Complete Works of Gustave Flaubert

Home > Fiction > Complete Works of Gustave Flaubert > Page 132
Complete Works of Gustave Flaubert Page 132

by Gustave Flaubert


  Salammbô, en le suivant, traversa le camp entier. Sa tente était au bout, à trois cents pas du retranchement d'Hamilcar.

  Elle remarqua sur la droite une large fosse, et il lui sembla que des visages posaient contre le bord, au niveau du sol, comme eussent fait des têtes coupées. Cependant leurs yeux remuaient, et de ces bouches entrouvertes il s'échappait des gémissements en langage punique.

  Deux nègres, portant des fanaux de résine, se tenaient aux deux côtés de la porte. Mâtho écarta la toile brusquement. Elle le suivit.

  C'était une tente profonde, avec un mât dressé au milieu. Un grand lampadaire en forme de lotus l'éclairait, tout plein d'une huile jaune où flottaient des poignées d'étoupes, et on distinguait dans l'ombre des choses militaires qui reluisaient. Un glaive nu s'appuyait contre un escabeau, près d'un bouclier ; des fouets en cuir d'hippopotame, des cymbales, des grelots, des colliers s'étalaient pêle-mêle sur des corbeilles en sparterie ; les miettes d'un pain noir salissaient une couverture de feutre ; dans un coin, sur une pierre ronde, de la monnaie de cuivre était négligemment amoncelée, et, par les déchirures de la toile, le vent apportait la poussière du dehors avec la senteur des éléphants, que l'on entendait manger, tout en secouant leurs chaînes.

  — " Qui es-tu ? " dit Mâtho.

  Sans répondre, elle regardait autour d'elle, lentement, puis ses yeux s'arrêtèrent au fond, où, sur un lit en branches de palmier, retombait quelque chose de bleuâtre et de scintillant.

  Elle s'avança vivement. Un cri lui échappa. Mâtho, derrière elle, frappait du pied.

  — " Qui t'amène ? pourquoi viens-tu ? "

  Elle répondit en montrant le zaïmph :

  — " Pour le prendre ! " et de l'autre main elle arracha les voiles de sa tête. Il se recula, les coudes en arrière, béant, presque terrifié.

  Elle se tenait comme appuyée sur la force des Dieux ; et, le regardant face à face, elle lui demanda le zaïmph ; elle le réclamait en paroles abondantes et superbes.

  Mâtho n'entendait pas ; il la contemplait, et les vêtements, pour lui, se confondaient avec le corps. La moire des étoffes était, comme la splendeur de sa peau, quelque chose de spécial et n'appartenant qu'à elle. Ses yeux, ses diamants étincelaient ; le poli de ses ongles continuait la finesse des pierres qui chargeaient ses doigts ; les deux agrafes de sa tunique, soulevant un peu de ses seins, les rapprochaient l'un de l'autre, et il se perdait par la pensée dans leur étroit intervalle, où descendait un fil tenant une plaque d'émeraudes, que l'on apercevait plus bas sous la gaze violette. Elle avait pour pendants d'oreilles deux petites balances de saphir supportant une perle creuse, pleine d'un parfum liquide. Par les trous de la perle, de moment en moment, une gouttelette qui tombait mouillait son épaule nue. Mâtho la regardait tomber.

  Une curiosité indomptable l'entraîna ; et, comme un enfant qui porte la main sur un fruit inconnu, tout en tremblant, du bout de son doigt, il la toucha légèrement sur le haut de sa poitrine ; la chair un peu froide céda avec une résistance élastique.

  Ce contact, à peine sensible pourtant, ébranla Mâtho jusqu'au fond de lui-même. Un soulèvement de tout son être le précipitait vers elle. Il aurait voulu l'envelopper, l'absorber, la boire. Sa poitrine haletait, il claquait des dents.

  En la prenant par les deux poignets, il l'attira doucement, et il s'assit alors sur une cuirasse, près du lit de palmier que couvrait une peau de lion. Elle était debout. Il la regardait de bas en haut, en la tenant ainsi entre ses jambes, et il répétait :

  — " Comme tu es belle ! comme tu es belle ! "

  Ses yeux continuellement fixés sur les siens la faisaient souffrir ; et ce malaise, cette répugnance augmentaient d'une façon si aiguë que Salammbô se retenait pour ne pas crier. La pensée de Schahabarim lui revint ; elle se résigna.

  Mâtho gardait toujours ses petites mains dans les siennes ; et, de temps à autre, malgré l'ordre du prêtre, en tournant le visage, elle tâchait de l'écarter avec des secousses de ses bras. Il ouvrait les narines pour mieux humer le parfum s'exhalant de sa personne. C'était une émanation indéfinissable, fraîche, et cependant qui étourdissait comme la fumée d'une cassolette. Elle sentait le miel, le poivre, l'encens, les roses, et une autre odeur encore.

  Mais comment se trouvait-elle près de lui, dans sa tente, à sa discrétion ? Quelqu'un, sans doute, l'avait poussée ? Elle n'était pas venue pour le zaïmph ? Ses bras retombèrent, et il baissa la tête, accablé par une rêverie soudaine.

  Salammbô, afin de l'attendrir, lui dit d'une voix plaintive :

  — " Que t'ai-je donc fait pour que tu veuilles ma mort ? "

  — " Ta mort ! "

  Elle reprit :

  — " Je t'ai aperçu un soir, à la lueur de mes jardins qui brûlaient, entre des coupes fumantes et mes esclaves égorgés, et ta colère était si forte que tu as bondi vers moi et qu'il a fallu m'enfuir ! Puis une terreur est entrée dans Carthage. On criait la dévastation des villes, l'incendie des campagnes, le massacre des soldats ; c'est toi qui les avais perdus, c'est toi qui les avais assassinés ! Je te hais ! Ton nom seul me ronge comme un remords. Tu es plus exécré que la peste et que la guerre romaine ! Les provinces tressaillent de ta fureur, les sillons sont pleins de cadavres ! J'ai suivi la trace de tes feux, comme si je marchais derrière Moloch ! "

  Mâtho se leva d'un bond ; un orgueil colossal lui gonflait le coeur ; il se trouvait haussé à la taille d'un Dieu.

  Les narines battantes, les dents serrées, elle continuait :

  — " Comme si ce n'était pas assez de ton sacrilège, tu es venu chez moi, dans mon sommeil, tout couvert du zaïmph ! Tes paroles, je ne les ai pas comprises ; mais je voyais bien que tu voulais m'entraîner vers quelque chose d'épouvantable, au fond d'un abîme. "

  Mâtho, en se tordant les bras, s'écria :

  — " Non ! non ! c'était pour te le donner ! pour te le rendre ! Il me semblait que la Déesse avait laissé son vêtement pour toi, et qu'il t'appartenait ! Dans son temple ou dans ta maison, qu'importe ? n'es-tu pas toute-puissante, immaculée, radieuse et belle comme Tanit ! " Et avec un regard plein d'une adoration infinie :

  — " A moins, peut-être que tu ne sois Tanit ? "

  — " Moi, Tanit ! " se disait Salammbô.

  Ils ne parlaient plus. Le tonnerre au loin roulait. Des moutons bêlaient, effrayés par l'orage.

  — " Oh ! approche ! " reprit-il, " approche ! ne crains rien ! "

  — Autrefois, je n'étais qu'un soldat confondu dans la plèbe des Mercenaires, et même si doux, que je portais pour les autres du bois sur mon dos. Est-ce que je m'inquiète de Carthage ! La foule de ses hommes s'agite comme perdue dans la poussière de tes sandales, et tous ses trésors avec les provinces, les flottes et les îles, ne me font pas envie comme la fraîcheur de tes lèvres et le tour de tes épaules. Mais je voulais abattre ses murailles afin de parvenir jusqu'à toi, pour te posséder ! D'ailleurs, en attendant, je me vengeais ! A présent, j'écrase les hommes comme des coquilles, et je me jette sur les phalanges, j'écarte les sarisses avec mes mains, j'arrête les étalons par les naseaux ; une catapulte ne me tuerait pas ! Oh ! Si tu savais, au milieu de la guerre, comme je pense à toi ! Quelquefois, le souvenir d'un geste, d'un pli de ton vêtement, tout à coup me saisit et m'enlace comme un filet ! j'aperçois tes yeux dans les flammes des phalariques et sur la dorure des boucliers ! j'entends ta voix dans le retentissement des cymbales. Je me détourne, tu n'es pas là ! et alors je me replonge dans la bataille ! "

  Il levait ses bras où des veines s'entrecroisaient comme des lierres sur des branches d'arbre. De la sueur coulait sur sa poitrine, entre ses muscles carrés ; et son haleine secouait ses flancs avec sa ceinture de bronze toute garnie de lanières qui pendaient jusqu'à ses genoux, plus fermes que du marbre. Salammbô, accoutumée aux eunuques, se laissait ébahir par la force de cet homme. C'était le châtiment de la Déesse ou l'influence de Moloch circulant autour d'elle, dans les cinq armées. Une lassitude l'accablait ; elle écoutait avec stupeur le cri intermittent des s
entinelles, qui se répondaient.

  Les flammes de la lampe vacillaient sous des rafales d'air chaud. Il venait, par moment, de larges éclairs ; puis l'obscurité redoublait ; et elle ne voyait plus que les prunelles de Mâtho, comme deux charbons dans la nuit. Cependant, elle sentait bien qu'une fatalité l'entourait, qu'elle touchait à un moment suprême, irrévocable, et, dans un effort, elle remonta vers le zaïmph et leva les mains pour le saisir.

  — " Que fais-tu ? " s'écria Mâtho.

  Elle répondit avec placidité :

  — " Je m'en retourne à Carthage. "

  Il s'avança en croisant les bras, et d'un air si terrible qu'elle fut immédiatement comme clouée sur ses talons.

  — " T'en retourner à Carthage ! " Il balbutiait, et il répétait, en grinçant des dents :

  — " T'en retourner à Carthage ! Ah ! tu venais pour prendre le zaïmph, pour me vaincre, puis disparaître ! Non ! non, tu m'appartiens ! et personne à présent ne t'arrachera d'ici ! Oh ! je n'ai pas oublié l'insolence de tes grands yeux tranquilles et comme tu m'écrasais avec la hauteur de ta beauté ! A mon tour, maintenant ! Tu es ma captive, mon esclave, ma servante ! Appelle, si tu veux, ton père et son armée, les Anciens, les Riches et ton exécrable peuple, tout entier ! Je suis le maître de trois cent mille soldats ! j'irai en chercher dans la Lusitanie, dans les Gaules et au fond du désert, et je renverserai ta ville, je brûlerai tous ses temples ; les trirèmes vogueront sur des vagues de sang ! Je ne veux pas qu'il en reste une maison, une pierre ni un palmier ! Et si les hommes me manquent, j'attirerai les ours des montagnes et je pousserai les lions ! N'essaye pas de t'enfuir, je te tue ! "

  Blême et les poings crispés, il frémissait comme une harpe dont les cordes vont éclater. Tout à coup des sanglots l'étouffèrent et, en s'affaissant sur les jarrets :

  — " Ah ! pardonne-moi ! Je suis un infâme et plus vil que les scorpions, que la fange et la poussière ! Tout à l'heure, pendant que tu parlais, ton haleine a passé sur ma face, et je me délectais comme un moribond qui boit à plat ventre au bord d'un ruisseau. Ecrase-moi, pourvu que je sente tes pieds ! maudis-moi, pourvu que j'entende ta voix ! Ne t'en va pas ! pitié ! je t'aime ! je t'aime ! "

  Il était à genoux, par terre, devant elle ; et il lui entourait la taille de ses deux bras, la tête en arrière, les mains errantes ; les disques d'or suspendus à ses oreilles luisaient sur son cou bronzé ; de grosses larmes roulaient dans ses yeux pareils à des globes d'argent ; il soupirait d'une façon caressante, et murmurait de vagues paroles, plus légères qu'une brise et suaves comme un baiser.

  Salammbô était envahie par une mollesse où elle perdait toute conscience d'elle-même. Quelque chose à la fois d'intime et de supérieur, un ordre des Dieux la forçait à s'y abandonner ; des nuages la soulevaient, et, en défaillant, elle se renversa sur le lit dans les poils du lion. Mâtho lui saisit les talons, la chaînette d'or éclata, et les deux bouts, en s'envolant, frappèrent la toile comme deux vipères rebondissantes. Le zaïmph tomba, l'enveloppait ; elle aperçut la figure de Mâtho se courbant sur sa poitrine.

  — " Moloch, tu me brûles ! " et les baisers du soldat, plus dévorateurs que des flammes, la parcouraient ; elle était comme enlevée dans un ouragan, prise dans la force du soleil.

  Il baisa tous les doigts de ses mains, ses bras, ses pieds, et d'un bout à l'autre les longues tresses de ses cheveux.

  — " Emporte-le ", disait-il, est-ce que j'y tiens ! Emmène-moi avec lui ! j'abandonne l'armée ! je renonce à tout ! Au-delà de Gadès, à vingt jours dans la mer, on rencontre une île couverte de poudre d'or, de verdure et d'oiseaux. Sur les montagnes, de grandes fleurs pleines de parfums qui fument se balancent comme d'éternels encensoirs ; dans les citronniers plus hauts que des cèdres, des serpents couleur de lait font avec les diamants de leur gueule tomber les fruits sur le gazon ; l'air est si doux qu'il empêche de mourir. Oh ! je la trouverai, tu verras. Nous vivrons dans les grottes de cristal, taillées au bas des collines. Personne encore ne l'habite, ou je deviendrai le roi du pays. "

  Il balaya la poussière de ses cothurnes ; il voulut qu'elle mît entre ses lèvres le quartier d'une grenade, il accumula derrière sa tête des vêtements pour lui faire un coussin. Il cherchait les moyens de la servir, de s'humilier, et même il étala sur ses jambes le zaïmph, comme un simple tapis.

  — " As-tu toujours ", disait-il, " ces petites cornes de gazelle où sont suspendus tes colliers ? Tu me les donneras ; je les aime ! " Car il parlait comme si la guerre était finie, des rires de joie lui échappaient ; et les Mercenaires, Hamilcar, tous les obstacles avaient maintenant disparu. La lune glissait entre deux nuages. Ils la voyaient par une ouverture de la tente.

  — " Ah ! que j'ai passé de nuits à la contempler ! elle me semblait un voile qui cachait ta figure ; tu me regardais à travers ; ton souvenir se mêlait à ses rayonnements ; je ne vous distinguais plus ! " Et la tête entre ses seins, il pleurait abondamment.

  — " C'est donc là ! ", songeait-elle " cet homme formidable qui fait trembler Carthage ! "

  Il s'endormit. Alors, en se dégageant de son bras, elle posa un pied par terre, et elle s'aperçut que sa chaînette était brisée.

  On accoutumait les vierges dans les grandes familles à respecter ces entraves comme une chose presque religieuse, et Salammbô, en rougissant, roula autour de ses jambes les deux tronçons de la chaîne d'or.

  Carthage, Mégara, sa maison, sa chambre et les campagnes qu'elle avait traversées, tourbillonnaient dans sa mémoire en images tumultueuses et nettes cependant. Mais un abîme survenu les reculait loin d'elle, à une distance infinie.

  L'orage s'en allait ; de rares gouttes d'eau en claquant une à une faisaient osciller le toit de la tente.

  Mâtho, tel qu'un homme ivre, dormait étendu sur le flanc, avec un bras qui dépassait le bord de la couche. Son bandeau de perles était un peu remonté et découvrait son front. Un sourire écartait ses dents. Elles brillaient entre sa barbe noire, et dans les paupières à demi closes il y avait une gaieté silencieuse et presque outrageante.

  Salammbô le regardait immobile, la tête basse, les mains croisées.

  Au chevet du lit, un poignard s'étalait sur une table de cyprès ; la vue de cette lame luisante l'enflamma d'une envie sanguinaire. Des voix lamentables se traînaient au loin, dans l'ombre, et, comme un choeur de Génies, la sollicitaient. Elle se rapprocha ; elle saisit le fer par le manche. Au frôlement de sa robe, Mâtho entrouvrit les yeux, en avançant la bouche sur ses mains, et le poignard tomba.

  Des cris s'élevèrent ; une lueur effrayante fulgurait derrière la toile. Mâtho la souleva ; ils aperçurent de grandes flammes qui enveloppaient le camp des Libyens.

  Leurs cabanes de roseaux brûlaient, et les tiges, en se tordant, éclataient dans la fumée et s'envolaient comme des flèches ; sur l'horizon tout rouge, des ombres noires couraient éperdues. On entendait les hurlements de ceux qui étaient dans les cabanes ; les éléphants, les boeufs et les chevaux bondissaient au milieu de la foule en l'écrasant, avec les munitions et les bagages que l'on tirait de l'incendie. Des trompettes sonnaient. On appelait : " Mâtho ! Mâtho ! " Des gens à la porte voulaient entrer.

  — " Viens donc ! c'est Hamilcar qui brûle le camp d'Autharite ! "

  Il fit un bond. Elle se trouva toute seule.

  Alors elle examina le zaïmph ; et quand elle l'eut bien contemplé, elle fut surprise de ne pas avoir ce bonheur qu'elle s'imaginait autrefois. Elle restait mélancolique devant son rêve accompli.

  Mais le bas de la tente se releva, et une forme monstrueuse apparut. Salammbô ne distingua d'abord que les deux yeux, avec une longue barbe blanche qui pendait jusqu'à terre ; car le reste du corps, embarrassé dans les guenilles d'un vêtement fauve, traînait contre le sol ; et, à chaque mouvement pour avancer, les deux mains entraient dans la barbe, puis retombaient. En rampant ainsi, elle arriva jusqu'à ses pieds, et Salammbô reconnut le vieux Giscon.

  En effet, les Mercenaires, pour empêcher les anciens captifs de s'enfuir, à coups de barre d'ai
rain leur avaient cassé les jambes ; et ils pourrissaient tous pêle-mêle, dans une fosse, au milieu des immondices. Les plus robustes, quand ils entendaient le bruit des gamelles, se haussaient en criant : c'est ainsi que Giscon avait aperçu Salammbô. Il avait deviné une Carthaginoise, aux petites boules de sandastrum qui battaient contre ses cothurnes ; et, dans le pressentiment d'un mystère considérable, en se faisant aider par ses compagnons, il était parvenu à sortir de la fosse ; puis, avec les coudes et les mains, il s'était traîné vingt pas plus loin, jusqu'à la tente de Mâtho. Deux voix y parlaient. Il avait écouté du dehors et tout entendu.

  — " C'est toi ! " dit-elle enfin, presque épouvantée.

  En se haussant sur les poignets, il répliqua :

  — " Oui, c'est moi ! On me croit mort, n'est-ce pas ? "

  Elle baissa la tête. Il reprit :

  — " Ah ! pourquoi les Baals ne m'ont-ils pas accordé cette miséricorde ! "

  " Et se rapprochant de si près, qu'il la frôlait : " Ils m'auraient épargné la peine de te maudire . ! "

  Salammbô se rejeta vivement en arrière, tant elle eut peur de cet être immonde, qui était hideux comme une larve et terrible comme un fantôme.

  — " J'ai cent ans, bientôt ", dit-il. " J'ai vu Agathodès ; j'ai vu Régulus et les aigles des Romains passer sur les moissons des champs puniques ! J'ai vu toutes les épouvantes des batailles et la mer encombrée par les débris de nos flottes ! Des Barbares que je commandais m'ont enchaîné aux quatre membres, comme un esclave homicide. Mes compagnons, l'un après l'autre, sont à mourir autour de moi ; l'odeur de leurs cadavres me réveille la nuit ; j'écarte les oiseaux qui viennent becqueter leurs yeux ; et pourtant, pas un seul jour je n'ai désespéré de Carthage ! Quand même j'aurais vu contre elle toutes les armées de la terre, et les flammes du siège dépasser la hauteur des temples, j'aurais cru encore à son éternité ! Mais, à présent, tout est fini ! tout est perdu ! Les Dieux l'exècrent ! Malédiction sur toi qui as précipité sa ruine par ton ignominie ! "

 

‹ Prev