by Lynda Curnyn
Il me coule un regard presque timide.
Je lutte contre la panique qui monte en moi. Une petite voix démoniaque me susurre : « Tu ne l’aimes pas assez ! » Mes membres sont comme paralysés de froid. Est-ce que je l’aime assez ? Assez pour quitter New York, ma ville. Assez pour abandonner tous mes rêves ?
Plus tard, c’est presque un soulagement d’embarquer dans l’avion, après un dîner d’adieu chez les Stevens. Nous avons eu droit à un cours sur l’avantage de faire des investissements judicieux et de bien gérer ses dettes, tandis que Mme Stevens s’efforçait de nous gaver de ragoût de mouton, comme si elle n’avait qu’une idée en tête : faire ingurgiter à Kirk tous les éléments nutritionnels qui lui manquent.
On dirait d’ailleurs qu’elle me rend responsable de cette carence… Cette façon de me regarder après une dernière embrassade un peu guindée sur le pas de la porte ! J’ai même droit à un court sermon :
— Vous n’avez vraiment que la peau sur les os !
Elle n’a pas tort. Je me fais l’effet d’être un squelette, de n’être plus que l’ombre de moi-même.
Je me sens un peu triste pour Kayla, que je serre très fort dans mes bras au moment des adieux. J’espère que tout ira bien pour elle, que la vie lui accordera tout ce qu’elle en attend. Comme je l’espère pour moi.
Et je me retrouve dans l’avion, la ceinture bouclée, m’armant de tout mon courage pour lutter contre l’accès de panique qui va inévitablement s’emparer de moi dès que l’avion commencera à rouler sur la piste. Mais je suis surprise de constater que je ne ressens rien.
Absolument rien.
Bien sûr, je récite quand même mes prières, juste au cas où. Mais on dirait des psalmodies faites pour m’aider à ne plus penser à rien.
Je passe ensuite à la cérémonie des vœux.
« S'il Vous plaît, mon Dieu, faites que nous atterrissions sans problème. A LaGuardia. Sur le tarmac. »
Mais en regardant Kirk, qui est une fois de plus plongé dans un magazine d’informatique, je prends conscience que je me fiche royalement de l’endroit où nous allons atterrir.
« Je plaisantais. Je ne m’en fiche pas du tout, mon Dieu, pas du tout. »
C’est vrai. J’ai envie de vivre et de…
Je ferme les yeux pour faire un autre vœu.
« Je voudrais juste être heureuse. »
Comment ? Ça reste un peu flou dans mon esprit. Au fait, c’est quoi le bonheur ? Je continue de regarder Kirk, qui a posé le magazine et installé son portable sur ses genoux, sans doute avec la ferme intention de replonger la tête la première dans le boulot.
Ce doit être ça le bonheur. L'écran s’allume, et il tape son mot de passe. Il ne pense vraiment qu’à ça, et pourtant… D’une minute à l’autre, on va lui demander d’éteindre son ordinateur pour le décollage. Mais il continue de profiter des quelques instants qui lui restent pour en faire le plus possible.
C'est précisément ça que j’aime en lui. Et je voudrais être capable d’en faire autant.
Je tends la main pour caresser sa barbe de trois jours, comme si je pouvais prendre un peu de sa force. Il me regarde en souriant.
— Ça va aller ?
— Ça va, dis-je, la voix étranglée par l’émotion.
Je ne comprends même pas pourquoi je suis émue à ce point. C’est très étrange.
A moins que je n’aie pas envie de comprendre.
15
Je suis atteinte de New York… mania !
En quittant l’avion à LaGuardia, j’ai une envie folle d’embrasser le sol. Si ce n’était pas un nid à microbes, je l’aurais fait. Mais je n’échangerais pour rien au monde le sol vitré et sale de LaGuardia contre la propreté aseptisée du Logan Airport.
Après avoir récupéré nos bagages, nous nous dirigeons vers la station de taxis, et je ressens comme un pincement de joie en voyant deux hommes d’affaires se battre pour une voiture.
— Ecoutez, sombre crétin, j’étais ici avant vous ! dit le plus grand, et clairement le plus costaud des deux.
Vas-y, explique-lui quelles sont les règles ici ! Voilà un vrai New-Yorkais… Il ne tourne pas autour du pot avec cette politesse mi-passive, mi-agressive dont les gens de Nouvelle-Angleterre sont si fiers !
En arrivant dans la file d’attente, je regarde autour de moi, toute contente de retrouver les gens de ma ville.
Bien sûr, je me sens un peu coupable de réagir ainsi. N’oublions pas que Kirk est né en Nouvelle-Angleterre, et qu’il y a passé toute son enfance. Mais à présent, c’est un New-Yorkais, au même titre que Grace et moi. Et même Justin ! me dis-je en prenant la main de Kirk. C’est peut-être lui le plus new-yorkais d’entre nous, quand je pense à tout l’amour qu’il porte à cette magnifique ville. Un amour profond et sincère.
Justin. Je suis tellement impatiente de rentrer chez moi pour le retrouver. Grace aussi, malgré sa métamorphose… Mes amis me manquent terriblement !
Lorsque arrive enfin notre voiture, j’interromps Kirk au moment où il donne son adresse au chauffeur.
— Vous vous arrêtez d’abord à cette adresse, puis vous me conduisez au coin de la 9e Rue et de l’Avenue A.
— Tu vas chez toi ? s’étonne Kirk.
— Euh… Oui. J’ai des choses à faire. Et puis il faut que je ramène mon gros sac.
Est-ce à la pensée de ce gros sac bloquant le passage dans son appartement nickel ? Toujours est-il que, lorsque nous nous arrêtons devant son immeuble, Kirk n’a pas l’air mécontent de sortir seul du taxi. Il attrape son bagage et m’embrasse sur la joue en s’extirpant du siège arrière.
— Je t’appelle demain.
Quand le taxi descend la IIe Avenue en direction d’East Village, je me sens renaître. Tout est possible ici !
Nous tournons dans la 10e Rue et nous passons devant le Théâtre de la Nouvelle Ville où j’ai connu l’un de mes plus grands moments de théâtre dans Fefu et ses amies. J’y interprétais le rôle de Fefu.
Ce que je peux l’aimer, cette putain de ville !
Une fois arrivée à destination, je traîne ma valise jusqu’au troisième étage avec l’aide de David, mon voisin du troisième B avec lequel je suis tombée nez à nez dans le hall. Il est ravi de pouvoir aider une voisine dans l’embarras.
Je glisse ma clé dans la serrure, impatiente de revoir Justin pour lui raconter mon week-end surréaliste en Nouvelle-Angleterre (quand je pense qu’ils poussent le vice jusqu’à avoir l’accent anglais…).
L'appartement est étrangement silencieux. Pas la moindre radio en bruit de fond. Pas de cliquetis de vaisselle dans la cuisine, comme lorsque Justin joue le maître queux pour nous préparer de bons petits plats. Je suis archidéçue, mais il faut bien se rendre à l’évidence : Justin n’est pas là.
Je me retrouve toute seule avec les trois canapés, les quatre télés, les six lampes et le hamac…
Sans oublier l’azalée.
Je soupire en poussant mon sac jusqu’au milieu du salon. C’est alors que j’aperçois un bout de papier sur la table basse. Je reconnais l’écriture ronde de Justin.
« Bienvenue chez toi, Angie ! Suis parti en Floride pour faire une surprise à Lauren. Retour prévu semaine prochaine. N’oublie pas d’arroser Bernadette ! »
Je suppose qu’il parle de l’azalée. Apparemment, notre arbuste a un nom, maintenant.
Je roule le papier en boule et je vise la poubelle de la cuisine. Raté ! Je suis de plus en plus déçue. J’aimerais bien être à la place de Justin, pouvoir faire un saut en Floride quand ça me chante…
A dire vrai, j’aimerais surtout être à la place de Lauren et avoir un mec comme Justin prêt à décoller dans la minute qui suit pour venir me voir.
Bon, tant pis. J’empoigne l’arrosoir et je vais le remplir dans la cuisine. Il me reste au moins cette brave vieille Bernadette.
Et Grace, me dis-je après avoir donné à boire à mon azalée.
Je m’installe sur le canapé numéro trois, lequel, mine de rien, est en train de deveni
r mon préféré parce qu’il est à la portée de tout ce qui est important dans l’appartement, technologiquement parlant. La télécommande, par exemple, ou le téléphone.
Je décroche le combiné, sur le point d’appeler Grace, mais je me rends compte que j’ai un autre coup de fil plus urgent à donner. Il y a quelqu’un qui attend avec impatience de mes nouvelles, et je dois le prévenir tout de suite que je suis bien rentrée (avant qu’il ne commence à faire le tour des hôpitaux à la recherche des victimes de crashes).
J’ai à peine le temps de dire « allô » que ma mère pousse un cri de soulagement.
— Angela ! Dieu merci, tu es revenue saine et sauve.
Je souris. Ça fait du bien de voir qu’il y a au moins une personne qui comprend ma peur de l’avion.
— Eh oui, je suis rentrée.
Maintenant qu’elle est rassurée sur ma forme physique, elle veut en savoir plus sur mon état mental.
— Alors, comment s’est passé ce week-end ?
— Bien… bien ! La famille de Kirk est, comment dire, charmante.
Que voulez-vous que je lui dise ! Inutile qu’elle extrapole sur mes rapports avec Kirk en se fondant sur un simple week-end dans sa famille. D’ailleurs, je suis totalement incapable de tirer moi-même des conclusions de ces deux jours. Je ne suis même pas sûre qu’il soit judicieux de le faire. Après tout, je ne suis pas encore fiancée…
— Est-ce que tu as bien mangé ?
Ma mère n’a qu’un critère de jugement pour décider si une famille est fréquentable ou non : son aptitude à vous gaver comme une oie.
— Très bien.
C'est vrai qu’ils ont au moins essayé, non ? Comment pouvaient-ils savoir que j’ai horreur d’avoir dans mon assiette des steaks dégoulinants ? Sans compter que le buffet préparé par le traiteur pour le jour du baptême était bon… Du moins quand on aime le goût du préfabriqué tout droit sorti des assiettes en alu.
— Comment va Nonnie ?
— Très bien. Enfin, quand je la vois. Figure-toi que ce soir, Artie Matazzarro l’a emmenée danser au Club des personnes âgées. Ils ont organisé une sauterie pour la fête du Travail. Tu comprends ça, toi ? D’autant que ta grand-mère n’est même pas membre du club !
Voilà ce qui la choque le plus : que Nonnie ait profité de l’aubaine sans avoir réglé la cotisation annuelle…
En fait, je soupçonne surtout ma mère de se sentir horriblement seule. Surtout lorsqu’elle m’apprend que Joey et Miranda ont emmené les enfants à Long Island pour tout le week-end, et que Sonny et Vanessa sont allés dans la famille de Vanessa. Ma mère avait l’habitude de passer cette fête du Travail entourée des siens. Seulement voilà, tout le monde a grandi, et chacun vit sa vie… Il serait temps que maman pense un peu à elle !
— Alors, qu’est-ce que tu as fait de ta journée ?
— Oh, je suis allée voir ton père.
En d’autres termes, elle est allée sur sa tombe. C'est sûrement la tombe la mieux entretenue de tout le cimetière Saint John ! Elle n’arrête pas d’y apporter des fleurs, ou d’arroser celles qui tiennent encore sur leur tige.
— Maman, il te faudrait une occupation, un hobby.
Ou un homme… Encore que cette pensée me terrifie. J’ai du mal à imaginer ma mère avec un autre homme que mon père. Mais mon père est parti, et ma mère n’a que cinquante-neuf ans. Elle va se retrouver seule pendant un bon bout de temps.
Comme si elle lisait dans mes pensées, elle saute sur l’occasion.
— Je n’ai besoin de rien. Au fait, quand viens-tu dîner?
— Bientôt.
Je reste volontairement vague car je n’ai pas envie de m’y risquer dans l’immédiat. Pas avec Kirk. Pas au moment où tout est un peu… flou dans ma tête.
Et parce que ma vie privée prend des allures de point d’interrogation, je me retrouve en train de raconter ma vie professionnelle. Je passe en revue tout ce qui s’est passé depuis que Rena a annoncé qu’une grande chaîne s’intéressait à Réveil tonique. J’ignore pourquoi j’ai choisi de partager ces nouvelles avec ma mère ce soir et pas un autre jour… Peut-être pour lui montrer que ma vie n’est pas aussi fantaisiste qu’il n’y paraît. Qu’après avoir végété si longtemps dans un rôle un peu ingrat, je vais sans doute passer à la vitesse supérieure et me construire un avenir.
Ma mère est excitée comme une puce.
— Ma petite fille, ton père aurait été si fier de toi…
— Tu crois ?
— Bien sûr. Il voulait tellement te voir heureuse, Angela.
Elle marque un temps d’arrêt.
— … car tu es heureuse, n’est-ce pas ?
— Oui.
Un petit oui…
Au moment même où je prononce ce mot, je sens le doute s’insinuer en moi, et une vague de tristesse me submerge. Mieux vaut couper court à cette conversation. Je prétexte une fatigue soudaine et la nécessité de me coucher tôt pour ne pas compromettre ma prestation du lendemain, et par conséquent toute ma carrière.
Après avoir raccroché, je me dépêche de composer le numéro de Grace en espérant avoir avec elle une conversation plus détendue.
— Salut, c’est moi !
— Salut, Angie ! Une seconde…
Je l’entends discuter avec une tierce personne — un homme, apparemment — puis j’entends le bruit d’une porte qui se referme. Si seulement c’était Drew, mais je ne me fais guère d’illusions. A moins que… Ils se sont peut-être réconciliés pendant le week-end !
— C’était qui ?
— Billy.
Au temps pour moi. Je suis déçue.
— Bon, je vais te laisser si tu as de la compagnie…
Loin de moi l’idée de priver Grace d’une bonne séance de sexe.
— Non, pas de problème, je suis seule. Il allait justement partir quand tu as appelé. Figure-toi qu’il a passé les nuits de samedi et dimanche ici. Cette fois au moins, j’ai eu ce que je voulais.
Et elle éclate de rire, un rire de femme comblée.
Comment Grace peut-elle tenir ce genre de propos ! Est-ce vraiment sa seule ambition, passer un bon moment au lit ? Elle qui a connu l’amour — ça, je n’en démords pas ! — se contenterait-elle à présent de ces sordides parties de jambes en l’air ? Mais Grace ne me laisse pas le temps de développer mon point de vue sur son nouveau comportement avec les hommes. Elle me branche immédiatement sur un autre sujet : Kirk.
— Alors ce week-end avec la famille de Kirk, ça s’est passé comment ?
Je m’empresse de répondre :
— Bien !
Pourquoi ai-je menti à ma meilleure amie ? Sans doute pour lui prouver que la monogamie peut marcher, ou m’en convaincre moi-même.
— … le baptême était super, la petite très mignonne.
Et aussi très bruyante. Pour l’entendre, on l’a entendue, la petite Kimberly !
— … nous avons parlé de… de tas de choses. C'était très… excitant.
Tu parles !
Elle a l’air un peu surprise.
— Ah bon, parfait ! Si je comprends bien, tu as franchi un gros obstacle. On ne connaît jamais vraiment quelqu’un tant qu’on n’a pas rencontré ses parents, c’est connu !
— Que veux-tu insinuer ?
Je suis horrifiée à l’idée que Kirk puisse devenir comme ses parents après notre mariage.
— Aïe ! Je te trouve bien susceptible, tout à coup. Tu es sûre que tout va bien ?
— Très bien, merci.
C’est loin d’être le cas.
En me réveillant, le lendemain, je sens que je n’ai pas la pêche. Et l’enregistrement de l’émission est plutôt pénible, c’est tout juste si j’arrive à faire les exercices de pure routine. J’ai l’impression que mon corps pèse trois tonnes. Quant à mon moral… Bref, j’ai le moral à zéro.
Mon malaise tourne en panique lorsque Rena nous convoque, Colin et moi, à la fin de l’enregistrement. Elle nous dévoile le nom de la chaîne qui s’intéresse à notre émis
sion : la Fox. Elle va d’ailleurs rencontrer deux responsables la semaine prochaine pour discuter du contrat.
Colin est aux anges.
Kirk aussi, quand je l’appelle de chez moi pour lui annoncer la nouvelle. Il faut dire qu’il a une autre raison de pavoiser. Il vient de recevoir un coup de fil de Norwood. Après avoir examiné son projet, ils veulent le rencontrer au siège, à Chicago, pour parler des conditions d’une éventuelle collaboration.
— Ça y est, Angie ! Si nous arrivons à nous mettre d’accord, j’aurai décroché mon plus gros client. Ils ont des bureaux partout. Tu te rends compte, mon logiciel va être utilisé dans tout le pays !
Je le félicite chaleureusement. Difficile de faire autrement, ses rêves sont en train de se réaliser… alors que les miens sont sur le point de s’évanouir dans le bleu du ciel. Aussi bleu que mes gros collants de gym.
L'après-midi, j’arrive à Lee & Laurie en faisant une tête de six pieds de long. Rien n’arrive à me tirer de ma sinistrose, pas même le catalogue d’automne qui vient de sortir.
La seule chose positive, c’est que je n’aurai pas à parler de mon projet de contrat au Comité. Pas question que quelqu’un d’ici apprenne que je pourrais être amenée à quitter la boîte ! Car c’est ce qui risque de se passer. Si je décroche ce contrat avec Réveil tonique, il y a toutes les chances pour que je laisser tomber Lee & Laurie. Cette seule idée aurait dû me remonter le moral. Eh bien non.
Heureusement, je n’ai pas à me surveiller pour éviter de vendre la mèche au Comité. La seule chose qui intéresse les filles, c’est mon futur mariage. Dès que je pénètre dans la pièce, Michelle me saute dessus.
— Alors ? Raconte ! Ça s’est passé comment ?
Doreen et Roberta viennent aussi aux nouvelles. En cercle autour de moi, elles ont hâte d’entendre tous les détails du week-end.
Je décide de leur dire que la famille Stevens m’a trouvée aussi charmante que moi, je les ai trouvés charmants.
Simple, non ? Je n’ai même pas besoin de mentir.