by Lynda Curnyn
Je regarde mon téléphone : impossible d’obtenir une connexion. Ça ne passe pas. Bon sang, mais c’est pas possible ! Dans quel bled suis-je tombée ? A moins que… c’est peut-être parce que je suis à l’intérieur de la maison.
Je scrute la nuit à travers la fenêtre… Dans le jardin, j’aperçois une table et des chaises installées sur un genre de plancher. Là-bas, la communication devrait passer. Je colle le portable dans la poche de mon pyjama et je descends l’escalier sur la pointe des pieds. Je sursaute à chaque marche en entendant le bois craquer. On croirait une voleuse ! Une fois arrivée dans l’entrée sans encombre, je fais une petite pause pour me remettre de mes émotions, puis je me dirige vers la porte. Surprise ! Elle n’est pas fermée à clé… C’est étrange ! Qui a bien pu l’ouvrir ? A moins qu’il n’y ait pas de cambrioleur dans ce patelin, et qu’on la laisse en permanence ouverte ? On est loin de New York ! J’ai même l’impression d’être sur une autre planète.
Je sors sur le perron quand, soudain, un cri à vous glacer le sang monte dans ma gorge : mon pied vient de buter contre un corps là, dans l’obscurité.
Kayla ! Elle m’intime de me taire, puis sourit d’un air coupable en m’agitant sa cigarette sous le nez.
— Tu comprends, je n’ai pas envie de réveiller mes parents. Je te laisse deviner ce qu’ils pensent de mon vilain défaut…
— Pas de problème. Mais tu m’as fait une de ces peurs ! Je ne pensais vraiment pas trouver quelqu’un dehors.
— Et moi donc !
Et elle me regarde, curieuse de ce que je vais pouvoir lui dire.
— Je n’arrivais pas à m’endormir…
Espérons qu’elle ne remarquera pas la bosse dans la poche de mon pyjama. Je sais que Kayla a l’esprit large, mais quand même… Comment réagirait-elle en découvrant que j’éprouve le besoin impérieux d’appeler un autre homme en pleine nuit ? Justin a beau n’être qu’un ami, j’ai l’impression d’être prise en faute si je l’appelle d’ici.
Je m’assieds sur le perron à côté de Kayla. Elle me tend un paquet de Marlboro Lights.
— Tu en veux une ?
Et comment ! Elle sourit en voyant que je ne me le fais pas dire deux fois.
— J’étais sûre que tu fumais.
Je proteste aussitôt.
— Je ne suis pas ce qu’on appelle une fumeuse. Disons que ça m’arrive de temps en temps.
En fait, depuis que j’envisage d’épouser son frère… Là, je commence à me sentir mal.
Elle allume ma cigarette et, dès la première bouffée, ma panique s’envole.
Nous restons un moment silencieuses. Quel silence! Je crois bien que je n’ai jamais ressenti une telle absence de bruit de toute ma vie… Et puis cette obscurité! J’ai beau scruter le jardin devant la maison, j’arrive à peine à distinguer un vague bosquet. Ça fait très maison hantée, on s’attend à voir surgir des fantômes… Je décide là, sur-le-champ, de ne jamais habiter ailleurs qu’à New York… J’ai besoin de bruit, d’être entourée de gens. Et de lumière, nom d’un chien ! Dieu sait quel serial killer est peut-être en train de nous guetter là, dans le noir ? A Manhattan, les détraqués sont toujours là où on peut les voir. Enfin, en général.
Ceux de Nouvelle-Angleterre, eux, peuvent se dissimuler n’importe où… chez n’importe qui. Allez savoir s’ils ne se cachent pas derrière une clôture blanche, armés jusqu’aux dents…
Comme si elle avait lu dans mes pensées, Kayla me demande :
— Alors, que penses-tu de mes vénérables parents ?
— Oh, ils ne sont pas si mal que ça.
Elle ricane.
— C'est vrai, quand tu les regardes vivre, c’est une très bonne pub contre le mariage. Tu sais, c’est sûrement à cause d’eux que je n’arrive pas à franchir le pas. Tu as vu la façon dont il la rabroue ?
Je n’aurais pas employé ce mot. Mais je suis témoin que M. Stevens a la fâcheuse habitude de ne tenir pratiquement aucun compte de ce que dit sa femme, comme s’il se fichait éperdument de ce qu’elle pense et de ses centres d’intérêt.
Un peu comme Kirk le fait avec moi… Cette pensée me donne froid dans le dos. Je repense au regard qu’il m’a jeté hier soir lorsque je l’ai traîné devant la télé pour écouter ce reportage effrayant sur la maintenance des avions. C'est vrai que j’étais un peu hystérique, j’ai même eu de la chance qu’il me supporte sans se plaindre… Peut-être qu’une fois marié, son calme et son sang-froid feront contrepoids à ma nervosité.
« A moins qu’il ne m’étouffe complètement », me chuchote une petite voix.
Une fois de plus, Kayla semble avoir lu directement dans mes pensées.
— Alors vous avez parlé mariage, Kirk et toi ?
— Vaguement, dis-je en écrasant mon mégot sur le perron.
Elle éclate de rire.
— Mon frère n’est pas du genre à se laisser mettre le grappin dessus facilement… Je crois que Susan souhaitait vraiment l’épouser, mais il ne se sentait pas prêt. A l’époque, il faisait un travail qui ne l’intéressait pas, et j’en arrive à me demander s’il savait ce qu’il voulait. Mais maintenant, la situation a changé. Il a créé sa propre boîte, et d’après ce qu’il a raconté pendant le dîner, ç’a l’air de bien marcher. Il a un gros client en vue.
Parlons-en ! Dire que ce fichu projet pour Norwood est en train de saboter notre couple. Dieu merci, Kirk l’a terminé avant de partir. Je vais peut-être enfin récupérer mon petit ami.
Mais je n’ai plus envie de ressasser tous ces doutes qui m’ont assaillie au cours de ces dernières semaines. Puisqu’on parle mariage, je renvoie la balle à Kayla.
— Et toi, au fait ? Tu penses te marier un jour ?
— Moi ? Je ne sais pas. Je ne pense pas être faite pour le mariage.
Sur ce, elle ramasse les mégots qui traînent sur le perron.
En sondant le paysage plongé dans l’obscurité, je ne peux m’empêcher de me demander si le mariage est fait pour moi.
Je suis réveillée par les hurlements d’un bébé, encore sous le choc du rêve que je viens de faire. Kirk et moi étions mariés, et nous avions déménagé dans le sous-sol des Stevens. Et pendant un bref instant, dans l’état comateux qui est le mien au réveil, je suis persuadée que c’est notre enfant qui crie comme si sa vie était en jeu.
Quel soulagement quand je finis par comprendre que ce petit bout de chou n’est pas le mien ! Ce doit être la nièce de Kirk. Si ma mémoire est bonne, Mme Stevens nous a dit que Kate et Kenneth arriveraient tôt avec le bébé pour que nous puissions aller tous ensemble à l’église pour le baptême prévu à 13 h 30.
Je jette un regard furtif dans la chambre de Kirk, mais il est déjà debout et la couverture bleue a été remise soigneusement en place. Je décide de prendre un peu mon temps pour être bien réveillée avant d’affronter le clan des Stevens au grand complet.
J’attrape mes affaires de toilette et deux serviettes, et je fonce vers la douche. Quand je sors de la salle de bains, les pleurs du bébé ont cessé. Je me sèche les cheveux, je me maquille, et j’enfile un pantalon corsaire assorti d’un T-shirt, puis je descends l’escalier pour tomber sur Mme Stevens à quatre pattes devant un bébé aux cheveux noirs. Elle joue à faire « coucou » dans un nouveau jogging.
M. Stevens est en train de lire le journal tandis que Kirk et Kayla sont assis sur le canapé, en grande conversation avec une femme grande et mince aux yeux bleus pétillants qui doit être Kate, et un grand barbu un peu rustaud, Kenneth je suppose.
Mme Stevens détourne un instant son attention de sa petite-fille.
— Ah, vous êtes debout ! Nous commencions tous à nous demander si vous n’alliez pas dormir jusqu’à ce soir !
Ça ne m’aurait pas forcément déplu.
Kirk me présente à Kate et Kenneth, et je m’assieds près d’eux sur le canapé. Kayla se lève pour aller me chercher un café. Elle a deviné sans me le demander que le breuvage tiédasse qui traîne sur la table au fond de la théière en porcela
ine n’est pas à mon goût pour accompagner les bagels et les gâteaux danois.
Tandis que je déguste mon petit déjeuner, soulagée de ne pas avoir à craindre une quelconque intoxication alimentaire, je me dis que l’arrivée de la nièce de Kirk est une sacrée aubaine. Car je ne suis plus le centre d’intérêt de la famille qui n’a d’yeux que pour la petite Kimberly. Elle est assise au centre du tapis et babille des mots incohérents qui enchantent sa grand-mère, en adoration devant la gamine.
La communication passe assez bien avec Kate et Kenneth. Il faut dire que nous avons à peine eu le temps d’échanger trois phrases lorsque Mme Stevens se met à crier.
— Regardez Kimberly ! Regardez-la !
Tout le monde se retourne pour voir le bébé applaudir en faisant une grosse bulle de salive.
Mais le show de la délicieuse enfant tourne court car M. Stevens vient de consulter sa montre. Il crie à sa femme d’un ton d’avocat général :
— Carol, il est presque midi ! Si je ne m’abuse, nous devons être à l’église au plus tard à 13 h 15… Nous allons être en retard !
Mme Stevens, toujours allongée sur le tapis près de sa petite-fille, lève le nez.
— Mon Dieu ! Il faut habiller Kimberly !
Puis jetant un coup d’œil sur sa tenue de gala, elle ajoute :
— Nous devons tous nous préparer !
Dans la minute qui suit, c’est la panique à bord ! Mme Stevens empoigne le bébé en criant à tue-tête :
— Où est la robe de baptême ?
Elle distribue des ordres à droite et à gauche, envoie Kenneth chercher la voiture et Kate une couche de rechange. M. Stevens, lui, prend tout son temps pour s’extraire de son fauteuil et sort de la pièce d’un pas lourd, sans se presser.
Kayla continue de mâcher consciencieusement un dernier biscuit et prend son bol de café en marmonnant entre ses dents :
— L'église n’est qu’à cinq minutes d’ici, à tout casser !
Kirk se lève aussitôt.
— Peut-être, mais nous ferions mieux de nous préparer. Tu la connais…
Je suis sûre qu’il parle de sa mère !
Puis il se tourne vers moi.
— Tu viens ?
***
Une fois seule dans ma chambre, je sors ma robe bleu ciel de ma valise, un rien excitée comme je l’étais toute gamine le matin de Noël. Je suis tellement impatiente de la porter, j’en rêve depuis que je l’ai achetée chez Bloomingdale.
Dès que je l’enfile et que je remonte la fermeture à glissière sur le côté, je vois les plis disparaître comme par enchantement. Vive le Lycra ! Il doit bien y en avoir un peu pour obtenir ce résultat-là…
C’est parfait. Les bretelles mettent en valeur la fermeté de mes bras, et le haut est suffisamment ajusté pour faire ressortir ma poitrine menue plus que de coutume. On comprend qu’une telle robe puisse valoir cent cinquante dollars ! Elle les vaut largement.
Je mets une noix de gel sur mes cheveux, juste pour enlever la frisure qui commence à apparaître, et j’enfile mes sandales à lanières. Puis je frappe à la porte de Kirk.
— Tu es prêt ? dis-je en glissant ma tête par la porte.
En pantalon bleu marine et en chemise — une magnifique chemise blanche —, il est en train de repasser sa veste avec soin. Il repose le fer sur son socle et se retourne pour me regarder.
— Ouah ! Eh bien dis-moi, tu es vraiment… sexy.
Est-ce un compliment ou pas ? J’en doute en voyant l’expression effrayée de son visage. Je m’approche de lui et je glisse mes bras autour de sa taille, sous la chemise.
— Tu sais que tu n’es pas mal non plus ?
Il s’écarte aussitôt de moi.
— Angie, arrête ! Mes parents sont juste en bas.
— Tu veux dire tout en bas.
Et je me colle de nouveau à lui pour le taquiner. Comme je me sens d’humeur espiègle, je presse mes lèvres contre son torse nu et je lui mordille le bout du sein.
Je sens son corps se tendre sous mes mains. Il grogne.
— Ange, ça suffit !
— Bon, d’accord !
Je le libère pour aller m’asseoir sur son lit. C'est insensé, cette réaction. A croire que ses parents ont banni le mot « sexe » de leur vocabulaire. Je me rappelle alors qu’ils font chambre à part… Et puis la façon dont Mme Stevens a repoussé son mari quand il lui a tendu la main pour l’aider à se relever. Si ça se trouve, ils ont renoncé à toute forme d’intimité.
Je passe vite à autre chose tandis que Kirk achève de se préparer. Je balaie sa chambre du regard, ce que je n’avais pas encore fait depuis mon arrivée ici. C’est bizarre… Comme celle de Kate, on dirait un peu un mausolée élevé à la mémoire de l’enfant qu’a été Kirk. Des trophées de football sont alignés sur une étagère, côtoyant une collection de chopes de bière provenant des nombreux pubs que Kirk a fréquentés durant ses études à l’université de Boston. Je repère aussi deux ou trois voitures miniatures. C’est mignon, presque émouvant, de découvrir tous ces témoignages de son enfance. Je me lève pour regarder de plus près une série de photos accrochées au mur. Il y en a six, et toutes sont des photos de Kirk et Susan.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
Ma voix est montée de deux tons.
— Quoi ? Qu’est-ce qui te gêne ? répond Kirk, qui a tourné la tête vers moi tout en nouant sa cravate.
— Pourquoi y a-t-il des photos de Susan partout ? Tu n’habitais pas ici à l’époque où tu sortais avec elle ! C’est comme ce portrait de famille… Explique-moi !
— C’est ma mère. C’est elle qui a mis toutes ces photos au mur. Je crois qu’elle voulait que Susan… se sente à l’aise ici. Ce n’est pas la peine d’en faire toute une histoire, ce sont de vieilles photos, Angie. Elle n’a sans doute pas trouvé le temps de les enlever, tout simplement.
Je ne suis pas convaincue.
J’ai même la certitude qu’il n’y aura jamais de photos de moi dans cette vieille baraque lorsque je pénètre quelques instants plus tard dans le salon avec Kirk. En me voyant, sa mère ouvre des yeux grands comme des soucoupes !
— Ma chère petite, est-ce bien cette tenue que vous avez l’intention de porter ?
Je louche du côté de Kirk, qui se tourne brusquement vers moi comme s’il cherchait ce qui choque tant sa mère.
— C'est une très jolie robe, c’est entendu, mais nous allons à l’église et vous avez les bras nus ! Vous montrez même vos épaules…
A l’entendre, on dirait que j’ai aussi les seins à l’air !
Quand je vois comment elle est attifée — une large robe à fleurs avec des manches mi-longues —, je me sens presque toute nue…
Kate entre dans la pièce en tailleur ivoire — le genre sévère —, suivie de son époux en costume bleu marine avec Kimberly dans ses bras. La pauvre petite est emballée dans des kilomètres et des kilomètres de soie blanche.
Même Kayla l’exhibitionniste a choisi un ensemble pantalon en peau très convenable.
Kirk prend ma défense.
— Maman, elle est très bien comme ça.
Et Kate prend le relais.
— Vous savez, l’Eglise n’est plus aussi stricte qu’avant.
— Peut-être, mais moi, si !
Sur ces bonnes paroles, Mme Stevens se dirige vers le placard de l’entrée et revient avec une sorte d’énorme napperon en dentelle.
— Tenez, mettez ça.
Et elle drape ce qui se révèle être un châle autour de mes scandaleuses épaules. Elle ose couvrir ma robe à cent cinquante dollars d’un morceau de tissu à quatre-vingt dix-neuf cents le mètre, à tout casser ! Et qui pue la naphtaline à plein nez… C’est bien simple, j’éternue deux fois de suite.
— Vous voyez, Angela ? Vous êtes déjà en train d’attraper froid. Il faut vous couvrir.
Kirk soupire et me regarde comme pour s’excuser. Puis il se retourne vers sa mère.
— Où est papa ?
— Dans la voiture. Allez,
c’est l’heure de partir.
Elle attrape en passant son porte-monnaie posé sur la table.
Nous arrivons avec une bonne demi-heure d’avance. Mme Stevens est ravie, car elle comptait faire des photos devant l’église. Devinez qui tient l’appareil ? Et quand arrive l’heure de la cérémonie, on m’enlève le Nikon des mains pour le remplacer par le Caméscope numérique de Kenneth, qui me demande d’un air presque suppliant si je veux bien filmer le baptême.
Ça ne me pose pas de problème. D’autant que mon nouveau rôle de preneuse de vues me permet d’être mieux placée que je n’aurais dû l’être, juste à côté de Kirk, qui se trouve avec tout le reste de la famille près des fonts baptismaux. En plus, je dois avouer qu’observer la famille Stevens sur le petit écran me comble d’aise. Ça me permet de me tenir à l’écart…
Et c’est exactement de ça que je rêve : être à des centaines de kilomètres d’ici !
Je suis d’autant plus surprise de ma réaction quelques instants plus tard, lorsque le prêtre commence à prononcer les formules sacrées qui ouvrent à la petite Kimberly les portes de l’Eglise catholique romaine. Je me sens bizarrement émue. En dépit de toutes les prières que j’ai marmonnées dans l’avion, je n’ai jamais véritablement adhéré à la religion dans laquelle j’ai été élevée. Je n’y ai même jamais réfléchi depuis le collège où j’ai étudié la poésie de Wallace Stevens et décrété que le christianisme n’était qu’une imposture. Mais je ne faisais alors que tester mon aptitude à penser par moi-même.
J’observe avec une sorte de fascination le prêtre verser l’eau bénite sur le front de Kimberly, et j’entrevois tout ce qu’implique la décision d’élever un enfant. Quelle responsabilité que de donner la vie ! Toutes ces décisions à prendre, tous ces choix à faire ensuite… Comment le nourrir, l’habiller, quelles prières lui apprendre pour qu’il les récite plus tard dans l’avion qui l’emmènera vers sa future belle-famille… Serai-je jamais prête un jour à assumer ce rôle de mère ?