by Lynda Curnyn
Je grommelle.
— Cinq dollars cinquante pour ça ?
Mais je me sens gênée en voyant le ravissant paquet-cadeau. J’ai sans doute fait de la peine à la pauvre Fifi. Elle a vraiment des doigts de fée. Il faut voir comme elle a frisé les morceaux de ruban.
Je lui tends ma carte.
Cinquante-six dollars et soixante-neuf cents ! Après tout, ce n’est pas si cher. Et c’est pour la filleule de Kirk.
Autant dire pour ma future nièce, si tout se passe selon mes plans…
Finalement, ma future nièce va me coûter en tout plus de cinquante-six dollars. D’ailleurs, je devrais plutôt parler de quatre cent trente-six dollars et quatorze cents. C'est le nouveau total auquel j’arrive, si les calculs que je fais sur le chemin du boulot sont justes.
Et je suis entièrement certaine qu’ils le sont. J’ai recommencé trois fois mes additions, sans doute parce que ça me semblait trop énorme. Je prends conscience de tout ce que j’investis dans cette liaison, financièrement parlant, j’entends.
Et je ne tarde pas à m’apercevoir que le retour sur investissement n’est pas à la hauteur de mes espérances en appelant Kirk, juste avant de quitter le bureau, pour lui dire que je vais bientôt arriver.
— On ne peut pas remettre ça à un autre soir ?
— Un autre soir ?
Je jette un coup d’œil sur le baluchon que j’ai préparé pour la nuit, tout à l’heure ; eh oui, malgré quelques percées glorieuses dans les placards de Kirk, j’ai encore besoin d’emporter des affaires… Et ce sac, ça fait déjà deux jours que je le trimballe, Kirk ayant décidé hier soir sur le coup de 23 heures qu’il ne pouvait pas rester sans rien faire.
— Je viens de trouver une solution pour améliorer le programme sur lequel je travaille, tu sais, pour Norwood. Il faut que je vérifie s’il marche.
Je soupire. De quel droit puis-je m’opposer à l’ambition de mon petit ami ? Il faut bien que quelqu’un se dévoue pour gagner un peu d’argent dans ce couple, si nous voulons bâtir quelque chose un jour. Et de toute évidence, ce ne sera pas moi, me dis-je en regardant le cadeau que j’ai fourré sous le bureau, juste à côté de mon sac.
Je réponds donc, la mort dans l’âme :
— D’accord.
Puis, comme je ne suis pas encore prête à affronter mes collègues qui ne perdent pas un mot de ma conversation tout en faisant semblant d’être absorbées par la lecture de magazines, je lance :
— Oh, tu sais, j’ai acheté un cadeau pour Kimberly aujourd’hui.
— Ah, oui ? Tu n’étais pas obligée, dit Kirk d’un air détaché.
Ah bon ?
— Ma famille n’est pas très portée sur les cadeaux…
Ah bon! Qu’est-ce que c’est que cette famille qui n’offre pas de cadeaux ? Surtout pour un baptême. Ce n’est pas tous les jours qu’un enfant est accueilli dans la communauté des chrétiens.
Eh là, doucement ! Voilà que je me mets à parler comme ma mère.
— Je… J’en avais envie.
— Tiens, à propos, n’oublie pas de prendre ton billet d’avion assez vite, si tu veux que nous prenions le même vol.
Attendez ! Là, je ne comprends plus.
— Mais je croyais que tu t’en chargeais ?
— J’ai réservé ma place il y a plusieurs semaines. Juste après l’invitation de ma sœur.
Et avant que lui ne m’invite… Je me sens très déprimée, tout à coup.
— Ne quitte pas, je vais te donner les coordonnées du vol.
Tandis que je poireaute au bout du fil, je suis frappée par une autre évidence : je vais être obligée de payer mon billet d’avion. Avec ma Visa. Vous savez bien, celle avec laquelle j’ai déjà dépensé quatre cent trente-six dollars et quatorze cents ! Vous êtes en droit de vous demander pourquoi ce genre de situation ne s’est pas produite plus tôt.
Tout simplement parce que nous étions installés dans une relation pépère très commode où Kirk payait à peu près tout, sans poser de questions. C'est ça, la différence entre Kirk et moi. C'est qu’il peut sortir sa carte Visa (la Platine, bien sûr) sans le moindre souci. Il ne se rend absolument pas compte que j’ai déjà largement dépassé mon budget du mois, et que si je me sers de nouveau de ma Visa, les conséquences risquent d’être désastreuses. En un sens, la nouvelle tournure des événements me fait prendre conscience que nous n’avons pratiquement rien de commun avec un couple marié.
Kirk est de nouveau en ligne.
— Ça y est, j’ai retrouvé mon billet. C'est le vol Metro-Air pour Logan Airport, à Boston.
Et le voici qui me récite les numéros de vol et les horaires.
— Si tu ne peux pas avoir un siège à côté du mien, ce n’est pas grave. Le vol ne dure qu’une heure.
Ce mec est dingue, ou quoi ? Je déteste déjà prendre l’avion, alors seule, vous imaginez… Qui sera là pour m’assurer que le trou d’air était bien un trou d’air, et non un signe précurseur de crash ?
— Tu devrais peut-être faire la réservation toi-même.
C’est la meilleure solution : si c’est Kirk qui appelle, c’est lui qui paiera la facture. Pas de problème.
— Ange, tu ne crois pas que j’ai déjà assez de soucis comme ça ? Je vais sûrement être obligé de travailler encore toute la nuit sur ce programme, et sans doute demain. Toi, tu as ton après-midi de libre !
C’est sympa de sa part de me rappeler que je ne fiche rien de la journée…
— Bon, d’accord. Je m’en occupe.
— Ecoute, Ange, si ça te pose autant de problèmes, tu n’es pas obligée de venir…
Comment ça, obligée ? Pourquoi me dire une chose pareille?
— Je croyais que tu voulais que je vienne…
Il soupire.
— Angela, pourquoi faut-il que tu compliques toujours les choses ? Ce n’est pas une affaire…
Ah, non ? Je vais faire la connaissance de ses parents, je vais m’endetter jusqu’au cou, mais ce n’est pas une affaire ! Pour lui, peut-être. Et il ne faut pas compter sur un coup de main de sa part.
Je me sens tout à coup terriblement seule.
— Très bien, je te rappelle plus tard.
Je raccroche et je me retourne face au Comité des trois, qui n’essaie même pas de cacher son intérêt pour ce qui est en train de se passer.
— Des problèmes ? demande Doreen.
— Non, tout va bien.
— Tu pars toujours ? s’inquiète Michelle.
Après mon coup de colère par téléphone, elle craint que j’aie dévoilé tout notre plan.
Je m’empare du bloc-notes où j’ai griffonné en vitesse les coordonnées du vol.
— Mais bien sûr ! je n’ai plus qu’à réserver mon billet d’avion. Et à m’assurer que je peux prendre ma journée de samedi… le week-end de la fête du Travail. Tout le monde a envie d’avoir ce samedi de libre, et les gens qui travaillent à plein temps ont priorité sur nous…
— Parles-en à Jerry, dit Michelle.
Puis elle fouille dans son sac et en sort un tube de rouge à lèvres rouge vif. Elle me le tend.
— Et n’oublie pas de lui faire ton sourire de star.
Finalement, je n’ai pas eu trop de mal à prendre mon samedi. C'est peut-être grâce à ce rouge à lèvres que j’ai appliqué avant d’aller voir Jerry. Ou parce qu’il vient d’hériter d’une nouvelle assistante, une blonde. La fille n’arrête pas de croiser et décroiser ses jambes à son bureau, et manifestement, ça le trouble beaucoup. En tout cas, il m’a donné ma journée, c’est le principal.
Le vrai problème, c’est quand j’ai appelé Metro-Air et qu’ils m’ont dit le prix du billet : cent soixante-dix dollars !
J’ai failli raccrocher et appeler Amtrack pour prendre un billet de train. Mais l’idée d’avoir à passer environ cinq heures toute seule à broyer du noir sur un possible déraillement m’a retenue. Encore que… un déraillement, c’est moins terrible qu’une chute de trente mille pieds droit dans l’océan.
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En raccrochant, je suis en colère après Kirk. Et aussi peinée. Pourquoi ne peut-il pas voyager en train comme tout le monde, pour aller dans le Massachusetts ? Lui et sa passion de l’avion, je vous jure! Forcément, ça va plus vite, c’est plus commode… Mais moi, je n’arrête pas de penser au prix du voyage.
Espérons que j’aurai au moins un retour sur investissement!
9
Attention ! Ceci n’est pas un jouet. Le conserver hors de portée des enfants
Je me rends vite compte qu’il y a d’autres frais. Et je ne les verrai pas apparaître sur l’avis de débit mensuel de ma carte Visa.
J’ai passé une nuit agitée. J’ai rêvé que ma carte de crédit était dotée de bras et de jambes et qu’elle me poursuivait avec une hachette… Je me réveille les yeux encore plus embrumés que d’habitude. Je réussis quand même à me lever et à traîner ma carcasse jusqu’au studio.
Pour y aller de mon petit numéro de danse devant les caméras, bien entendu.
Une fois que la petite lumière rouge clignotante s’est éteinte, signalant la fin de l’enregistrement, les parents se ruent vers nous pour réclamer leur turbulente progéniture couverte de sueur.
J’attrape une serviette sur l’étagère que nous gardons soigneusement hors du champ de la caméra, et je me dirige vers le petit vestiaire que je suis obligée de partager avec Colin. C’est surtout parce que Rena a tenu à avoir son propre bureau, pour des raisons qui n’ont jamais été précisées.
Généralement, ça ne me pose aucun problème car je sors toujours la première, et je me dépêche de me glisser dans mes vêtements de ville en songeant au petit déjeuner riche en hydrates de carbone auquel j’ai droit après l’enregistrement. Colin, lui, reste toujours plus longtemps sur le plateau, discutant avec les parents, se répandant en louanges sur chacun des marmots. C’est fou ce qu’il adore les enfants, je trouve ça touchant.
Je suis persuadée qu’il a même la larme à l’œil au terme de la session de six semaines, au moment où l’on remet à chaque gosse un « diplôme de remise en forme » accompagné d’un T-shirt spécialement créé pour l’émission avant de leur souhaiter bon vent… et de les remplacer par dix nouveaux gosses aussi enthousiastes que les précédents, dont les parents espèrent le plus souvent qu’ils deviendront les stars de demain.
A quel prix pour ces gamins ? Ça, c’est une autre histoire…
Mais aujourd’hui, la chance n’est pas de mon côté. Après s’être débarrassée avec peine d’une mère à la voix particulièrement stridente qui juge nécessaire d’expliquer en long et en large à notre productrice combien son enfant est devenu fou de l’émission, Rena nous convoque, Colin et moi, dans son bureau.
— Je vous donne cinq minutes !
Zut ! je file vers le vestiaire pour enlever mon collant et mon justaucorps et enfiler un jean et un T-shirt. Pour la douche, il faudra attendre que je sois chez moi. Mon estomac manifeste bruyamment son mécontentement… Il faut dire que je risque fort de ne pas pouvoir quitter le studio avant trois bons quarts d’heure, peut-être même une heure ! Car les rares fois où Rena nous fait venir dans son bureau après l’enregistrement, c’est généralement pour nous faire part d’une de ses « brillantes » idées nouvelles sur le déroulement de l’émission. Non seulement elle brûle d’impatience de nous la faire partager, mais il lui arrive de créer et de tester sur-le-champ une nouvelle chorégraphie avec Colin et moi…
Je sors mes baskets, j’avale une longue gorgée d’eau pour tromper ma faim et je me dirige vers le bureau, résignée.
Colin est déjà là. Il n’a pas eu le temps de quitter son short bleu ciel et son T-shirt jaune vif assortis à ma tenue. Il est confortablement assis sur la chaise contiguë au bureau de Rena, les jambes nonchalamment croisées. Quant à Rena, elle trône dans son fauteuil habituel, dans la position du lotus. Elle a ramené ses cheveux noirs et brillants en petit chignon derrière la nuque, comme aux beaux jours où elle était danseuse, il y a pas mal d’années de ça.
Mes yeux plongent sur le bureau à la recherche des notes que Rena ne devrait pas manquer de parcourir avec nous. Mais je ne vois rien, en dehors des tonnes de papier habituelles, des photos de bambins mignons à croquer et du sempiternel bouillon de légumes qui semble bien être la seule nourriture de Rena. Elle n’a que la peau sur les os !
En m’apercevant dans l’encadrement de la porte, elle reprend une posture normale et me fait signe d’entrer.
— Venez vite vous asseoir.
Elle me désigne la seule chaise qui reste dans la minuscule pièce, un truc orange vif très design qu’elle garde dans son bureau pour ses entretiens avec les futurs candidats. Ça ressemble à un sac…
Je m’efforce de trouver une position assez confortable pour tenir la distance.
— J’étais justement en train d’annoncer la bonne nouvelle à Colin.
— Ah, oui ?
Je m’attends à tout et me prépare au pire. Quelle nouvelle trouvaille va-t-elle nous sortir ? Je ne peux m’empêcher de penser fugitivement à ces clowns qu’elle a fait entrer dans l’émission pour faire la roue… et à ces étirements inspirés des nouvelles techniques d’assouplissement qui m’ont valu un déboîtement d’épaule.
Ce n’est pas une mauvaise nouvelle, comme je le craignais. Bien au contraire. Dommage que j’aie du mal à me concentrer en ce moment, j’en aurais presque dansé de joie. Quant au visage osseux de Rena, il affiche un bonheur complet.
— Une des grandes chaînes nationales envisage de diffuser l’émission !
Voilà des mots que tout acteur un peu ambitieux souhaite entendre. Car malgré l’accueil enthousiaste suscité par Réveil tonique dans les magazines pour parents et les feuilles de chou du métier, une émission câblée ne peut prétendre qu’à une audience marginale.
Je nous imagine avec nos uniformes jaunes et bleus, posant pour des encarts publicitaires sur l’émission, ou pour la promotion de marques de céréales (on sait très bien que les émissions pour enfants qui ont du succès sont bourrées de spots de pub… Impossible d’y échapper !). Et tout ça au nom de la santé du corps.
J’en reste clouée sur ma chaise, de surprise et de consternation. Je regarde Colin, immédiatement rassurée par le sourire radieux qui illumine son visage. Il hausse les sourcils comme pour me dire : « C'est le rêve de notre vie qui se réalise. »
Il a raison, me dis-je dès que mon cœur reprend son rythme normal. Mon nom associé à une grande chaîne de télé, sur un CV, c’est grandiose… Ma carrière va prendre un nouvel essor, et mon chèque de fin de mois aussi. Il faut dire qu’en l’état actuel des choses, il suffit à peine à couvrir les frais de nettoyage de mon adorable justaucorps !
— De quelle chaîne s’agit-il ? s’enquiert Colin.
Je suis soulagée de voir que je suis épaulée par mon partenaire. Il pose les bonnes questions, alors que moi… eh bien, pour être honnête, j’ai du mal à me contrôler.
Rena s’adosse à son fauteuil et passe les mains autour de son genou. On voit ses veines à fleur de peau.
— Je ne peux malheureusement pas vous en dire plus car rien n’est encore officiel. La chaîne est en train d’étudier sa grille des programmes et a demandé à visionner quelques bandes…
D’après elle, la décision ne devrait pas intervenir avant un mois, et cette décision dépend de nombreux facteurs qui échappent à son contrôle. Je me sens soudain beaucoup plus calme, presque soulagée d’apprendre que mon destin ne va pas se jouer dans la journée.
Une station de métro et un arrêt de bus plus tard, j’ai suffisamment recouvré mon sang-froid pour appeler Kirk. Je me sens rassurée en entendant la chaleur de sa voix.
— Coucou, c’est moi !
Au moment de lui annoncer la nouvelle, je me sens à la fois très excitée et terrifiée. Car malgré tous les avantages dont Colin et moi avons discuté avec enthousiasme en quittant ensemble les studios, j’ai toujours comme un pressentiment devant la nouvelle tournure des événements.
—
Bonjour ! Quoi de neuf ?
Je réussis à balbutier :
— Une des chaînes nationales envisage de programmer Réveil tonique.
Un silence de mort s’installe. Kirk est en train de digérer l’information, et j’imagine toutes les réponses qu’il peut me faire : un hoquet de surprise, un rire nerveux, quelques vannes comme quoi je suis prédestinée à passer toute ma vie en justaucorps jaune…
Mais il y en a une que je n’avais pas prévue.
— C'est génial ! Si tu savais comme je suis content pour toi, Angie ! Il faut fêter ça… Tu veux que je réserve une table au Blue Water Grill ?
C’est en entendant prononcer le nom de ce restaurant, celui que Kirk garde en réserve pour les grandes occasions (comme le jour où il a décroché son premier client) que je prends la mesure de ce qui m’arrive. Tout à coup, je me sens tout excitée que ma carrière d’actrice, qui commençait à piétiner, soit enfin sur le point de me propulser sur le devant de la scène.
Mais je préfère refréner mon enthousiasme. Je suggère d’aller plutôt au Jimmy Chen, un restaurant chinois à deux pas de chez Kirk. Nous y allons souvent, lorsqu’une envie de poulet au gingembre ou de porc au caramel nous prend. Après tout, aucun contrat n’a encore été signé. Rien n’est sûr.
Pourtant, une fois assise devant mon assiette de poulet au gingembre, et tandis que Kirk me verse un nouveau verre de vin — un choix un peu inhabituel chez Jimmy, mais ce soir on a quelque chose à fêter ! —, j’ai le sentiment que ma vie a un sens.
Surtout lorsque Kirk me lance d’un air réjoui, par-dessus nos assiettes encore pleines :
— Tout arrive en même temps. Dès que je réussirai à vendre mon projet à Norwood, j’aurai enfin le gros poisson qu’il me faut pour faire décoller ma boîte. Et si tu décroches ce contrat, Angie, tu peux devenir riche !
— C'est vrai.
Je pense à mes récentes dépenses. C’est vrai que j’ai particulièrement besoin d’argent en ce moment.
Puis Kirk me regarde d’un air presque timide.