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Complete Works of Gustave Flaubert

Page 75

by Gustave Flaubert


  Et malgré tous ses efforts, il lui était impossible de desserrer la bouche.

  — Vous n'avez pas changé, vous êtes toujours charmante !

  — Oh ! reprit-elle amèrement, ce sont de tristes charmes, mon ami, puisque vous les avez dédaignés.

  Alors il entama une explication de sa conduite, s'excusant en termes vagues, faute de pouvoir inventer mieux.

  Elle se laissa prendre à ses paroles, plus encore à sa voix et par le spectacle de sa personne ; si bien qu'elle fit semblant de croire, ou crut-elle peut-être, au prétexte de leur rupture ; c'était un secret d'où dépendaient l'honneur et même la vie d'une troisième personne.

  — N'importe ! fit-elle en le regardant tristement, j'ai bien souffert !

  Il répondit d'un ton philosophique :

  — L'existence est ainsi !

  — A-t-elle du moins, reprit Emma, été bonne pour vous depuis notre séparation ?

  — Oh ! ni bonne... ni mauvaise.

  — Il aurait peut-être mieux valu ne jamais nous quitter.

  — Oui..., peut-être !

  — Tu crois ? dit-elle en se rapprochant.

  Et elle soupira.

  — Ô Rodolphe ! si tu savais... je t'ai bien aimé !

  Ce fut alors qu'elle prit sa main, et ils restèrent quelque temps les doigts entrelacés, – comme le premier jour, aux Comices ! Par un geste d'orgueil, il se débattait sous l'attendrissement. Mais, s'affaissant contre sa poitrine, elle lui dit :

  — Comment voulais-tu que je vécusse sans toi ? On ne peut pas se déshabituer du bonheur ! J'étais désespérée ! j'ai cru mourir ! Je te conterai tout cela, tu verras. Et toi... tu m'as fuie !...

  Car, depuis trois ans, il l'avait soigneusement évitée par suite de cette lâcheté naturelle qui caractérise le sexe fort ; et Emma continuait avec des gestes mignons de tête, plus câline qu'une chatte amoureuse :

  — Tu en aimes d'autres, avoue-le. Oh ! je les comprends, va ! je les excuse ; tu les auras séduites, comme tu m'avais séduite. Tu es un homme, toi ! tu as tout ce qu'il faut pour te faire chérir. Mais nous recommencerons, n'est-ce pas ? nous nous aimerons ! Tiens, je ris, je suis heureuse !... parle donc !

  Et elle était ravissante à voir, avec son regard où tremblait une larme, comme l'eau d'un orage dans un calice bleu.

  Il l'attira sur ses genoux, et il caressait du revers de la main ses bandeaux lisses, où, dans la clarté du crépuscule, miroitait comme une flèche d'or un dernier rayon du soleil. Elle penchait le front ; il finit par la baiser sur les paupières, tout doucement, du bout de ses lèvres.

  — Mais tu as pleuré ! dit-il. Pourquoi ?

  Elle éclata en sanglots. Rodolphe crut que c'était l'explosion de son amour ; comme elle se taisait, il prit ce silence pour une dernière pudeur, et alors il s'écria :

  — Ah ! pardonne-moi ! tu es la seule qui me plaise. J'ai été imbécile et méchant ! Je t'aime, je t'aimerai toujours !... Qu'as-tu ? dis-le donc !

  Il s'agenouillait.

  — Eh bien !... je suis ruinée, Rodolphe ! Tu vas me prêter trois mille francs !

  — Mais..., mais..., dit-il en se relevant peu à peu, tandis que sa physionomie prenait une expression grave.

  — Tu sais, continuait-elle vite, que mon mari avait placé toute sa fortune chez un notaire ; il s'est enfui. Nous avons emprunté ; les clients ne payaient pas. Du reste la liquidation n'est pas finie ; nous en aurons plus tard. Mais, aujourd'hui, faute de trois mille francs, on va nous saisir ; c'est à présent, à l'instant même ; et, comptant sur ton amitié, je suis venue.

  — Ah ! pensa Rodolphe, qui devint très pâle tout à coup, c'est pour cela qu'elle est venue !

  Enfin il dit d'un air calme :

  — Je ne les ai pas, chère madame.

  Il ne mentait point. Il les eût eus qu'il les aurait donnés, sans doute, bien qu'il soit généralement désagréable de faire de si belles actions : une demande pécuniaire, de toutes les bourrasques qui tombent sur l'amour, étant la plus froide et la plus déracinante.

  Elle resta d'abord quelques minutes à le regarder.

  — Tu ne les as pas !

  Elle répéta plusieurs fois :

  — Tu ne les as pas !... J'aurais dû m'épargner cette dernière honte. Tu ne m'as jamais aimée ! tu ne vaux pas mieux que les autres !

  Elle se trahissait, elle se perdait.

  Rodolphe l'interrompit, affirmant qu'il se trouvait « gêné » lui-même.

  — Ah ! je te plains ! dit Emma. Oui, considérablement !...

  Et, arrêtant ses yeux sur une carabine damasquinée qui brillait dans la panoplie :

  — Mais, lorsqu'on est si pauvre, on ne met pas d'argent à la crosse de son fusil ! On n'achète pas une pendule avec des incrustations d'écaille ! continuait-elle en montrant l'horloge de Boulle ; ni des sifflets de vermeil pour ses fouets – elle les touchait ! – ni des breloques pour sa montre ! Oh ! rien ne lui manque ! jusqu'à un porte-liqueurs dans sa chambre ; car tu t'aimes, tu vis bien, tu as un château, des fermes, des bois ; tu chasses à courre, tu voyages à Paris... Eh ! quand ce ne serait que cela, s'écria-t-elle en prenant sur la cheminée ses boutons de manchettes, que la moindre de ces niaiseries ! on en peut faire de l'argent !... Oh ! je n'en veux pas ! garde-les !

  Et elle lança bien loin les deux boutons, dont la chaîne d'or se rompit en cognant contre la muraille.

  — Mais, moi, je t'aurais tout donné, j'aurais tout vendu, j'aurais travaillé de mes mains, j'aurais mendié sur les routes, pour un sourire, pour un regard, pour t'entendre dire : « Merci ! » Et tu restes là tranquillement dans ton fauteuil, comme si déjà tu ne m'avais pas fait assez souffrir ? Sans toi, sais-tu bien, j'aurais pu vivre heureuse ! Qui t'y forçait ? Était-ce une gageure ? Tu m'aimais cependant, tu le disais... Et tout à l'heure encore... Ah ! il eût mieux valu me chasser ! J'ai les mains chaudes de tes baisers, et voilà la place, sur le tapis, où tu jurais à mes genoux une éternité d'amour. Tu m'y as fait croire : tu m'as pendant deux ans, traînée dans le rêve le plus magnifique et le plus suave !... Hein ! nos projets de voyage, tu te rappelles ? Oh ! ta lettre, ta lettre ! elle m'a déchiré le coeur !... Et puis, quand je reviens vers lui, vers lui, qui est riche, heureux, libre ! pour implorer un secours que le premier venu rendrait, suppliante et lui rapportant toute ma tendresse, il me repousse, parce que ça lui coûterait trois mille francs !

  — Je ne les ai pas ! répondit Rodolphe avec ce calme parfait dont se recouvrent comme d'un bouclier les colères résignées.

  Elle sortit. Les murs tremblaient, le plafond l'écrasait ; et elle repassa par la longue allée, en trébuchant contre les tas de feuilles mortes que le vent dispersait. Enfin elle arriva au saut-de-loup devant la grille ; elle se cassa les ongles contre la serrure, tant elle se dépêchait pour l'ouvrir. Puis, cent pas plus loin, essoufflée, près de tomber, elle s'arrêta. Et alors, se détournant, elle aperçut encore une fois l'impassible château, avec le parc, les jardins, les trois cours, et toutes les fenêtres de la façade.

  Elle resta perdue de stupeur, et n'ayant plus conscience d'elle-même que par le battement de ses artères, qu'elle croyait entendre s'échapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol sous ses pieds était plus mou qu'une onde, et les sillons lui parurent d'immenses vagues brunes, qui déferlaient. Tout ce qu'il y avait dans sa tête de réminiscences, d'idées, s'échappait à la fois, d'un seul bond, comme les mille pièces d'un feu d'artifice. Elle vit son père, le cabinet de Lheureux, leur chambre là-bas, un autre paysage. La folie la prenait, elle eut peur, et parvint à se ressaisir, d'une manière confuse, il est vrai ; car elle ne se rappelait point la cause de son horrible état, c'est-à-dire la question d'argent. Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son âme l'abandonner par ce souvenir, comme les blessés, en agonisant, sentent l'existence qui s'en va par leur plaie qui saigne.

  La nuit tombait, des corneilles volaient.

  Il lui sembla tout à coup que des globules couleur de feu éclataient dans l'air comme des balles fulminante
s en s'aplatissant, et tournaient, tournaient, pour aller se fondre sur la neige, entre les branches des arbres. Au milieu de chacun d'eux, la figure de Rodolphe apparaissait. Ils se multiplièrent, et ils se rapprochaient, la pénétraient ; tout disparut. Elle reconnut les lumières des maisons, qui rayonnaient de loin dans le brouillard.

  Alors sa situation, telle qu'un abîme, se représenta. Elle haletait à se rompre la poitrine. Puis, dans un transport d'héroïsme qui la rendait presque joyeuse, elle descendit la côte en courant, traversa la planche aux vaches, le sentier, l'allée, les halles, et arriva devant la boutique du pharmacien.

  Il n'y avait personne. Elle allait entrer ; mais, au bruit de la sonnette, on pouvait venir ; et, se glissant par la barrière, retenant son haleine, tâtant les murs, elle s'avança jusqu'au seuil de la cuisine, où brûlait une chandelle posée sur le fourneau. Justin, en manches de chemise, emportait un plat.

  — Ah ! ils dînent. Attendons.

  Il revint. Elle frappa contre la vitre. Il sortit.

  — La clef ! celle d'en haut, où sont les...

  — Comment ?

  Et il la regardait, tout étonné par la pâleur de son visage, qui tranchait en blanc sur le fond noir de la nuit. Elle lui apparut extraordinairement belle, et majestueuse comme un fantôme ; sans comprendre ce qu'elle voulait, il pressentait quelque chose de terrible.

  Mais elle reprit vivement, à voix basse, d'une voix douce, dissolvante :

  — Je la veux ! donne-la-moi.

  Comme la cloison était mince, on entendait le cliquetis des fourchettes sur les assiettes dans la salle à manger.

  Elle prétendit avoir besoin de tuer les rats qui l'empêchaient de dormir.

  — Il faudrait que j'avertisse monsieur.

  — Non ! reste !

  Puis, d'un air indifférent :

  — Eh ! ce n'est pas la peine, je lui dirai tantôt. Allons, éclaire-moi !

  Elle entra dans le corridor où s'ouvrait la porte du laboratoire. Il y avait contre la muraille une clef étiquetée capharnaüm.

  — Justin ! cria l'apothicaire, qui s'impatientait.

  — Montons !

  Et il la suivit.

  La clef tourna dans la serrure, et elle alla droit vers la troisième tablette, tant son souvenir la guidait bien, saisit le bocal bleu, en arracha le bouchon, y fourra sa main, et, la retirant pleine d'une poudre blanche, elle se mit à manger à même.

  — Arrêtez ! s'écria-t-il en se jetant sur elle.

  — Tais-toi ! on viendrait...

  Il se désespérait, voulait appeler.

  — N'en dis rien, tout retomberait sur ton maître !

  Puis elle s'en retourna subitement apaisée, et presque dans la sérénité d'un devoir accompli.

  Quand Charles, bouleversé par la nouvelle de la saisie, était rentré à la maison, Emma venait d'en sortir. Il cria, pleura, s'évanouit, mais elle ne revint pas. Où pouvait-elle être ? Il envoya Félicité chez Homais, chez M. Tuvache, chez Lheureux, au Lion d’or, partout ; et, dans les intermittences de son angoisse, il voyait sa considération anéantie, leur fortune perdue, l'avenir de Berthe brisé ! Par quelle cause ?... pas un mot ! Il attendit jusqu'à six heures du soir. Enfin, n'y pouvant plus tenir, et imaginant qu'elle était partie pour Rouen, il alla sur la grande route, fit une demi-lieue, ne rencontra personne, attendit encore et s'en revint.

  Elle était rentrée.

  — Qu'y avait-il ?... Pourquoi ?... Explique-moi !...

  Elle s'assit à son secrétaire, et écrivit une lettre qu'elle cacheta lentement, ajoutant la date du jour et l'heure. Puis elle dit d'un ton solennel :

  — Tu la liras demain ; d'ici là, je t'en prie, ne m'adresse pas une seule question !... Non, pas une !

  — Mais...

  — Oh ! laisse-moi !

  Et elle se coucha tout du long sur son lit.

  Une saveur âcre qu'elle sentait dans sa bouche la réveilla. Elle entrevit Charles et referma les yeux.

  Elle s'épiait curieusement, pour discerner si elle ne souffrait pas. Mais non ! rien encore. Elle entendait le battement de la pendule, le bruit du feu, et Charles, debout près de sa couche, qui respirait.

  — Ah ! c'est bien peu de chose, la mort ! pensait-elle ; je vais m'endormir, et tout sera fini !

  Elle but une gorgée d'eau et se tourna vers la muraille.

  Cet affreux goût d'encre continuait.

  — J'ai soif !... oh ! j'ai bien soif ! soupira-t-elle.

  — Qu'as-tu donc ? dit Charles, qui lui tendait un verre.

  — Ce n'est rien !... Ouvre la fenêtre..., j'étouffe !

  Et elle fut prise d'une nausée si soudaine, qu'elle eut à peine le temps de saisir son mouchoir sous l'oreiller.

  — Enlève-le ! dit-elle vivement ; jette-le !

  Il la questionna ; elle ne répondit pas. Elle se tenait immobile, de peur que la moindre émotion ne la fît vomir. Cependant, elle sentait un froid de glace qui lui montait des pieds jusqu'au coeur.

  — Ah ! voilà que ça commence ! murmura-t-elle.

  — Que dis-tu ?

  Elle roulait sa tête avec un geste doux plein d'angoisse, et tout en ouvrant continuellement les mâchoires, comme si elle eût porté sur sa langue quelque chose de très lourd. À huit heures, les vomissements reparurent.

  Charles observa qu'il y avait au fond de la cuvette une sorte de gravier blanc, attaché aux parois de la porcelaine.

  — C'est extraordinaire ! c'est singulier ! répéta-t-il.

  Mais elle dit d'une voix forte :

  — Non, tu te trompes !

  Alors, délicatement et presque en la caressant, il lui passa la main sur l'estomac. Elle jeta un cri aigu. Il se recula tout effrayé.

  Puis elle se mit à geindre, faiblement d'abord. Un grand frisson lui secouait les épaules, et elle devenait plus pâle que le drap où s'enfonçaient ses doigts crispés. Son pouls inégal était presque insensible maintenant.

  Des gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre, qui semblait comme figée dans l'exhalaison d'une vapeur métallique. Ses dents claquaient, ses yeux agrandis regardaient vaguement autour d'elle, et à toutes les questions elle ne répondait qu'en hochant la tête ; même elle sourit deux ou trois fois. Peu à peu, ses gémissements furent plus forts. Un hurlement sourd lui échappa ; elle prétendit qu'elle allait mieux et qu'elle se lèverait tout à l'heure. Mais les convulsions la saisirent ; elle s'écria :

  — Ah ! c'est atroce, mon Dieu !

  Il se jeta à genoux contre son lit.

  — Parle ! qu'as-tu mangé ? Réponds, au nom du ciel !

  Et il la regardait avec des yeux d'une tendresse comme elle n'en avait jamais vu.

  — Eh bien, là..., là !... dit-elle d'une voix défaillante.

  Il bondit au secrétaire, brisa le cachet et lut tout haut : Qu'on n'accuse personne... Il s'arrêta, se passa la main sur les yeux, et relut encore.

  — Comment !... Au secours ! à moi !

  Et il ne pouvait que répéter ce mot : « Empoisonnée ! empoisonnée ! » Félicité courut chez Homais, qui l'exclama sur la place ; madame Lefrançois l'entendit au Lion d’or ; quelques-uns se levèrent pour l'apprendre à leurs voisins, et toute la nuit le village fut en éveil.

  Éperdu, balbutiant, près de tomber, Charles tournait dans la chambre. Il se heurtait aux meubles, s'arrachait les cheveux, et jamais le pharmacien n'avait cru qu'il pût y avoir de si épouvantable spectacle.

  Il revint chez lui pour écrire à M. Canivet et au docteur Larivière. Il perdait la tête ; il fit plus de quinze brouillons. Hippolyte partit à Neufchâtel, et Justin talonna si fort le cheval de Bovary, qu'il le laissa dans la côte du bois Guillaume, fourbu et aux trois quarts crevé.

  Charles voulut feuilleter son dictionnaire de médecine ; il n'y voyait pas, les lignes dansaient.

  — Du calme ! dit l'apothicaire. Il s'agit seulement d'administrer quelque puissant antidote. Quel est le poison ?

  Charles montra la lettre. C'était de l'arsenic.

  — Eh bien, reprit Homais, il faudrait en faire l'an
alyse.

  Car il savait qu'il faut, dans tous les empoisonnements, faire une analyse ; et l'autre, qui ne comprenait pas, répondit :

  — Ah ! faites ! faites ! sauvez-la...

  Puis, revenu près d'elle, il s'affaissa par terre sur le tapis, et il restait la tête appuyée contre le bord de sa couche, à sangloter.

  — Ne pleure pas ! lui dit-elle. Bientôt je ne te tourmenterai plus !

  — Pourquoi ? Qui t'a forcée ?

  Elle répliqua :

  — Il le fallait, mon ami.

  — N'étais-tu pas heureuse ? Est-ce ma faute ? J'ai fait tout ce que j'ai pu, pourtant !

  — Oui..., c'est vrai..., tu es bon, toi !

  Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement. La douceur de cette sensation surchargeait sa tristesse ; il sentait tout son être s'écrouler de désespoir à l'idée qu'il fallait la perdre, quand, au contraire, elle avouait pour lui plus d'amour que jamais ; et il ne trouvait rien ; il ne savait pas, il n'osait, l'urgence d'une résolution immédiate achevant de le bouleverser.

  Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haïssait personne, maintenant ; une confusion de crépuscule s'abattait en sa pensée, et de tous les bruits de la terre Emma n'entendait plus que l'intermittente lamentation de ce pauvre coeur, douce et indistincte, comme le dernier écho d'une symphonie qui s'éloigne.

  — Amenez-moi la petite, dit-elle en se soulevant du coude.

  — Tu n'es pas plus mal, n'est-ce pas ? demanda Charles.

  — Non ! non !

  L'enfant arriva sur le bras de sa bonne, dans sa longue chemise de nuit, d'où sortaient ses pieds nus, sérieuse et presque rêvant encore. Elle considérait avec étonnement la chambre tout en désordre, et clignait des yeux, éblouie par les flambeaux qui brûlaient sur les meubles. Ils lui rappelaient sans doute les matins du jour de l'an ou de la mi-carême, quand, ainsi réveillée de bonne heure à la clarté des bougies, elle venait dans le lit de sa mère pour y recevoir ses étrennes, car elle se mit à dire :

  — Où est-ce donc, maman ?

  Et comme tout le monde se taisait :

  — Mais je ne vois pas mon petit soulier !

 

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