Les pierres des catapultes et les démolitions ordonnées pour la défense avaient accumulé des tas de ruines au milieu des rues. Aux heures les plus tranquilles, tout à coup, des masses de peuple se précipitaient en criant ; et, du haut de l'Acropole, les incendies faisaient comme des haillons de pourpre dispersés sur les terrasses, et que le vent tordait.
Les trois grandes catapultes, malgré tous ces travaux, ne s'arrêtaient pas. Leurs ravages étaient extraordinaires ; ainsi, la tête d'un homme alla rebondir sur le fronton des Syssites ; dans la rue de Kinisdo, une femme qui accouchait fut écrasée par un bloc de marbre, et son enfant avec le lit emporté jusqu'au carrefour de Cinasyn où l'on retrouva la couverture.
Ce qu'il y avait de plus irritant, c'était les balles des frondeurs. Elles tombaient sur les toits, dans les jardins et au milieu des cours, tandis que l'on mangeait attablé devant un maigre repas et le coeur gros de soupirs. Ces atroces projectiles portaient des lettres gravées qui s'imprimaient dans les chairs ; et, sur les cadavres, on lisait des injures, telles que pourceau, chacal, vermine, et parfois des plaisanteries : attrapé ! ou : je l'ai bien mérité.
La partie du rempart qui s'étendait depuis l'angle des ports jusqu'à la hauteur des citernes fut enfoncée. Alors les gens de Malqua se trouvèrent pris entre la vieille enceinte de Byrsa par-derrière et les Barbares par-devant. Mais on avait assez que d'épaissir la muraille et de la rendre le plus haut possible sans s'occuper d'eux ; on les abandonna ; tous périrent, et, bien qu'ils fussent haïs généralement, on en conçut pour Hamilcar une grande horreur.
Le lendemain, il ouvrit les fosses où il gardait du blé ; ses intendants le donnèrent au peuple. Pendant trois jours on se gorgea.
La soif n'en devint que plus intolérable ; et toujours ils voyaient devant eux la longue cascade que faisait en tombant l'eau claire de l'aqueduc. Sous les rayons du soleil, une vapeur fine remontait de sa base, avec un arc-en-ciel à côté, et un petit ruisseau, formant des courbes sur la plage, se déversait dans le golfe.
Hamilcar ne faiblissait pas. Il comptait sur un événement, sur quelque chose de décisif, d'extraordinaire.
Ses propres esclaves arrachèrent les lames d'argent du temple de Melkarth, on tira du port quatre longs bateaux, avec des cabestans, on les amena jusqu'au bas des Mappales, le mur qui donnait sur le rivage fut troué : et ils partirent pour les Gaules afin d'y acheter, à n'importe à quel prix, des Mercenaires. Cependant Hamilcar se désolait de ne pouvoir communiquer avec le roi des Numides, car il le savait derrière les Barbares et prêt à tomber sur eux. Mais Narr'Havas, trop faible, n'allait pas se risquer seul ; et le Suffète fit rehausser le rempart de douze palmes, entasser dans l'Acropole tout le matériel des arsenaux et encore une fois réparer les machines.
On se servait, pour les entortillages des catapultes, de tendons pris au cou des taureaux ou bien aux jarrets des cerfs. Cependant, il n'existait dans Carthage ni cerfs ni taureaux. Hamilcar demanda aux Anciens les cheveux de leurs femmes ; toutes les sacrifièrent ; la quantité ne fut pas suffisante. On avait, dans les bâtiments des Syssites, douze cents esclaves nubiles, de celles que l'on destinait aux prostitutions de la Grèce et de l'Italie, et leurs cheveux, rendus élastiques par l'usage des onguents, se trouvaient merveilleux pour les machines de guerre. Mais la perte plus tard serait trop considérable. Donc, il fut décidé qu'on choisirait, parmi les épouses des plébéiens, les plus belles chevelures. Sans aucun souci des besoins de la patrie, elles crièrent en désespérées quand les serviteurs des Cent vinrent, avec des ciseaux, mettre la main sur elles.
Un redoublement de fureur animait les Barbares. On les voyait au loin prendre la graisse des morts pour huiler leurs machines, et d'autres en arrachaient les ongles qu'ils cousaient bout à bout afin de se faire des cuirasses. Ils imaginèrent de mettre dans les catapultes des vases pleins de serpents apportés par les Nègres ; les pots d'argile se cassaient sur les dalles, les serpents couraient, semblaient pulluler, et, tant ils étaient nombreux, sortir des murs naturellement. Puis, les Barbares, mécontents de leur invention, la perfectionnèrent ; ils lançaient toutes sortes d'immondices, des excréments humains, des morceaux de charogne, des cadavres. La peste reparut. Les dents des Carthaginois leur tombaient de la bouche, et ils avaient les gencives décolorées comme celles des chameaux après un voyage trop long.
Les machines furent dressées sur la terrasse, bien qu'elle n'atteignît pas encore partout à la hauteur du rempart. Devant les Vingt-trois tours des fortifications se dressaient vingt-trois autres tours de bois. Tous les tollénones étaient remontés, et au milieu, un peu plus en arrière, apparaissait la formidable hélépole de Démétrius Poliorcète, que Spendius, enfin, avait reconstruite. Pyramidale comme le phare d'Alexandrie, elle était haute de cent trente coudées et large de vingt- trois, avec neuf étages allant tous en diminuant vers le sommet et qui étaient défendus par des écailles d'airain, percés de portes nombreuses, remplis de soldats ; sur la plate-forme supérieure se dressait une catapulte flanquée de deux balistes.
Alors Hamilcar fit planter des croix pour ceux qui parleraient de se rendre ; les femmes mêmes furent embrigadées. Ils couchaient dans les rues et l'on attendait plein d'angoisses.
Puis un matin, un peu avant le lever du soleil (c'était le septième jour du mois de Nyssan), ils entendirent un grand cri poussé par tous les Barbares à la fois ; les trompettes à tube de plomb ronflaient, les grandes cornes paphlagoniennes mugissaient comme des taureaux. Tous se levèrent et coururent au rempart.
Une forêt de lances, de piques et d'épées se hérissait à sa base. Elle sauta contre les murailles, les échelles s'y accrochèrent ; et, dans la baie des créneaux, des têtes de Barbares parurent.
Des poutres soutenues par de longues files d'hommes battaient les portes ; et, aux endroits où la terrasse manquait, les Mercenaires, pour démolir le mur, arrivaient en cohortes serrées, la première ligne se tenant accroupie, la seconde pliant le jarret, et les autres successivement se dressaient jusqu'aux derniers qui restaient tout droits : tandis qu'ailleurs, pour monter dessus, les plus hauts s'avançaient en tête, les plus bas à la queue, et tous, du bras gauche, appuyaient sur leurs casques leurs boucliers en les réunissant par le bord si étroitement, qu'on aurait dit un assemblage de grandes tortues. Les projectiles glissaient sur ces masses obliques.
Les Carthaginois jetaient des meules de moulin, des pilons, des cuves, des tonneaux, des lits, tout ce qui pouvait faire un poids et assommer. Quelques-uns guettaient dans les embrasures avec un filet de pêcheur, et quand arrivait le Barbare, il se trouvait pris sous les mailles et se débattait comme un poisson. Ils démolissaient eux-mêmes leurs créneaux ; des pans de mur s'écroulaient en soulevant une grande poussière ; et, les catapultes de la terrasse tirant les unes contre les autres, leurs pierres se heurtaient, et éclataient en mille morceaux qui faisaient sur les combattants une large pluie.
Bientôt les deux foules ne formèrent plus qu'une grosse chaîne de corps humains ; elle débordait dans les intervalles de la terrasse, et, un peu plus lâche aux deux bouts, se roulait sans avancer perpétuellement. Ils s'étreignaient couchés à plat ventre comme des lutteurs. On s'écrasait. Les femmes penchées sur les créneaux hurlaient. On les tirait par leurs voiles, et la blancheur de leurs flancs, tout à coup découverts, brillait entre les bras des nègres y enfonçant des poignards. Des cadavres, trop pressés dans la foule, ne tombaient pas ; soutenus par les épaules de leurs compagnons, ils allaient quelques minutes tout debout et les yeux fixes. Quelques-uns, les deux tempes traversées par une javeline, balançaient leur tête comme des ours. Des bouches ouvertes pour crier restaient béantes ; des mains s'envolaient coupées. Il y eut là de grands coups, et dont parlèrent pendant longtemps ceux qui survécurent.
Cependant, des flèches jaillissaient du sommet des tours de bois et des tours de pierre. Les tollénones faisaient aller rapidement leurs longues antennes ; et comme les Barbares avaient saccagé sous les Catacombes le vieux cimetière des autochtones, ils lançaient sur les Carthaginois des d
alles de tombeaux. Sous le poids des corbeilles trop lourdes, quelquefois les câbles se coupaient, et des masses d'hommes, tous levant les bras, tombaient du haut des airs.
Jusqu'au milieu du jour, les vétérans des hoplites s'étaient acharnés contre la Taenia pour pénétrer dans le port et détruire la flotte. Hamilcar fit allumer sur la toiture de Khamon un feu de paille humide ; et la fumée les aveuglant, ils se rabattirent à gauche et vinrent augmenter l'horrible cohue qui se poussait dans Malqua. Des syntagmes, composés d'hommes robustes, choisis tout exprès, avaient enfoncé trois portes. De hauts barrages, faits avec des planches garnies de clous, les arrêtèrent ; une quatrième céda facilement ; ils s'élancèrent par-dessus en courant, et roulèrent dans une fosse où l'on avait caché des pièges. A l'angle sud-est, Autharite et ses hommes abattirent le rempart, dont la fissure était bouchée avec des briques. Le terrain par-derrière montait ; ils le gravirent lestement. Mais ils trouvèrent en haut une seconde muraille, composée de pierres et de longues poutres étendues tout à plat et qui alternaient comme les pièces d'un échiquier. C'était une mode gauloise adaptée par le Suffète au besoin de la situation ; les Gaulois se crurent devant une ville de leur pays. Ils attaquèrent avec mollesse et furent repoussés.
Depuis la rue de Khamon jusqu'au Marché-aux-herbes, tout le chemin de ronde appartenait maintenant aux Barbares, et les Samnites achevaient à coups d'épieux les moribonds ; ou bien, un pied sur le mur, ils contemplaient en bas, sous eux, les ruines fumantes, et au loin la bataille qui recommençait.
Les frondeurs, distribués par-derrière, tiraient toujours. Mais à force d'avoir servi, le ressort des frondes acarnaniennes était brisé, et plusieurs, comme des pâtres, envoyaient des cailloux avec la main : les autres lançaient des boules de plomb avec le manche d'un fouet. Zarxas, les épaules couvertes de ses longs cheveux noirs, se portait partout en bondissant et entraînait les Baléares. Deux panetières étaient suspendues à ses hanches ; il y plongeait continuellement la main gauche et son bras droit tournoyait, comme la roue d'un char.
Mâtho s'était d'abord retenu de combattre, pour mieux commander tous les Barbares à la fois. On l'avait vu le long du golfe avec les Mercenaires, près de la lagune avec les Numides, sur les bords du lac entre les Nègres, et du fond de la plaine il poussait les masses de soldats qui arrivaient incessamment contre les lignes de fortifications. Peu à peu il s'était rapproché ; l'odeur du sang, le spectacle du carnage et le vacarme des clairons avaient fini par lui faire bondir le coeur. Alors il était rentré dans sa tente, et, jetant sa cuirasse, avait pris sa peau de lion, plus commode pour la bataille. Le mufle s'adaptait sur la tête en bordant le visage d'un cercle de crocs ; les deux pattes antérieures se croisaient sur la poitrine, et celles de derrière avançaient leurs ongles jusqu'au bas de ses genoux.
Il avait gardé son fort ceinturon, où luisait une hache à double tranchant, et avec sa grande épée dans les deux mains s'était précipité par la brèche, impétueusement. Comme un émondeur qui coupe des branches de saule, et qui tâche d'en abattre le plus possible afin de gagner plus d'argent, il marchait en fauchant autour de lui les Carthaginois. Ceux qui tentaient de le saisir par les flancs, il les renversait à coups de pommeau ; quand ils l'attaquaient en face, il les perçait ; s'ils fuyaient, il les fendait. Deux hommes à la fois sautèrent sur son dos ; il recula d'un bond contre une porte et les écrasa. Son épée s'abaissait, se relevait. Elle éclata sur l'angle d'un mur. Alors il prit sa lourde hache, et par-devant, par-derrière, il éventrait les Carthaginois comme un troupeau de brebis. Ils s'écartaient de plus en plus, et il arriva tout seul devant la seconde enceinte, au bas de l'Acropole. Les matériaux lancés du sommet encombraient les marches et débordaient par-dessus la muraille. Mâtho, au milieu des ruines, se retourna pour appeler ses compagnons.
Il aperçut leurs aigrettes disséminées sur la multitude ; elles s'enfonçaient, ils allaient périr ; il s'élança vers eux ; alors, la vaste couronne de plumes rouges se resserrant, bientôt ils se rejoignirent et l'entourèrent. Mais des rues latérales une foule énorme se dégorgeait. Il fut pris aux hanches, soulevé, et entraîné jusqu'en dehors du rempart, dans un endroit où la terrasse était haute.
Mâtho cria un commandement : tous les boucliers se rabattirent sur les casques ; il sauta dessus, pour s'accrocher quelque part afin de rentrer dans Carthage ; et, tout en brandissant la terrible hache, il courait sur les boucliers, pareils à des vagues de bronze, comme un dieu marin sur des flots et qui secoue son trident.
Cependant un homme en robe blanche se promenait au bord du rempart, impassible et indifférent à la mort qui l'entourait. Parfois il étendait sa main droite contre ses yeux pour découvrir quelqu'un. Mâtho vint à passer sous lui. Tout à coup ses prunelles flamboyèrent, sa face livide se crispa ; et en levant ses deux bras maigres il lui criait des injures.
Mâtho ne les entendit pas ; mais il sentit entrer dans son coeur un regard si cruel et furieux qu'il en poussa un rugissement. Il lança vers lui la longue hache ; des gens se jetèrent sur Schahabarim ; et Mâtho, ne le voyant plus, tomba à la renverse, épuisé.
Un craquement épouvantable se rapprochait, mêlé au rythme de voix rauques qui chantaient en cadence.
C'était la grande hélépole, entourée par une foule de soldats. Ils la tiraient à deux mains, halaient avec des cordes et poussaient de l'épaule ; — car le talus, montant de la plaine sur la terre, bien qu'il fût extrêmement doux, se trouvait impraticable pour des machines d'un poids prodigieux. Elle avait cependant huit roues cerclées de fer, et depuis le matin elle avançait ainsi, lentement, pareille à une montagne qui se fût élevée sur une autre. Puis il sortit de sa base un immense bélier ; le long des trois faces regardant la ville les portes s'abattirent, et dans l'intérieur apparurent, comme des colonnes de fer, des soldats cuirassés. On en voyait qui grimpaient et descendaient les deux escaliers traversant ses étages. Quelques-uns attendaient pour s'élancer que les crampons des portes touchassent le mur ; au milieu de la plate-forme supérieure, les écheveaux des balistes tournaient, et le grand timon de la catapulte s'abaissait.
Hamilcar était, à ce moment-là, debout sur le toit de Melkarth. Il avait jugé qu'elle devait venir directement vers lui, contre l'endroit de la muraille le plus invulnérable, et, à cause de cela même, dégarni de sentinelles. Depuis longtemps déjà ses esclaves apportaient des outres sur le chemin de ronde, où ils avaient élevé, avec de l'argile, deux cloisons transversales formant une sorte de bassin. L'eau coulait insensiblement sur la terrasse, et Hamilcar, chose extraordinaire, ne semblait point s'en inquiéter.
Mais, quand l'hélépole fut à trente pas environ, il commanda d'établir des planches par-dessus les rues, entre les maisons, depuis les citernes jusqu'au rempart ; et des gens à la file se passaient, de main en main, des casques et des amphores qu'ils vidaient continuellement. Les Carthaginois cependant s'indignaient de cette eau perdue. Le bélier démolissait la muraille ; tout à coup, une fontaine s'échappa des pierres disjointes. Alors la haute masse d'airain, à neuf étages et qui contenait et occupait plus de trois mille soldats, commença doucement à osciller comme un navire. En effet, l'eau pénétrant la terrasse avait devant elle effondré le chemin ; ses roues s'embourbèrent ; au premier étage, entre des rideaux de cuir, la tête de Spendius apparut soufflant à pleines joues dans un cornet d'ivoire. La grande machine, comme soulevée convulsivement, avança de dix pas peut-être ; mais le terrain de plus en plus s'amollissait, la fange gagnait les essieux et l'hélépole s'arrêta en penchant effroyablement d'un seul côté. La catapulte roula jusqu'au bord de la plate-forme ; et, emportée par la charge de son timon, elle tomba, fracassant sous elle les étages inférieurs. Les soldats, debout sur les portes, glissèrent dans l'abîme, ou bien ils se retenaient à l'extrémité des longues poutres, et augmentaient, par leur poids, l'inclinaison de l'hélépole — qui se démembrait en craquant dans toutes ses jointures.
Les autres Barbares s'élancèrent pour les secourir. Ils se tassaient en foule compacte. Les Carthaginois descen
dirent le rempart, et, les assaillant par-derrière, ils les tuèrent tout à leur aise. Mais les chars garnis de faux accoururent. Ils galopaient sur le contour de cette multitude ; elle remonta la muraille ; la nuit survint ; peu à peu les Barbares se retirèrent.
On ne voyait plus, sur la plaine, qu'une sorte de fourmillement tout noir, depuis le golfe bleuâtre jusqu'à la lagune toute blanche ; et le lac, où du sang avait coulé, s'étalait, plus loin, comme une grande mare pourpre.
La terrasse était maintenant si chargée de cadavres qu'on l'aurait crue construite avec des corps humains. Au milieu se dressait l'hélépole couverte d'armures ; et, de temps à autre, des fragments énormes s'en détachaient comme les pierres d'une pyramide qui s'écroule. On distinguait sur les murailles de larges traînées faites par les ruisseaux de plomb. Une tour de bois abattue, çà et là, brûlait ; et les maisons apparaissaient vaguement, comme les gradins d'un amphithéâtre en ruine.
Complete Works of Gustave Flaubert Page 137