Complete Works of Gustave Flaubert

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Complete Works of Gustave Flaubert Page 133

by Gustave Flaubert


  Elle ouvrit ses lèvres.

  — " Ah ! j'étais là ! " s'écria-t-il. " Je t'ai entendue râler d'amour comme une prostituée ; puis il te racontait son désir, et tu te laissais baiser les mains ! Mais, si la fureur de ton impudicité te poussait, tu devais faire au moins comme les bêtes fauves qui se cachent dans leurs accouplements, et ne pas étaler ta honte jusque sous les yeux de ton père ! "

  — " Comment ? ", dit-elle.

  — " Ah ! tu ne savais pas que les deux retranchements sont à soixante coudées l'un de l'autre, et que ton Mâtho, par excès d'orgueil, s'est établi tout en face d'Hamilcar. Il est là, ton père, derrière toi ; et si je pouvais gravir le sentier qui mène sur la plate-forme, je lui crierais : Viens donc voir ta fille dans les bras du Barbare ! Elle a mis pour lui plaire le vêtement de la Déesse ; et, en abandonnant son corps, elle livre, avec la gloire de ton nom, la majesté des Dieux, la vengeance de la patrie, le salut même de Carthage ! " Le mouvement de sa bouche édentée remuait sa barbe tout du long ; ses yeux, tendus sur elle, la dévoraient ; et il répétait en haletant dans la poussière :

  — " Ah ! sacrilège ! Maudite sois-tu ! maudite ! maudite ! "

  Salammbô avait écarté la toile, elle la tenait soulevée au bout de son bras, et, sans lui répondre, elle regardait du côté d'Hamilcar.

  — " C'est par ici, n'est-ce pas ? " dit-elle.

  — " Que t'importe ! Détourne-toi ! Va-t'en ! Ecrase plutôt ta face contre la terre ! C'est un lieu saint que ta vue souillerait. "

  Elle jeta le zaïmph autour de sa taille, ramassa vivement ses voiles, son manteau, son écharpe. — " J'y cours ! " s'écria-t-elle ; et, s'échappant, Salammbô disparut.

  D'abord, elle marcha dans les ténèbres sans rencontrer personne, car tous se portaient vers l'incendie ; et la clameur redoublait, de grandes flammes empourpraient le ciel par-derrière ; une longue terrasse l'arrêta.

  Elle tourna sur elle-même, de droite et de gauche au hasard, cherchant une échelle, une corde, une pierre, quelque chose enfin pour l'aider. Elle avait peur de Giscon, et il lui semblait que des cris et des pas la poursuivaient. Le jour commençait à blanchir. Elle aperçut un sentier dans l'épaisseur du retranchement. Elle prit avec ses dents le bas de sa robe qui la gênait, et, en trois bonds, elle se trouva sur la plate-forme.

  Un cri sonore éclata sous elle, dans l'ombre, le même qu'elle avait entendu au bas de l'escalier des galères ; et, en se penchant, elle reconnut l'homme de Schahabarim avec ses chevaux accouplés.

  Il avait erré toute la nuit entre les deux retranchements ; puis, inquiété par l'incendie, il était revenu en arrière, tâchant d'apercevoir ce qui se passait dans le camp de Mâtho ; et, comme il savait que cette place était la plus voisine de sa tente, pour obéir au prêtre, il n'en avait pas bougé.

  Il monta debout sur un des chevaux. Salammbô se laissa glisser jusqu'à lui ; et ils s'enfuirent au grand galop en faisant le tour du camp punique, pour trouver une porte quelque part.

  Mâtho était rentré dans sa tente. La lampe toute fumeuse éclairait à peine, et même il crut que Salammbô dormait. Alors, il palpa délicatement la peau du lion, sur le lit de palmier. Il appela, elle ne répondit pas ; il arracha vivement un lambeau de la toile pour faire venir du jour ; le zaïmph avait disparu.

  La terre tremblait sous des pas multipliés. De grands cris, des hennissements, des chocs d'armures s'élevaient dans l'air, et les fanfares des clairons sonnaient la charge. C'était comme un ouragan tourbillonnant autour de lui. Une fureur désordonnée le fit bondir sur ses armes, il se lança dehors.

  Les longues files des Barbares descendaient en courant la montagne, et les carrés puniques s'avançaient contre eux, avec une oscillation lourde et régulière. Le brouillard, déchiré par les rayons du soleil, formait de petits nuages qui se balançaient, et peu à peu, en s'élevant, ils découvraient les étendards, les casques et la pointe des piques. Sous les évolutions rapides, des portions de terrain encore dans l'ombre semblaient se déplacer d'un seul morceau ; ailleurs, on aurait dit des torrents qui s'entrecroisaient, et, entre eux, des masses épineuses restaient immobiles. Mâtho distinguait les capitaines, les soldats, les hérauts et jusqu'aux valets par-derrière, qui étaient montés sur des ânes. Mais au lieu de garder sa position pour couvrir les fantassins, Narr'Havas tourna brusquement à droite, comme s'il voulait se faire écraser par Hamilcar.

  Ses cavaliers dépassèrent les éléphants qui se ralentissaient ; et tous les chevaux, allongeant leur tête sans bride, galopaient d'un train si furieux que leur ventre paraissait frôler la terre. Puis, tout à coup, Narr'Havas marcha résolument vers une sentinelle. Il jeta son épée, sa lance, ses javelots, et disparut au milieu des Carthaginois.

  Le roi des Numides arriva dans la tente d'Hamilcar ; et il dit, en lui montrant ses hommes qui se tenaient au loin arrêtés :

  — " Barca ! je te les amène. Ils sont à toi. "

  Alors il se prosterna en signe d'esclavage, et, comme preuve de sa fidélité, il rappela toute sa conduite depuis le commencement de la guerre.

  D'abord il avait empêché le siège de Carthage et le massacre des captifs ; puis, il n'avait point profité de la victoire contre Hannon après la défaite d'Utique. Quant aux villes tyriennes, c'est qu'elles se trouvaient sur les frontières de son royaume. Enfin, il n'avait pas participé à la bataille de Macar ; et même il s'était absenté tout exprès pour fuir l'obligation de combattre le Suffète.

  Narr'Havas, en effet, avait voulu s'agrandir par des empiétements sur les provinces puniques, et, selon les chances de la victoire, tour à tour secouru et délaissé les Mercenaires. Mais voyant que le plus fort serait définitivement Hamilcar, il s'était tourné vers lui ; et peut-être y avait-il dans sa défection une rancune contre Mâtho, soit à cause du commandement ou de son ancien amour.

  Le Suffète l'écouta sans l'interrompre. L'homme qui se présentait ainsi dans une armée où on lui devait des vengeances n'était pas un auxiliaire à dédaigner ; Hamilcar devina tout de suite l'utilité d'une telle alliance pour ses grands projets. Avec les Numides, il se débarrasserait des Libyens. Puis il entraînerait l'Occident à la conquête de l'Ibérie ; et, sans lui demander pourquoi il n'était pas venu plus tôt, ni relever aucun de ses mensonges, il baisa Narr'Havas, en heurtant trois fois sa poitrine contre la sienne.

  C'était pour en finir, et par désespoir, qu'il avait incendié le camp des Libyens. Cette armée lui arrivait comme un secours des Dieux ; en dissimulant sa joie, il répondit :

  — " Que les Baals te favorisent ! J'ignore ce que fera pour toi la République, mais Hamilcar n'a pas d'ingratitude. "

  Le tumulte redoublait ; des capitaines entraient. Il s'armait tout en parlant :

  — " Allons, retourne ! Avec les cavaliers, tu rabattras leur infanterie entre tes éléphants et les miens ! Courage ! extermine ! "

  Et Narr'Havas se précipitait, quand Salammbô parut.

  Elle sauta vite à bas de son cheval. Elle ouvrit son large manteau, et, en écartant les bras, elle déploya le zaïmph.

  La tente de cuir, relevée dans les coins, laissait voir le tour entier de la montagne couverte de soldats, et comme elle se trouvait au centre, de tous les côtés on apercevait Salammbô. Une clameur immense éclata, un long cri de triomphe et d'espoir. Ceux qui étaient en marche s'arrêtèrent ; les moribonds, s'appuyant sur le coude, se retournaient pour la bénir. Tous les Barbares savaient maintenant qu'elle avait repris le zaïmph ; de loin ils la voyaient, ils croyaient la voir ; et d'autres cris, mais de rage et de vengeance, retentissaient, malgré les applaudissements des Carthaginois ; les cinq armées, s'étageant sur la montagne, trépignaient et hurlaient ainsi tout autour de Salammbô.

  Hamilcar, sans pouvoir parler, la remerciait par des signes de tête. Ses yeux se portaient alternativement sur le zaïmph et sur elle, et il remarqua que sa chaînette était rompue. Alors il frissonna, saisi par un soupçon terrible. Mais reprenant vite son impassibilité, il considéra Narr'Havas obliquement, sans tourner la figure.

  Le roi de
s Numides se tenait à l'écart dans une attitude discrète ; il portait au front un peu de la poussière qu'il avait touchée en se prosternant. Enfin le Suffète s'avança vers lui et, avec un air plein de gravité :

  — " En récompense des services que tu m'as rendus, Narr'Havas, je te donne ma fille. "

  " Il ajouta :

  " Sois mon fils et défends ton père ! "

  Narr'Havas eut un grand geste de surprise, puis se jeta sur ses mains qu'il couvrit de baisers.

  Salammbô, calme comme une statue, semblait ne pas comprendre. Elle rougissait un peu, tout en baissant les paupières ; ses longs cils recourbés faisaient des ombres sur ses joues.

  Hamilcar voulut immédiatement les unir par des fiançailles indissolubles. On mit entre les mains de Salammbô une lance qu'elle offrit à Narr'Havas : on attacha leurs pouces l'un contre l'autre avec une lanière de boeuf, puis on leur versa du blé sur la tête, et les grains qui tombaient autour d'eux sonnèrent comme de la grêle en rebondissant.

  Chapitre 12 L'AQUEDUC

  Douze heures après, il ne restait plus des Mercenaires qu'un tas de blessés, de morts et d'agonisants.

  Hamilcar, sorti brusquement du fond de la gorge, était redescendu sur la pente occidentale qui regarde Hippo-Zaryte, et, l'espace étant plus large en cet endroit, il avait eu soin d'y attirer les Barbares. Narr'Havas les avait enveloppés avec ses chevaux ; le Suffète, pendant ce temps-là, les refoulait, les écrasait ; puis ils étaient vaincus d'avance par la perte du zaïmph ; ceux mêmes qui ne s'en souciaient avaient senti une angoisse et comme un affaiblissement. Hamilcar, ne mettant pas son orgueil à garder pour lui le champ de bataille, s'était retiré un peu plus loin, à gauche sur des hauteurs d'où il les dominait.

  On reconnaissait la forme des camps à leurs palissades inclinées. Un long amas de cendres noires fumait sur l'emplacement des Libyens ; le sol bouleversé avait des ondulations comme la mer, et les tentes, avec leurs toiles en lambeaux, semblaient de vagues navires à demi perdus dans les écueils. Des cuirasses, des fourches, des clairons, des morceaux de bois, de fer et d'airain, du blé, de la paille et des vêtements s'éparpillaient au milieu des cadavres ; çà et là quelque phalarique prête à s'éteindre brûlait contre un monceau de bagages ; la terre, en de certains endroits, disparaissait sous les boucliers ; des charognes de chevaux se suivaient comme une série de monticules ; on apercevait des jambes, des sandales, des bras, des cottes de mailles et des têtes dans leurs casques, maintenues par la mentonnière et qui roulaient comme des boules ; des chevelures pendaient aux épines ; dans des mares de sang, des éléphants, les entrailles ouvertes, râlaient couchés avec leurs tours ; on marchait sur des choses gluantes et il y avait des flaques de boue, bien que la pluie n'eût pas tombé.

  Cette confusion de cadavres occupait, du haut en bas, la montagne tout entière.

  Ceux qui survivaient ne bougeaient pas plus que les morts. Accroupis par groupes inégaux, ils se regardaient, effarés, et ne parlaient pas.

  Au bout d'une longue prairie, le lac d'Hippo-Zaryte resplendissait sous le soleil couchant. A droite, de blanches maisons agglomérées dépassaient une ceinture de murailles ; puis la mer s'étalait, indéfiniment ; — et, le menton dans la main, les Barbares soupiraient en songeant à leurs patries. Un nuage de poudre grise retombait.

  Le vent du soir souffla ; alors toutes les poitrines se dilatèrent ; et, à mesure que la fraîcheur augmentait, on pouvait voir la vermine abandonner les morts qui se refroidissaient, et courir sur le sable chaud. Au sommet des grosses pierres, des corbeaux immobiles restaient tournés vers les agonisants.

  Quand la nuit fut descendue, des chiens à poil jaune, de ces bêtes immondes qui suivaient les armées, arrivèrent tout doucement au milieu des Barbares. D'abord ils léchèrent les caillots de sang sur les moignons encore tièdes ; et bientôt ils se mirent à dévorer les cadavres, en les entamant par le ventre.

  Les fugitifs reparaissaient un à un, comme des ombres ; les femmes aussi se hasardèrent à revenir, car il en restait encore, chez les Libyens surtout, malgré le massacre effroyable que les Numides en avaient fait.

  Quelques-uns prirent des bouts de corde qu'ils allumèrent pour servir de flambeaux. D'autres tenaient des piques entrecroisées. On plaçait dessus les cadavres et on les transportait à l'écart.

  Ils se trouvaient étendus par longues lignes, sur le dos, la bouche ouverte, avec leurs lances auprès d'eux ; ou bien ils s'entassaient pêle- mêle, et souvent, pour découvrir ceux qui manquaient, il fallait creuser tout un monceau. Puis on promenait la torche sur leur visage, lentement. Des armes hideuses leur avaient fait des blessures compliquées. Des lambeaux verdâtres leur pendaient du front ; ils étaient tailladés en morceaux, écrasés jusqu'à la moelle, bleuis sous des strangulations, ou largement fendus par l'ivoire des éléphants. Bien qu'ils fussent morts presque en même temps, des différences existaient dans leur corruption. Les hommes du Nord étaient gonflés d'une bouffissure livide, tandis que les Africains, plus nerveux, avaient l'air enfumés, et déjà se desséchaient. On reconnaissait les Mercenaires aux tatouages de leurs mains : les vieux soldats d'Antiochus portaient un épervier ; ceux qui avaient servi en Egypte, la tête d'un cynocéphale ; chez les princes de l'Asie, une hache, une grenade, un marteau ; dans les Républiques grecques, le profil d'une citadelle ou le nom d'un archonte ; et on en voyait dont les bras étaient couverts entièrement par ces symboles multipliés, qui se mêlaient à leurs cicatrices et aux blessures nouvelles.

  Pour les hommes de race latine, les Samnites, les Etrusques, les Campaniens et les Brutiens, on établit quatre grands bûchers.

  Les Grecs, avec la pointe de leurs glaives, creusèrent des fosses. Les Spartiates, retirant leurs manteaux rouges, en enveloppèrent les morts ; les Athéniens les étendaient la face vers le soleil levant ; les Cantabres les enfouissaient sous un monceau de cailloux ; les Nasamons les pliaient en deux avec des courroies de boeufs, et les Garamantes allèrent les ensevelir sur la plage, afin qu'ils fussent perpétuellement arrosés par les flots. Mais les Latins se désolaient de ne pas recueillir leurs cendres dans les urnes ; les Nomades regrettaient la chaleur des sables où les corps se momifient, et les Celtes, trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d'un golfe plein d'îlots.

  Des vociférations s'élevaient, suivies d'un long silence. C'était pour forcer les âmes à revenir. Puis la clameur reprenait, à intervalles réguliers, obstinément.

  On s'excusait près des morts de ne pouvoir les honorer comme le prescrivaient les rites : car ils allaient, par cette privation, circuler, durant des périodes infinies, à travers toutes sortes de hasards et de métamorphoses : on les interpellait, on leur demandait ce qu'ils désiraient ; d'autres les accablaient d'injures pour s'être laissé vaincre.

  La lueur des grands bûchers apparaissait les figures exsangues, renversées de place en place sur les débris d'armures : et les larmes excitaient les larmes, les sanglots devenaient plus aigus, ; les reconnaissances et les étreintes plus frénétiques. Des femmes s'étalaient sur les cadavres, bouche contre bouche, front contre front : il fallait les battre pour qu'elles se retirassent, quand on jetait la terre. Ils se noircissaient les joues ; ils se coupaient les cheveux ; ils se tiraient du sang et le versaient dans les fosses ; ils se faisaient des entailles à l'imitation des blessures qui défiguraient les morts. Des rugissements éclataient à travers le tapage des cymbales. Quelques-uns arrachaient leurs amulettes, crachaient dessus. Les moribonds se roulaient dans la boue sanglante en mordant de rage leurs poings mutilés ; et quarante- trois Samnites, tout un printemps sacré, s'entr'égorgèrent comme des gladiateurs. Bientôt le bois manqua pour les bûchers, les flammes s'éteignirent, toutes les places étaient prises ; — et, las d'avoir crié, affaiblis, chancelants, ils s'endormirent auprès de leurs frères morts, ceux qui tenaient à vivre pleins d'inquiétudes, et les autres désirant ne pas se réveiller.

  Aux blancheurs de l'aube, il parut sur les limites des Barbares des soldats qui défilaient avec des casques levés au bout des piqu
es ; en saluant les Mercenaires, ils leur demandaient s'ils n'avaient rien à faire dire dans leurs patries.

  D'autres se rapprochèrent, et les Barbares reconnurent quelques-uns de leurs anciens compagnons.

  Le Suffète avait proposé à tous les captifs de servir dans ses troupes. Plusieurs avaient intrépidement refusé ; et, bien résolu à ne point les nourrir ni à les abandonner au Grand-Conseil, il les avait renvoyés, en leur ordonnant de ne plus combattre Carthage. Quant à ceux que la peur des supplices rendait dociles, on leur avait distribué les armes de l'ennemi ; et maintenant ils se présentaient aux vaincus, moins pour les séduire que par un mouvement d'orgueil et de curiosité.

  D'abord ils racontèrent les bons traitements du Suffète ; les Barbares les écoutaient tout en les jalousant, bien qu'ils les méprisassent. Puis, aux premières paroles de reproche, les lâches s'emportèrent ; de loin ils leur montraient leurs propres épées, leurs cuirasses, et les conviaient avec des injures à venir les prendre. Les Barbares ramassèrent des cailloux ; tous s'enfuirent ; et l'on ne vit plus au sommet de la montagne que les pointes des lances dépassant le bord des palissades.

  Alors une douleur, plus lourde que l'humiliation de la défaite, accabla les Barbares. Ils songeaient à l'inanité de leur courage. Ils restaient les yeux fixes en grinçant des dents.

  La même idée leur vint. Ils se précipitèrent en tumulte sur les prisonniers carthaginois. Les soldats du Suffète, par hasard, n'avaient pu les découvrir, et comme il s'était retiré du champ de bataille, ils se trouvaient encore dans la fosse profonde.

  On les rangea par terre, dans un endroit aplati. Des sentinelles firent un cercle autour d'eux, et on laissa les femmes entrer, par trente ou quarante successivement. Voulant profiter du peu de temps qu'on leur donnait, elles couraient de l'un à l'autre, incertaines, palpitantes ; puis, inclinées sur ces pauvres corps, elles les frappaient à tour de bras comme des lavandières qui battent des linges ; en hurlant le nom de leurs époux, elles les déchiraient sous leurs ongles ; elles leur crevèrent les yeux avec les aiguilles de leurs chevelures. Les hommes y vinrent ensuite, et ils les suppliciaient depuis les pieds, qu'ils coupaient aux chevilles, jusqu'au front, dont ils levaient des couronnes de peau pour se mettre sur la tête. Les Mangeurs-de-choses-immondes furent atroces dans leurs imaginations. Ils envenimaient les blessures en y versant de la poussière, du vinaigre, des éclats de poterie : d'autres attendaient derrière eux ; le sang coulait et ils se réjouissaient comme font les vendangeurs autour des cuves fumantes.

 

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