Complete Works of Gustave Flaubert

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Complete Works of Gustave Flaubert Page 136

by Gustave Flaubert


  Quand les Mercenaires, le lendemain, reprirent leur besogne, le haut des murailles se trouvait entièrement tapissé par des balles de coton, des toiles, des coussins ; les créneaux étaient bouchés avec des nattes ; et, sur le rempart, entre les grues, on distinguait un alignement de fourches et de tranchoirs emmanchés à des bâtons. Aussitôt, une résistance furieuse commença.

  Des troncs d'arbres, tenus par des câbles, tombaient et retombaient alternativement en battant les béliers ; des crampons, lancés par des balistes, arrachaient le toit des cabanes ; et, de la plate-forme des tours, des ruisseaux de silex et de galets se déversaient.

  Enfin, les béliers rompirent la porte de Khamon et la porte de Tagaste. Mais les Carthaginois avaient entassé à l'intérieur une telle abondance de matériaux que leurs battants ne s'ouvrirent pas. Ils restèrent debout.

  Alors, on poussa contre les murailles des tarières, qui, s'appliquant aux joints des blocs, les descelleraient. Les machines furent mieux gouvernées, leurs servants répartis par escouades ; du matin au soir, elles fonctionnaient, sans s'interrompre, avec la monotone précision d'un métier de tisserand.

  Spendius ne se fatiguait pas de les conduire. C'était lui-même qui bandait les écheveaux des balistes. Pour qu'il y eût, dans leurs tensions jumelles, une parité complète, on serrait leurs cordes en frappant tour à tour de droite et de gauche, jusqu'au moment où les deux côtés rendaient un son égal. Spendius montait sur leur membrure. Avec le bout de son pied, il les battait tout doucement, — et il tendait l'oreille comme un musicien qui accorde une lyre. Puis, quand le timon de la catapulte se relevait, quand la colonne de la baliste tremblait à la secousse du ressort, que les pierres s'élançaient en rayons et que les dards couraient en ruisseau, il se penchait le corps tout entier et jetait ses bras dans l'air, comme pour les suivre.

  Les soldats, admirant son adresse, exécutaient ses ordres. Dans la gaieté de leur travail, ils débitaient des plaisanteries sur les noms des machines. Ainsi, les tenailles à prendre les béliers s'appelant des loups, et les galexies couvertes des treilles, on était des agneaux, on allait faire la vendange ; et, en armant leurs pièces, ils disaient aux onagres : " Allons, rue bien ! ", et aux scorpions : " Traverse-les jusqu'au coeur ! " Ces facéties, toujours les mêmes, soutenaient leur courage.

  Cependant, les machines ne démolissaient point le rempart. Il était formé par deux murailles et tout rempli de terre ; elles abattaient leurs parties supérieures. Mais les assiégés, chaque fois, les relevaient. Mâtho ordonna de construire des tours en bois qui devaient être aussi hautes que les tours de pierre. On jeta, dans le fossé, du gazon, des pieux, des galets et des chariots avec leurs roues afin de l'emplir plus vite ; avant qu'il fût comblé, l'immense foule des Barbares ondula sur la plaine d'un seul mouvement, et vint battre le pied des murs, comme une mer débordée.

  On avança les échelles de corde, les échelles droites et les sambuques, c'est-à-dire deux mâts d'où s'abaissaient, par des palans, une série de bambous que terminait un pont mobile. Elles formaient de nombreuses lignes droites appuyées contre le mur, et les Mercenaires, à la file les uns des autres, montaient en tenant leurs armes à la main. Pas un Carthaginois ne se montrait ; déjà, ils touchaient aux deux tiers du rempart. Les créneaux s'ouvrirent, en vomissant, comme des gueules de dragon, des feux et de la fumée ; le sable s'éparpillait, entrait par le joint des armures ; le pétrole s'attachait aux vêtements ; le plomb liquide sautillait sur les casques, faisait des trous dans les chairs ; une pluie d'étincelles s'éclaboussait contre les visages, — et des orbites sans yeux semblaient pleurer des larmes grosses comme des amandes. Des hommes, tout jaunes d'huile, brûlaient par la chevelure. Ils se mettaient à courir, enflammaient les autres. On les étouffait en leur jetant, de loin, sur la face, des manteaux trempés de sang. Quelques-uns qui n'avaient pas de blessure restaient immobiles, plus raides que des pieux, la bouche ouverte et les deux bras écartés.

  L'assaut, pendant plusieurs jours de suite, recommença, — les Mercenaires espérant triompher par un excès de force et d'audace.

  Quelquefois un homme sur les épaules d'un autre enfonçait une fiche entre les pierres, puis s'en servait comme d'un échelon pour atteindre au- delà, en plaçait une seconde, une troisième ; et, protégés par le bord des créneaux dépassant la muraille, peu à peu, ils s'élevaient ainsi ; mais, toujours, à une certaine hauteur, ils retombaient. Le grand fossé trop plein débordait ; sous les pas des vivants, les blessés pêle-mêle s'entassaient avec les cadavres et les moribonds. Au milieu des entrailles ouvertes, des cervelles épandues et des flaques de sang, les troncs calcinés faisaient des taches noires ; et des bras et des jambes à moitié sortis d'un monceau se tenaient tout debout, comme des échalas dans un vignoble incendié.

  Les échelles se trouvant insuffisantes, on employa les tollénones, — instruments composés d'une longue poutre établie transversalement sur une autre, et portant à son extrémité une corbeille quadrangulaire où trente fantassins pouvaient se tenir avec leurs armes.

  Mâtho voulut monter dans la première qui fut prête. Spendius l'arrêta.

  Des hommes se courbèrent sur un moulinet ; la grande poutre se leva, devint horizontale, se dressa presque verticalement, et, trop chargée par le bout, elle pliait comme un immense roseau. Les soldats cachés jusqu'au menton se tassaient ; on n'apercevait que les plumes des casques. Enfin, quand elle fut à cinquante coudées dans l'air, elle tourna de droite et de gauche plusieurs fois, puis s'abaissa ; et, comme un bras de géant qui tiendrait sur sa main une cohorte de pygmées, elle déposa au bord du mur la corbeille pleine d'hommes. Ils sautèrent dans la foule et jamais ils ne revinrent.

  Tous les autres tollénones furent bien vite disposés. Mais il en aurait fallu cent fois davantage pour prendre la ville. On les utilisa d'une façon meurtrière : des archers éthiopiens se plaçaient dans les corbeilles ; puis, les câbles étant assujettis, ils restaient suspendus et tiraient des flèches empoisonnées. Les cinquante tollénones, dominant les créneaux, entouraient ainsi Carthage, comme de monstrueux vautours ; et les Nègres riaient de voir les gardes sur le rempart mourir dans des convulsions atroces.

  Hamilcar y envoya des hoplites. : il leur faisait boire chaque matin le jus de certaines herbes qui les gardait du poison.

  Un soir, par un temps obscur, il embarqua les meilleurs de ses soldats sur des gabares, des planches, et, tournant à la droite du port, il vint débarquer à la Taenia. Puis ils s'avancèrent jusqu'aux premières lignes des Barbares, et, les prenant par le flanc, ils en firent un grand carnage. Des hommes suspendus à des cordes descendaient la nuit du haut des murs avec des torches à la main, brûlaient les ouvrages des Mercenaires, et remontaient.

  Mâtho était acharné ; chaque obstacle renforçait sa colère ; il en arrivait à des choses terribles et extravagantes. Il convoqua Salammbô, mentalement, à un rendez-vous ; puis il l'attendit. Elle ne vint pas ; cela lui parut une trahison nouvelle, — et, désormais, il l'exécra. S'il avait vu son cadavre, il se serait peut-être en allé. Il doubla les avant-postes, il planta des fourches au bas du rempart, il enfouit des chausse-trapes dans la terre, et il commanda aux Libyens de lui apporter toute une forêt pour y mettre le feu et brûler Carthage, comme une tanière de renards.

  Spendius s'obstinait au siège. Il cherchait à inventer des machines épouvantables et comme jamais on n'en avait construit.

  Les autres Barbares, campés au loin sur l'isthme, s'ébahissaient de ces lenteurs ; ils murmuraient ; on les lâcha.

  Alors, ils se précipitèrent avec leurs coutelas et leurs javelots, dont ils battaient les portes. Mais la nudité de leurs corps facilitant leurs blessures, les Carthaginois les massacraient abondamment ; et les Mercenaires s'en réjouirent, sans doute par jalousie du pillage. Il en résulta des querelles, des combats entre eux. Puis, la campagne étant ravagée, bientôt on s'arracha les vivres. Ils se décourageaient. Des hordes nombreuses s'en allèrent. La foule était si grande qu'il n'y parut pas.

  Les meilleurs tentèrent de c
reuser des mines ; le terrain mal soutenu s'éboula. Ils les recommencèrent en d'autres places ; Hamilcar devinait toujours leur direction en appliquant son oreille contre un bouclier de bronze. Il perça des contre-mines sous le chemin que devaient parcourir les tours de bois ; quand on voulut les pousser, elles s'enfoncèrent dans des trous.

  Enfin, tous reconnurent que la ville était imprenable, tant que l'on n'aurait pas élevé jusqu'à la hauteur des murailles une longue terrasse qui permettrait de combattre sur le même niveau, on en paverait le sommet pour faire rouler dessus les machines. Alors, il serait bien impossible à Carthage de résister.

  Elle commençait à souffrir de la soif. L'eau, qui valait au début du siège deux késitah le bât, se vendait maintenant un shekel d'argent ; les provisions de viande et de blé s'épuisaient aussi ; on avait peur de la faim ; quelques-uns même parlaient de bouches inutiles, ce qui effrayait tout le monde.

  Depuis la place de Khamon jusqu'au temple de Melkarth, des cadavres encombraient les rues ; et, comme on était à la fin de l'été, de grosses mouches noires harcelaient les combattants. Des vieillards transportaient les blessés, et les gens dévots continuaient les funérailles fictives de leurs proches et de leurs amis, défunts au loin pendant la guerre. Des statues de cire avec des cheveux et des vêtements s'étalaient en travers des portes. Elles se fondaient à la chaleur des cierges brûlant près d'elles ; la peinture coulait sur leurs épaules, et des pleurs ruisselaient sur la face des vivants, qui psalmodiaient à côté des chansons lugubres. La foule, pendant ce temps-là, courait ; des bandes armées passaient ; les capitaines criaient des ordres, et l'on entendait toujours le heurt des béliers qui battaient le rempart.

  La température devint si lourde que les corps, se gonflant, ne pouvaient plus entrer dans les cercueils. On les brûlait au milieu des cours. Mais les feux, trop à l'étroit, incendiaient les murailles voisines, et de longues flammes, tout à coup, s'échappaient des maisons comme du sang qui jaillit d'une artère. Ainsi Moloch possédait Carthage ; il étreignait les remparts, il se roulait dans les rues, il dévorait jusqu'aux cadavres.

  Des hommes qui portaient, en signe de désespoir, des manteaux faits de haillons ramassés, s'établirent au coin des carrefours. Ils déclamaient contre les Anciens, contre Hamilcar, prédisaient au peuple une ruine entière et l'engageaient à tout détruire et à tout se permettre. Les plus dangereux étaient les buveurs de jusquiame ; dans leurs crises, ils se croyaient des bêtes féroces et sautaient sur les passants qu'ils déchiraient. Des attroupements se faisaient autour d'eux ; : on en oubliait la défense de Carthage. Le Suffète imagina d'en payer d'autres pour soutenir sa politique.

  Afin de retenir dans la ville le génie des Dieux, on avait couvert de chaînes leurs simulacres. On posa des voiles noirs sur les Patæques et des cilices autour des autels ; on tâchait d'exciter l'orgueil et la jalousie des Baals en leur chantant à l'oreille : " Tu vas te laisser vaincre ! les autres sont plus forts, peut-être ? Montre-toi ! aide-nous ! afin que les peuples ne disent pas : Où sont maintenant leurs Dieux ? "

  Une anxiété permanente agitait les collèges des pontifes. Ceux de la Rabbetna surtout avaient peur, — le rétablissement du zaïmph n'ayant pas servi. Ils se tenaient enfermés dans la troisième enceinte, inexpugnable comme une forteresse. Un seul d'entre eux se hasardait à sortir, le grand-prêtre Schahabarim.

  Il venait chez Salammbô. Mais il restait tout silencieux, la contemplant, les prunelles fixes, ou bien il prodiguait les paroles, et les reproches qu'il lui faisait étaient plus durs que jamais.

  Par une contradiction inconcevable, il ne pardonnait pas à la jeune fille d'avoir suivi ses ordres ; — Schahabarim avait tout deviné, — et l'obsession de cette idée avivait les jalousies de son impuissance. Il l'accusait d'être la cause de la guerre. Mâtho, à l'en croire, assiégeait Carthage pour reprendre le zaïmph ; et il déversait des imprécations et des ironies sur ce Barbare, qui prétendait posséder des choses saintes. Ce n'était pas cela pourtant que le prêtre voulait dire.

  Mais, à présent, Salammbô n'éprouvait pour lui aucune terreur. Les angoisses dont elle souffrait autrefois l'avaient abandonnée. Une tranquillité singulière l'occupait. Ses regards, moins errants, brillaient d'une flamme limpide.

  Cependant, le python était redevenu malade ; et, comme Salammbô paraissait au contraire se guérir, la vieille Taanach s'en réjouissait, convaincue qu'il prenait par ce dépérissement la langueur de sa maîtresse.

  Un matin, elle le trouva derrière le lit de peaux de boeuf, tout enroulé sur lui-même, plus froid qu'un marbre, et la tête disparaissant sous un amas de vers. A ses cris, Salammbô survint. Elle le retourna quelque temps avec le bout de sa sandale, et l'esclave fut ébahie de son insensibilité.

  La fille d'Hamilcar ne prolongeait plus ses jeûnes avec tant de ferveur. Elle passait des journées au haut de sa terrasse, les deux coudes contre la balustrade, s'amusant à regarder devant elle. Le sommet des murailles au bout de la ville découpait sur le ciel des zigzags inégaux, et les lances des sentinelles y faisaient, tout du long, comme une bordure d'épis. Elle apercevait au-delà, entre les tours, les manoeuvres des Barbares ; les jours que le siège était interrompu, elle pouvait même distinguer leurs occupations. Ils raccommodaient leurs armes, se graissaient la chevelure, ou bien lavaient dans la mer leurs bras sanglants ; les tentes étaient closes ; les bêtes de somme mangeaient ; et, au loin, les faux des chars, tous rangés en demi-cercle, semblaient un cimeterre d'argent étendu à la base des monts. Les discours de Schahabarim revenaient à sa mémoire. Elle attendait son fiancé Narr'Havas. Elle aurait voulu, malgré sa haine, revoir Mâtho. De tous les Carthaginois, elle était la seule personne, peut- être, qui lui eût parlé sans peur.

  Souvent son père arrivait dans sa chambre. Il s'asseyait en haletant sur les coussins et il la considérait d'un air presque attendri, comme s'il eût trouvé dans ce spectacle un délassement à ses fatigues. Il l'interrogeait quelquefois sur son voyage au camp des Mercenaires. Il lui demanda même si personne, par hasard, ne l'y avait poussée ; et, d'un signe de tête, elle répondit que non, tant Salammbô était fière d'avoir sauvé le zaïmph.

  Mais le Suffète revenait toujours à Mâtho, sous prétexte de renseignements militaires. Il ne comprenait rien à l'emploi des heures qu'elle avait passées dans la tente. En effet, Salammbô ne parlait pas de Giscon ; car, les mots ayant par eux-mêmes un pouvoir effectif, les malédictions que l'on rapportait à quelqu'un pouvaient se tourner contre lui ; et elle taisait son envie d'assassinat, de peur d'être blâmée de n'y avoir point cédé. Elle disait que le schalischim paraissait furieux, qu'il avait crié beaucoup, puis qu'il s'était endormi. Salammbô n'en racontait pas davantage, par honte peut-être, ou bien par un excès de candeur faisant qu'elle n'attachait guère d'importance aux baisers du soldat. Tout cela, du reste, flottait dans sa tête, mélancolique et brumeux comme le souvenir d'un rêve accablant ; et elle n'aurait su de quelle manière, par quels discours l'exprimer.

  Un soir qu'ils se trouvaient ainsi l'un en face de l'autre, Taanach tout effarée survint. Un vieillard, avec un enfant, était là, dans les cours, et voulait voir le Suffète.

  Hamilcar pâlit, puis répliqua vivement :

  — " Qu'il monte ! "

  Iddibal entra, sans se prosterner. Il tenait par la main un jeune garçon couvert d'un manteau en poil de bouc ; et aussitôt relevant le capuchon qui abritait sa figure :

  — " Le voilà, Maître ! Prends-le ! "

  Le Suffète et l'esclave s'enfoncèrent dans un coin de la chambre.

  L'enfant était resté au milieu, tout debout ; et, d'un regard plus attentif qu'étonné, il parcourait le plafond, les meubles, les colliers de perles traînant sur les draperies de pourpre, et cette majestueuse jeune femme inclinée vers lui.

  Il avait dix ans peut-être, et n'était pas plus haut qu'un glaive romain. Ses cheveux crépus ombrageaient son front bombé. On aurait dit que ses prunelles cherchaient des espaces. Les narines de son nez mince palpitaient largement ; sur toute sa personn
e s'étalait l'indéfinissable splendeur de ceux qui sont destinés aux grandes entreprises. Quand il eut rejeté son manteau trop lourd, il resta revêtu d'une peau de lynx attachée autour de sa taille, et il appuyait résolument sur les dalles ses petits pieds nus tout blancs de poussière. Mais, sans doute, il devina que l'on agitait des choses importantes, car il se tenait immobile, une main derrière le dos et le menton baissé, avec un doigt dans la bouche.

  Enfin Hamilcar, d'un signe, attira Salammbô et il lui dit à voix basse :

  — " Tu le garderas chez toi, entends-tu ! Il faut que personne, même de la maison, ne connaisse son existence ! "

  Puis, derrière la porte, il demanda encore une fois à Iddibal s'il était bien sûr qu'on ne les eût pas remarqués.

  — " Non ! " fit l'esclave ; " les rues étaient vides. "

  La guerre emplissant toutes les provinces, il avait eu peur pour le fils de son maître. Alors ne sachant où le cacher, il était venu le long des côtes, sur une chaloupe : et, depuis trois jours Iddibal louvoyait dans le golfe, en observant les remparts. Enfin ce soir-là, comme les alentours de Khamon semblaient déserts, il avait franchi la passe lestement et débarqué près de l'arsenal, l'entrée du port étant libre.

  Mais bientôt les Barbares établirent, en face, un immense radeau pour empêcher les Carthaginois d'en sortir. Ils relevaient les tours de bois, et, en même temps, la terrasse montait.

  Les communications avec le dehors étant interceptées, une famine intolérable commença.

  On tua tous les chiens, tous les mulets, tous les ânes, puis les quinze éléphants que le Suffète avait ramenés. Les lions du temple de Moloch étaient devenus furieux et les hiérodoules n'osaient plus s'en approcher. On les nourrit d'abord avec les blessés des Barbares ; ensuite on leur jeta des cadavres encore tièdes ; ils les refusèrent et tous moururent. Au crépuscule, des gens erraient le long des vieilles enceintes, et cueillaient entre les pierres des herbes et des fleurs qu'ils faisaient bouillir dans du vin ; — le vin coûtait moins cher que l'eau. D'autres se glissaient jusqu'aux avant-postes de l'ennemi et venaient sous les tentes voler de la nourriture ; les Barbares, pris de stupéfaction, quelquefois les laissaient s'en retourner. Enfin un jour arriva où les Anciens résolurent d'égorger, entre eux, les chevaux d'Eschmoûn. C'étaient des bêtes saintes, dont les pontifes tressaient les crinières avec des rubans d'or, et qui signifiaient par leur existence le mouvement du soleil, l'idée du feu sous la forme la plus haute. Leurs chairs, coupées en portions égales, furent enfouies derrière l'autel. Puis, tous les soirs, alléguant quelque dévotion, les Anciens montaient vers le temple, se régalaient en cachette ; et ils remportaient sous leur tunique un morceau pour leurs enfants. Dans les quartiers déserts, loin des murs, les habitants moins misérables, par peur des autres, s'étaient barricadés.

 

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