou non ? L'argent et les jouets, tu parles d’une nourriture spirituelle ! Je ne connais pas bien ce garçon, Angela, mais…
— Il lui a ouvert un compte, maman. Tu comprends, pour assurer son avenir.
— Je maintiens que quelqu’un doit lui acheter une croix ! Tu as déjà entendu parler d’un baptême sans croix, toi ? C’est le rôle des parrain et marraine d’acheter la croix.
En parlant de croix, j’en connais une qui la porte sur ses épaules, en ce moment même…
Jusqu’à présent, l’une des rares choses qui ait plu à maman chez Kirk, c’est qu’il a reçu une éducation religieuse catholique, comme elle. Pourtant, M. Stevens était anglican. A présent, même la foi de Kirk est remise en question… Je finis par lâcher :
— Je crois que c’est Kayla qui achète la croix.
— Qui ?
— Kayla, la sœur de Kirk. C’est elle la marraine.
Je sais qu’il n’y a pratiquement aucune chance pour qu’une femme qui a une photo d’elle à demi nue au Smithsonian achète une croix !
— Dans ce cas, je ne sais pas quoi te dire…
— Que penses-tu d’une poupée ?
Je fais allusion à ce monstre au visage en caoutchouc qui ne coûte que vingt-quatre dollars quatre-vingt-quinze. C’est bizarre, mais subitement, je la trouve presque potable.
— Une quoi ? Je n’entends absolument rien avec ce fichu téléphone portable. Je me demande pourquoi tu t’obstines à l’utiliser. Tu sais, ton pauvre oncle Gino, paix à son âme…
Je n’en peux plus. Ça y est, j’explose :
— Une poupée, maman. Une poupée !
Un hurlement strident retentit. Compte tenu de mon état de frustration, je crois l’espace d’une seconde que ça vient de moi. Jusqu’à ce que j’aperçoive une enfant tout juste en âge de marcher qui s’est aventurée dans le coin. Sans le vouloir, elle vient de recevoir dans les oreilles — qu’elle a fort délicates, d’ailleurs — tous les décibels libérés par ma fureur trop longtemps contenue.
— Maman, il faut que je raccroche. Je te rappelle plus tard.
L’enfant pleurniche de plus belle, et je vois accourir une femme qui s’accroupit pour calmer la gamine. C’est sûrement sa mère, vu le regard venimeux qu’elle me décoche au passage…
— Quoi ? me dit ma mère. Je n’entends rien…
— Je t’appelle plus tard !
J’ai encore hurlé, ce qui me vaut un nouveau regard noir de la mère de la gamine traumatisée.
Je raccroche, et je souris en guise d’excuse à la mère et à l’enfant que je contourne à bonne distance pour me diriger vers le rayon d’à côté. C'est nettement plus calme.
J’avise une caisse enregistreuse en plastique que je saisis presque avec méfiance, comme si je craignais qu’elle ne me saute à la figure. Stoïquement, j’étud
ie les minuscules touches, je pianote un peu pour voir des chiffres s’allumer en haut sur l’écran, déclenchant des tintements de clochettes et des mouvements de tourniquet. C’est parfait. Une ouverture de compte et une caisse enregistreuse, voilà un vrai choix de couple. Au fait, ça coûte combien ? Trente-neuf dollars quatre-vingt-dix-neuf… Je recommence à bougonner, mais je vois la mère de tout à l’heure s’approcher du rayon en traînant derrière elle sa fille en pleine crise de nerfs. Il faut que je file d’ici.
Je prends la caisse enregistreuse. Après tout, elle ne dépasse mon budget que de quinze dollars. Quinze dollars, ce n’est pas grand-chose à l’heure où mon destin se joue… Et puis ce jouet va permettre à Kimberly d’apprendre la valeur de l’argent, ce dont elle aura bien besoin, si jamais elle passe un peu de temps avec son panier percé de tante ! Enfin, de future tante…
Je passe à la caisse. J’y retrouve Fifi, qui me regarde d’un œil interrogateur.
— Je prends ça.
Je fouille dans mon sac à la recherche de ma carte Visa que je dépose d’un geste brusque sur le comptoir pour ne pas avoir le temps de changer d’avis. Ou pour ne pas entendre Fifi me réciter la liste des risques potentiels que je m’apprête à faire courir à cette pauvre Kimberly.
Je jette un coup d’œil à ma montre. Zut ! Presque 14 h 15, il faut absolument que je file, sinon je vais être sérieusement en retard au boulot.
— Vous voulez un paquet-cadeau ? me demande Fifi d’une voix douce.
— Oui, s’il vous plaît.
Encore un souci de moins. Car parmi mes nombreux défauts, sachez que je suis incapable d’emballer un cadeau dans les règles de l’art…
Je piétine tandis que Fifi plie les coins du papier, coupe les rubans et applique le ruban coloré avec une maestria qui — je dois le reconnaître — force l’admiration.
Je manque de m’étrangler lorsqu’elle revient vers la caisse tapoter sur les touches et m’annoncer joyeusement :
— Cinquante-six dollars et soixante-neuf cents…
— Mais il y avait marqué trente-neuf dollars quatre-vingt dix-neuf sur l’étiquette !
— Il y a onze dollars vingt en plus pour les piles. Elles ne sont pas comprises dans le prix. Et cinq dollars cinquante pour l’emballage.