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Complete Works of Gustave Flaubert

Page 210

by Gustave Flaubert


  On s’arrêta longtemps à la barrière, car des coquetiers, des rouliers et un troupeau de moutons y faisaient de l’encombrement. Le factionnaire, la capote rabattue, allait et venait devant sa guérite pour se réchauffer. Le commis de l’octroi grimpa sur l’impériale, et une fanfare de cornet à piston éclata. On descendit le boulevard au grand trot, les palonniers battants, les traits flottants. La mèche du long fouet claquait dans l’air humide. Le conducteur lançait son cri sonore : “Allume ! allume ! ohé !” et les balayeurs se rangeaient, les piétons sautaient en arrière, la boue jaillissait contre les vasistas, on croisait des tombereaux, des cabriolets, des omnibus. Enfin la grille du Jardin des plantes se déploya.

  La Seine, jaunâtre, touchait presque au tablier des ponts. Une fraîcheur s’en exhalait. Frédéric l’aspira de toutes ses forces, savourant ce bon air de Paris qui semble contenir des effluves amoureuses et des émanations intellectuelles ; il eut un attendrissement en apercevant le premier fiacre. Et il aimait jusqu’au seuil des marchands de vin garni de paille, jusqu’aux décrotteurs avec leurs boîtes, jusqu’aux garçons épiciers secouant leur brûloir à café. Des femmes trottinaient sous des parapluies ; il se penchait pour distinguer leur figure ; un hasard pouvait avoir fait sortir Mme Arnoux.

  Les boutiques défilaient, la foule augmentait, le bruit devenait plus fort. Après le quai Saint-Bernard, le quai de la Tournelle et le quai Montebello, on prit le quai Napoléon ; il voulut voir ses fenêtres, elles étaient loin. Puis on repassa la Seine sur le Pont-Neuf, on descendit jusqu’au Louvre ; et, par les rues Saint-Honoré, Croix des-Petits-Champs et du Bouloi, on atteignit la rue Coq-Héron, et l’on entra dans la cour de l’hôtel.

  Pour faire durer son plaisir, Frédéric s’habilla le plus lentement possible, et même il se rendit à pied au boulevard Montmartre ; il souriait à l’idée de revoir, tout à l’heure, sur la plaque de marbre le nom chéri ; il leva les yeux. Plus de vitrines, plus de tableaux, rien !

  Il courut à la rue de Choiseul. M. et Mme Arnoux n’y habitaient pas, et une voisine gardait la loge du portier ; Frédéric l’attendit ; enfin, il parut, ce n’était plus le même. Il ne savait point leur adresse.

  Frédéric entra dans un café, et, tout en déjeunant, consulta l’Almanach du Commerce. Il y avait trois cents Arnoux, mais pas de Jacques Arnoux ! Où donc logeaient-ils ? Pellerin devait le savoir.

  Il se transporta tout en haut du faubourg Poissonnière, à son atelier. La porte n’ayant ni sonnette ni marteau, il donna de grands coups de poing, et il appela, cria. Le vide seul lui répondit.

  Il songea ensuite à Hussonnet. Mais où découvrir un pareil homme ? Une fois, Il l’avait accompagné jusqu’à la maison de sa maîtresse, rue de Fleurus. Parvenu dans la rue de Fleurus, Frédéric s’aperçut qu’il ignorait le nom de la demoiselle.

  Il eut recours à la Préfecture de police. Il erra d’escalier en escalier, de bureau en bureau. Celui des renseignements se fermait. On lui dit de repasser le lendemain.

  Puis il entra chez tous les marchands de tableaux qu’il put découvrir, pour savoir si l’on ne connaissait point Arnoux. M. Arnoux ne faisait plus le commerce.

  Enfin, découragé, harassé, malade, il s’en revint à son hôtel et se coucha. Au moment où il s’allongeait entre ses draps, une idée le fit bondir de joie :

  — “Regimbart ! quel imbécile je suis de n’y avoir pas songé !”

  Le lendemain, dès sept heures, il arriva rue Notre-Dame-des-Victoires devant la boutique d’un rogommiste, où Regimbart avait coutume de prendre le vin blanc. Elle n’était pas encore ouverte ; il fit un tour de promenade aux environs, et, au bout d’une demi-heure, s’y présenta de nouveau. Regimbart en sortait. Frédéric s’élança dans la rue. Il crut même apercevoir au loin son chapeau ; un corbillard et des voitures de deuil s’interposèrent. L’embarras passé, la vision avait disparu.

  Heureusement, il se rappela que le Citoyen déjeunait tous les jours à onze heures précises chez un petit restaurateur de la place Gaillon. Il s’agissait de patienter ; et, après une interminable flânerie de la Bourse à la Madeleine, et de la Madeleine au Gymnase, Frédéric, à onze heures précises, entra dans le restaurant de la place Gaillon, sûr d’y trouver son Regimbart.

  — “Connais pas !” dit le gargotier d’un ton rogue.

  Frédéric insistait ; il reprit :

  — “Je ne le connais plus, monsieur !” avec un haussement de sourcils majestueux et des oscillations de la tête, qui décelaient un mystère.

  Mais, dans leur dernière entrevue, le Citoyen avait parlé de l’estaminet Alexandre. Frédéric avala une et, sautant dans un cabriolet, s’enquit près du cocher s’il n’y avait point quelque part, sur les hauteurs de Sainte-Geneviève, un certain café Alexandre. Le cocher le conduisit rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel dans un établissement de ce nom-là, et à sa question : — “M. Regimbart, s’il vous plaît ?” le cafetier lui répondit, avec un sourire extra-gracieux :

  — “Nous ne l’avons pas encore vu, monsieur”, tandis qu’il jetait à son épouse assise dans le comptoir, un regard d’intelligence.

  Et aussitôt se tournant vers l’horloge :

  — “Mais nous l’aurons, j’espère, d’ici à dix minutes, un quart d’heure tout au plus. — Célestin, vite les feuilles ! — Qu’est-ce que monsieur désire prendre ?”

  Quoique n’ayant besoin de rien prendre, Frédéric avala un verre de rhum, puis un verre de kirsch, puis un verre de curaçao, puis différents grogs, tant froids que chauds. Il lut tout le Siècle du jour, et le relut ; il examina, jusque dans les grains du papier, la caricature du Charivari ; à la fin, il savait par cœur les annonces. De temps à autre, des bottes résonnaient sur le trottoir, c’était lui ! et la forme de quelqu’un se profilait sur les carreaux ; mais cela passait toujours !

  Afin de se désennuyer, Frédéric changeait de place ; il alla se mettre dans le fond, puis à droite, ensuite à gauche ; et il restait au milieu de la banquette, les deux bras étendus. Mais un chat, foulant délicatement le velours du dossier, lui faisait des peurs en bondissant tout à coup, pour lécher les taches de sirop sur le plateau ; et l’enfant de la maison, un intolérable mioche de quatre ans, jouait avec une crécelle sur les marches du comptoir. Sa maman, petite femme pâlotte, à dents gâtées souriait d’un air stupide. Que pouvait donc faire Regimbart ? Frédéric l’attendait, perdu dans une détresse illimitée.

  La pluie sonnait comme grêle, sur la capote du cabriolet. Par l’écartement du rideau de mousseline, il apercevait dans la rue le pauvre cheval, plus immobile qu’un cheval de bois. Le ruisseau, devenu énorme, coulait entre deux rayons des roues, et le cocher s’abritant de la couverture sommeillait ; mais, craignant que son bourgeois ne s’esquivât, de temps à autre il entrouvrait la porte, tout ruisselant comme un fleuve ; — et si les regards pouvaient user les choses, Frédéric aurait dissous l’horloge à force d’attacher dessus les yeux. Elle marchait, cependant. Le sieur Alexandre se promenait — de long en large, en répétant : “il va venir, allez ! il va venir !” et, pour le distraire, lui tenait des discours, parlait politique. Il poussa même la complaisance jusqu’à lui proposer une partie de dominos.

  Enfin, à quatre heures et demie, Frédéric, qui était là depuis midi, se leva d’un bond, déclarant qu’il n’attendait plus.

  — “Je n’y comprends rien moi-même”, répondit le cafetier d’un air candide, “c’est la première fois que manque M. Ledoux !”

  — “Comment, M. Ledoux ?”

  — “Mais oui, monsieur !”

  — “J’ai dit Regimbart” s’écria Frédéric exaspéré.

  — “Ah ! mille excuses vous faites erreur ! — N’est-ce pas, madame Alexandre, monsieur a dit : M. Ledoux ?”

  Et, interpellant le garçon :

  — “Vous l’avez entendu. vous-même, comme Moi’ ?” Pour se venger de son maître, sans doute. le garçon se contenta de sourire.

  Frédéric se fit ramener vers les boulevards, indigné du temps perdu. furieux contre le
Citoyen, implorant sa présence comme celle d’un dieu, et bien résolu à l’extraire du fond des caves les plus lointaines. Sa voiture l’agaçait, il la renvoya ; ses idées se brouillaient ; puis tous les noms des cafés qu’il avait entendu prononcer par cet imbécile jaillirent de sa mémoire, à la fois, comme les mille pièces d’un feu d’artifice : café Gascard, café Grimbert, café Halbout. estaminet Bordelais, Havanais, Havrais, Bœuf à la mode. brasserie Allemande, Mère Morel ; et il se transporta dans tous successivement. Mais, dans l’un. Regimbart venait de sortir ; dans un autre, il viendrait peut-être ; dans un troisième, on ne l’avait pas vu depuis six mois ; ailleurs, il avait commandé, hier. un gigot pour samedi. Enfin, chez Vautier, limonadier, Frédéric, ouvrant la porte, se heurta contre le garçon.

  — “Connaissez-vous M. Regimbart ?”

  — “Comment, monsieur, si je le connais ? C’est moi qui ai l’honneur de le servir. Il est en haut ; il achève de dîner !”

  Et, la serviette sous le bras, le maître de l’établissement, lui-même, l’aborda :

  — “Vous demandez M. Regimbart, monsieur ? il était ici à l’instant.”

  Frédéric poussa un juron, mais le limonadier affirma qu’il le trouverait chez Bouttevilain, infailliblement.

  — “Je vous en donne ma parole d’honneur ! il est parti un peu plus tôt que de coutume, car il a un rendez-vous d’affaires avec des messieurs. Mais vous le trouverez, je vous le répète, chez Bouttevilain, rue Saint-Martin, deuxième perron, à gauche, au fond de la cour, entresol, porte à droite !”

  Enfin, il l’aperçut à travers la fumée des pipes, seul, au fond de l’arrière-buvette après le billard, une chope devant lui, le menton baissé et dans une attitude méditative.

  — “Ah ! il y a longtemps que je vous cherchais, vous !”

  Sans s’émouvoir, Regimbart lui tendit deux doigts seulement, et comme s’il l’avait vu la veille, il débita plusieurs phrases insignifiantes sur l’ouverture de la session.

  Frédéric l’interrompit, en lui disant, de l’air le plus naturel qu’il put :

  — “Arnoux va bien ?”

  La réponse fut longue à venir, Regimbart se gargarisait avec son liquide.

  — “Oui, pas mal !”

  — “Où demeure-t-il donc, maintenant ?”

  — “Mais… rue Paradis-Poissonnière”, répondit le Citoyen étonné.

  — “Quel numéro ?”

  — “Trente-sept, parbleu, vous êtes drôle !”

  Frédéric se leva :

  — “Comment, vous partez ?”

  — “Oui, oui, j’ai une course, une affaire que j’oubliais ! Adieu !”

  Frédéric alla de l’estaminet chez Arnoux, comme soulevé par un vent tiède et avec l’aisance extraordinaire que l’on éprouve dans les songes.

  Il se trouva bientôt à un second étage, devant une porte dont la sonnette retentissait ; une servante parut ; une seconde porte s’ouvrit, Mme Arnoux était assise près du feu. Arnoux fit un bond et l’embrasse. Elle avait sur ses genoux un petit garçon de trois ans, à peu près ; sa fille, grande comme elle maintenant, se tenait debout, de l’autre côté de la cheminée.

  — “Permettez-moi de vous présenter ce monsieur-là”, dit Arnoux, en prenant son fils par les aisselles.

  Et il s’amusa quelques minutes à le faire sauter en l’air, très haut, pour le recevoir au bout de ses bras.

  — “Tu vas le tuer ! ah ! mon Dieu ! finis donc !” s’écriait Mme Arnoux.

  Mais Arnoux, jurant qu’il n’y avait pas de danger, continuait, et même zézéyait des caresses en patois marseillais, son langage natal. — “Ah ! brave pichoûn, mon poulit rossignolet ! !” Puis il demanda à Frédéric pourquoi il avait été si longtemps sans leur é crire, ce qu’il avait pu faire là-bas, ce qui le ramenait.

  — “Moi, à présent, cher ami, je suis marchand de faïences. Mais causons de vous !”

  Frédéric allégua un long procès, la santé de sa mère il insista beaucoup là-dessus, afin de se rendre intéressant. Bref, il se fixait à Paris, définitivement cette fois ; et il ne dit rien de l’héritage, — dans la peur de nuire à son passé.

  Les rideaux, comme les meubles, étaient en damas de laine marron ; deux oreillers se touchaient contre le traversin ; une bouillotte chauffait dans les charbons ; et l’abat-jour de la lampe, posé au bord de la commode, assombrissait l’appartement. Mme Arnoux avait une robe de chambre en mérinos gros bleu. Le regard tourné vers les cendres et une main sur l’épaule du petit garçon, elle défaisait, de l’autre, le lacet de la brassière ; le mioche en chemise pleurait tout en se grattant la tête, comme M. Alexandre fils.

  Frédéric s’était attendu à des spasmes de joie mais les passions s’étiolent quand on les dépayse, et, ne retrouvant plus Mme Arnoux dans le milieu où il l’avait connue, elle lui semblait avoir perdu quelque chose, porter confusément comme une dégradation, enfin n’être pas la même. Le calme de son cœur le stupéfiait. Il s’informa des anciens amis, de Pellerin, entre autres.

  — “Je ne le vois pas souvent”, dit Arnoux.

  Elle ajouta :

  — “Nous ne recevons plus, comme autrefois !” Etait-ce pour l’avertir qu’on ne lui ferait aucune invitation ? Mais Arnoux, poursuivant ses cordialités, lui reprocha de n’être pas venu dîner avec eux, à l’improviste ; et il expliqua pourquoi il avait changé d’industrie.

  — “Que voulez-vous faire dans une époque de décadence comme la nôtre ? La grande peinture est passée de mode ! D’ailleurs, on peut mettre de l’art partout. Vous savez, moi, j’aime le Beau ! il faudra un de ces jours que je vous mène à ma fabrique.”

  Et il voulut lui montrer, immédiatement, quelques-uns de ses produits dans son magasin à l’entresol.

  Les plats, les soupières, les assiettes et les cuvettes encombraient le plancher. Contre les murs étaient dressés de larges carreaux de pavage pour salles de bain et cabinets de toilette, avec sujets mythologiques dans le style de la Renaissance, tandis qu’au milieu une double étagère, montant jusqu’au plafond, supportait des vases à contenir la glace, des pots à fleurs, des candélabres, de petites jardinières et de grandes statuettes polychromes figurant un nègre ou une bergère pompadour. Les démonstrations d’Arnoux ennuyaient Frédéric, qui avait froid et faim.

  Il courut au café Anglais, y soupa splendidement, et, tout en mangeant, il se disait :

  — “J’étais bien bon là-bas avec mes douleurs ! A peine si elle m’a reconnu ! quelle bourgeoise !”

  Et, dans un brusque épanouissement de santé, il se fit des résolutions d’égoïsme. Il se sentait le cœur dur comme la table où ses coudes posaient. Donc, il pouvait, maintenant, se jeter au milieu du monde, sans peur. L’idée des Dambreuse lui vint ; il les utiliserait ; puis il se rappela Deslauriers. “Ah ! ma foi, tant pis !” Cependant, il lui envoya, par un commissionnaire, un billet lui donnant rendez-vous le lendemain au Palais-Royal, afin de déjeuner ensemble.

  La fortune n’était pas si douce pour celui-là.

  Il s’était présenté au concours d’agrégation avec une thèse sur le droit de tester, où il soutenait qu’on devait le restreindre autant que possible ; — et, son adversaire l’excitant à lui faire dire des sottises, il en avait dit beaucoup, sans que les examinateurs bronchassent. Puis le hasard avait voulu qu’il tirât au sort, pour sujet de leçon, la Prescription. Alors, Deslauriers s’était livré à des théories déplorables ; les vieilles contestations devaient se produire comme les nouvelles ; pourquoi le propriétaire serait-il privé de son bien parce qu’il n’en peut fournir les titres qu’après trente et un an révolus ? C’était donner la sécurité de l’honnête homme à l’héritier du voleur enrichi. Toutes les injustices étaient consacrées par une extension de ce droit, qui était la tyrannie, l’abus de la force ! Il s’était même écrié :

  — “Abolissons-le ; et les Francs ne pèseront plus sur les Gaulois, les Anglais sur les Irlandais, les Yankees sur les Peaux-Rouges, les Turcs sur les Arabes, les blancs sur les n
ègres, la Pologne…”

  Le président l’avait interrompu :

  — “Bien ! bien ! monsieur ! nous n’avons que faire de vos opinions politiques, vous vous représenterez plus tard !”

  Deslauriers n’avait pas voulu se représenter. Mais ce malheureux titre XX du IIIe livre du Code civil était devenu pour lui une montagne d’achoppement. Il élaborait un grand ouvrage sur la Prescription, considérée comme base du droit civil et du droit naturel des peuples ; et il était perdu dans Dunod, Rogérius, Balbus, Merlin, Vazeille, Savigny, Tropiong, et autres lectures considérables. Afin de s’y livrer plus à l’aise, il s’était démis de sa place de maître-clerc. Il vivait en donnant des répétitions, en fabriquant des thèses ; et, aux séances de la Parlote, il effrayait par sa virulence le parti conservateur, tous les jeunes doctrinaires issus de M. Guizot, — si bien qu’il avait, dans un certain monde, une espèce de célébrité, quelque peu mêlée de défiance pour sa personne.

  Il arriva au rendez-vous, portant un gros paletot doublé de flanelle rouge, comme celui de Sénécal autrefois.

  Le respect humain, à cause du public qui passait, les empêcha de s’étreindre longuement, et ils allèrent jusque chez Véfour, bras dessus bras dessous, en ricanant de plaisir, avec une larme au fond des yeux. Puis, dès qu’ils furent seuls, Deslauriers s’écria :

 

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