Complete Works of Gustave Flaubert

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Complete Works of Gustave Flaubert Page 216

by Gustave Flaubert


  A présent, il la tirait sur papier rose ; il inventait des canards, composait des rébus, tâchait d’engager des polémiques, et même (en dépit du local) voulait monter des concerts ! L’abonnement d’un an “donnait droit à une place d’orchestre dans un des principaux théâtres de Paris ; de plus, l’administration se chargeait de fournir à MM. les étrangers tous les renseignements désirables, artistiques, et autres.” Mais l’imprimeur faisait des menaces, on devait trois termes au propriétaire, toutes sortes d’embarras surgissaient ; et Hussonnet aurait laissé périr l’Art, sans les exhortations de l’avocat, qui lui chauffait le moral quotidiennement. Il l’avait pris, afin de donner plus de poids à sa démarche.

  — “Nous venons pour le Journal”, dit-il.

  — “Tiens, tu y penses encore !” répondit Frédéric, d’un ton distrait.

  — “Certainement ! j’y pense !”

  Et il exposa de nouveau son plan. Par des comptes rendus de la Bourse, ils se mettraient en relations avec des financiers, et obtiendraient ainsi les cent mille francs de cautionnement indispensables. Mais, pour que la feuille pût être transformée en journal politique, il fallait auparavant avoir une large clientèle, et, pour cela, se résoudre à quelques dépenses, tant pour les frais de papeterie, d’imprimerie, de bureau, bref une somme de quinze mille francs.

  — “Je n’ai pas de fonds”, dit Frédéric.

  — “Et nous donc !” fit Deslauriers en croisant ses deux bras.

  Frédéric, blessé du geste, répliqua :

  — “Est-ce ma faute ?…”

  — “Ah ! très bien ! Ils ont du bois dans leur cheminée, des truffes sur leur table, un bon lit, une bibliothèque, une voiture, toutes les douceurs ! Mais qu’un autre grelotte sous les ardoises, dîne à vingt sous, travaille comme un forçat et patauge dans la misère ! est-ce leur faute ?”

  Et il répétait “Est-ce leur faute ?” avec une ironie cicéronienne qui sentait le Palais. Frédéric voulait parler.

  — “Du reste je comprends, on a des besoins… aristocratiques ; car sans doute… quelque femme…”

  — “Eh bien, quand cela serait ? Ne suis-je pas libre ?…”

  — “Oh ! très libre !”

  Et, après une minute de silence :

  — “C’est si commode, les promesses !”

  — “Mon Dieu ! je ne les nie pas !” dit Frédéric.

  L’avocat continuait :

  — “Au collège, on fait des serments, on constituera une phalange, on imitera les Treize de Balzac. Puis, quand on se retrouve : Bonsoir, mon vieux, va te promener ! Car celui qui pourrait servir l’autre retient précieusement tout, pour lui seul.”

  — “Comment ?”

  — “Oui, tu ne nous as pas même présentés chez les Dambreuse !”

  Frédéric le regarda ; avec sa pauvre redingote, ses lunettes dépolies et sa figure blême, l’avocat lui parut un tel cuistre, qu’il ne put empêcher sur ses lèvres un sourire dédaigneux. Deslauriers l’aperçut, et rougit.

  Il avait déjà son chapeau pour s’en aller. Hussonnet, plein d’inquiétude, tâchait de l’adoucir par des regards suppliants, et, comme Frédéric lui tournait le dos :

  — “Voyons, mon petit ! Soyez mon Mécène ! Protégez les arts !”

  Frédéric, dans un brusque mouvement de résignation, prit une feuille de papier, et, ayant griffonné dessus quelques lignes, la lui tendit. Le visage du bohème s’illumina. Puis, repassant la lettre à Deslauriers :

  “Faites des excuses, Seigneur !”

  Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer au plus vite, quinze mille francs.

  — “Ah ! je te reconnais là !” dit Deslauriers.

  — “Foi de gentilhomme !” ajouta le bohème, “vous êtes un brave, on vous mettra dans la galerie des hommes utiles !”

  L’avocat reprit :

  — “Tu n’y perdras rien, la spéculation est excellente.” — “Parbleu !” s’écria Hussonnet, “j’en fourrerais ma tête sur l’échafaud.”

  Et il débita tant de sottises et promit tant de merveilles (auxquelles il croyait peut-être), que Frédéric ne savait pas si c’était pour se moquer des autres ou de lui-même.

  Ce soir-là, il reçut une lettre de sa mère.

  Elle s’étonnait de ne pas le voir encore ministre, tout en le plaisantant quelque peu. Puis elle parlait de sa santé, et lui apprenait que M. Roque venait maintenant chez elle. “Depuis qu’il est veuf, j’ai cru sans inconvénient de le recevoir. Louise est très changée à son avantage.” Et en post-scriptum : “Tu ne me dis rien de ta belle connaissance, M. Dambreuse ; à ta place, je l’utiliserais.”

  Pourquoi pas ? Ses ambitions intellectuelles l’avaient quitté, et sa fortune (il s’en apercevait) était insuffisante ; car, ses dettes payées et la somme convenue remise aux autres, son revenu serait diminué de quatre mille francs, pour le moins ! D’ailleurs, il sentait le besoin de sortir de cette existence, de se raccrocher à quelque chose. Aussi, le lendemain, en dînant chez Mme Arnoux, il dit que sa mère le tourmentait pour qu’il embrassât une profession.

  — “Mais je croyais”, reprit-elle, “que M. Dambreuse devait vous faire entrer au Conseil d’Etat ? Cela vous irait très bien.”

  Elle le voulait donc. Il obéit.

  Le banquier, comme la première fois, était assis à son bureau, et d’un geste le pria d’attendre quelques minutes, car un monsieur tournant le dos à la porte, l’entretenait de matières graves. Il s’agissait de charbons de terre et d’une fusion à opérer entre diverses compagnies.

  Les portraits du général Foy et de Louis-Philippe se faisaient pendant de chaque côté de la glace ; des cartonniers montaient contre le lambris jusqu’au plafond, et il y avait six chaises de paille, M. Dambreuse n’ayant pas besoin pour ses affaires d’un appartement plus beau ; c’était comme ces sombres cuisines où s’élaborent de grands festins. Frédéric observa surtout deux coffres monstrueux, dressés dans les encoignures. Il se demandait combien de millions y pouvaient tenir. Le banquier en ouvrit un, et la planche de fer tourna, ne laissant voir à l’intérieur que des cahiers de papier bleu.

  Enfin l’individu passa devant Frédéric. C’était le père Oudry. Tous deux se saluèrent en rougissant, ce qui parut étonner M. Dambreuse. Du reste, il se montra fort aimable. Rien n’était plus facile que de recommander son jeune ami au garde des sceaux. On serait trop heureux de l’avoir ; et il termina ses politesses en l’invitant à une soirée qu’il donnait dans quelques jours..

  Frédéric montait en coupé pour s’y rendre quand arriva un billet de la Maréchale. A la lueur des lanternes, il lut : “Cher, j’ai suivi vos conseils. Je viens d’expulser mon Osage. A partir de demain soir, liberté ! Dites que je ne suis pas brave.”

  Rien de plus ! Mais c’était le convier à la place vacante. Il poussa une exclamation, serra le billet dans sa poche et partit.

  Deux municipaux à cheval stationnaient dans la rue. Une file de lampions brûlaient sur les deux portes cochères ; et des domestiques, dans la cour, criaient, pour faire avancer les voitures jusqu’au bas du perron sous la marquise. Puis, tout à coup, le bruit cessait dans le vestibule.

  De grands arbres emplissaient la cage de l’escalier ; les globes de porcelaine versaient une lumière qui ondulait comme des moires de satin blanc sur les murailles. Frédéric monta les marches allègrement. Un huissier lança son nom : M. Dambreuse lui tendit la main presque aussitôt, Mme Dambreuse parut.

  Elle avait une robe mauve garnie de dentelles, les boucles de sa coiffure plus abondantes qu’à l’ordinaire, et pas un seul bijou.

  Elle se plaignit de ses rares visites, trouva moyen de dire quelque chose. Les invités arrivaient ; en manière de salut, ils jetaient leur torse de côté, ou se courbaient en deux, ou baissaient la figure seulement ; puis un couple conjugal, une famille passait, et tous se dispersaient dans le salon déjà plein.

  Sous le lustre, au milieu, un pouf énorme supportait une jardinière, dont les fleurs, s’inclinant comme des panaches, surplom
baient la tête des femmes assises en rond, tout autour, tandis que d’autres occupaient les bergères formant deux lignes droites interrompues symétriquement par les grands rideaux des fenêtres en velours nacarat et les hautes baies des portes à linteau doré.

  La foule des hommes qui se tenaient debout sur le parquet, avec leur chapeau à la main, faisait de loin une seule masse noire, où les rubans des boutonnières mettaient des points rouges çà et là, et que rendait plus sombre la monotone blancheur des cravates. Sauf de petits jeunes gens à barbe naissante, tous paraissaient s’ennuyer ; quelques dandies, d’un air maussade, se balançaient sur leurs talons. Les têtes grises, les perruques étaient nombreuses ; de place en place, un crâne chauve luisait ; et les visages, ou empourprés ou très blêmes, laissaient voir dans leur flétrissure la trace d’immenses fatigues, — les gens qu’il y avait là appartenant à la politique ou aux affaires. M. Dambreuse avait aussi invité plusieurs savants, des magistrats, deux ou trois médecins illustres, et il repoussait avec d’humbles attitudes les éloges qu’on lui faisait sur sa soirée et les allusions à sa richesse.

  Partout, une valetaille à larges galons d’or circulait. Les grandes torchères, comme des bouquets de feu, s’épanouissaient sur les tentures ; elles se répétaient dans les glaces ; et, au fond de la salle à manger, que tapissait un treillage de jasmin, le buffet ressemblait à un maître-autel de cathédrale ou à une exposition d’orfèvrerie, — tant il y avait de plats, de cloches, de couverts et de cuillers en argent et en vermeil, au milieu des cristaux à facettes qui entrecroisaient, par-dessus les viandes, des lueurs irisées. Les trois autres salons regorgeaient d’objets d’art : paysages de maîtres contre les murs, ivoires et porcelaines au bord des tables, chinoiseries sur les consoles ; des paravents de laque se développaient devant les fenêtres, des touffes de camélias montaient dans les cheminées ; et une musique légère vibrait, au loin, comme un bourdonnement d’abeilles.

  Les quadrilles n’étaient pas nombreux, et les danseurs, à la manière nonchalante dont ils traînaient leurs escarpins, semblaient s’acquitter d’un devoir. Frédéric entendait des phrases comme celles-ci :

  — “Avez-vous été à la dernière fête de charité de l’hôtel Lambert, Mademoiselle ?”

  — “Non, Monsieur !”

  — “Il va faire, tout à l’heure, une chaleur !”

  — “Oh ! c’est vrai, étouffante”

  — “De qui donc cette polka ?”

  — “Mon Dieu ! je ne sais pas, Madame !”

  Et, derrière lui, trois roquentins, postés dans une embrasure, chuchotaient des remarques obscènes ; d’autres causaient chemins de fer, libre-échange un sportman contait une histoire de chasse ; un légitimiste et un orléaniste. Il discutaient.

  En errant de groupe en groupe, il arriva dans le salon des joueurs, où, dans un cercle de gens graves, il reconnut Martinon, “attaché maintenant au parquet de la Capitale” .

  Sa grosse face couleur de cire emplissait convenablement son collier, lequel était une merveille, tant les poils noirs se trouvaient bien égalisés ; et, gardant un juste milieu entre l’élégance voulue par son âge et la dignité que réclamait sa profession, il accrochait son pouce dans son aisselle suivant l’usage des beaux, puis mettait son bras dans son gilet à la façon des doctrinaires. Bien qu’il eût des bottes extra-vernies, il portait les tempes rasées, pour se faire un front de penseur.

  Après quelques mots débités froidement, il se retourna vers son conciliabule. Un propriétaire disait :

  — “C’est une classe d’hommes qui rêvent le bouleversement de la société !”

  — “Ils demandent l’organisation du travail !” reprit un autre. “Conçoit-on cela ?”

  — “Que voulez-vous !” fit un troisième, “quand on voit M. de Genoude donner la main au Siècle !”

  — “Et des conservateurs, eux-mêmes, s’intituler progressifs ! Pour nous amener, quoi ? la République ! comme si elle était possible en France !”

  Tous déclarèrent que la République était impossible en France.

  — “N’importe”, remarqua tout haut un monsieur. “On s’occupe trop de la Révolution ; on publie là-dessus un tas d’histoires, de livres !…”

  — “Sans compter”, dit Martinon,, qu’il y a, peut-être, des sujets d’étude plus sérieux ! "

  Un ministériel s’en prit aux scandales du théâtre :

  — “Ainsi, par exemple, ce nouveau drame la Reine Margot dépasse véritablement les bornes ! Où était le besoin qu’on nous parlât des Valois ? Tout cela montre la royauté sous un jour défavorable ! C’est comme votre Presse ! Les lois de septembre, on a beau dire, sont infiniment trop douces Moi, je voudrais des cours martiales pour bâillonner les journalistes ! A la moindre insolence, traînés devant un conseil de guerre ! et allez donc !”

  — “Oh ! prenez garde, Monsieur, prenez garde !” dit un professeur, “n’attaquez pas nos précieuses conquêtes de 1830 ! respectons nos libertés.” Il fallait décentraliser plutôt, répartir l’excédent des villes dans les campagnes.

  — “Mais elles sont gangrenées !” s’écria un catholique. “Faites qu’on raffermisse la Religion !”

  Martinon s’empressa de dire :

  — “Effectivement, c’est un frein !”

  Tout le mal gisait dans cette envie moderne de s’élever au-dessus de sa classe, d’avoir du luxe.

  — “Cependant”, objecta un industriel, “le luxe favorise le commerce. Aussi j’approuve le duc de Nemours d’exiger la culotte courte à ses soirées.”

  — “M. Thiers y est venu en pantalon. Vous connaissez son mot ?”

  — “Oui, charmant ! Mais il tourne au démagogue, et son discours dans la question des incompatibilités n’a pas été sans influence sur l’attentat du 12 mai.”

  — “Ah ! bah !”

  — “Eh ! eh !”

  Le cercle fut contraint de s’entrouvrir pour livrer passage à un domestique portant un plateau, et qui tâchait d’entrer dans le salon des joueurs.

  Sous l’abat-jour vert des bougies, des rangées de cartes et de pièces d’or couvraient la table. Frédéric s’arrêta devant une d’elles, perdit les quinze napoléons qu’il avait dans sa poche, fit une pirouette, et se trouva au seuil du boudoir où était alors Mme Dambreuse.

  Des femmes le remplissaient, les unes près des autres, sur des sièges sans dossier. Leurs longues jupes, bouffant autour d’elles, semblaient des flots d’où leur taille émergeait, et les seins s’offraient aux regards dans l’échancrure des corsages. Presque toutes portaient un bouquet de violettes à la main. Le ton mat de leurs gants faisaient ressortir la blancheur humaine de leurs bras ; des effilés, des herbes, leur pendaient sur les épaules, et on croyait quelquefois, à certains frissonnements, que la robe allait tomber. Mais la décence des figures tempérait les provocations du costume ; plusieurs même avaient une placidité presque bestiale, et ce rassemblement de femmes demi-nues faisait songer à un intérieur de harem ; il vint à l’esprit du jeune homme une comparaison plus grossière. En effet, toutes sortes de beautés se trouvaient là : des Anglaises à profil de keepsake, une Italienne dont les yeux noirs fulguraient comme un Vésuve, trois sœurs habillées de bleu, trois Normandes, fraîches comme des pommiers d’avril, une grande rousse avec une parure d’améthystes ; — et les blanches scintillations des diamants qui tremblaient en aigrettes dans les chevelures, les taches lumineuses des pierreries étalées sur les poitrines, et l’éclat doux des perles accompagnant les visages se mêlaient au miroitement des anneaux d’or, aux dentelles, à la poudre, aux plumes, au vermillon des petites bouches, à la nacre des dents. Le plafond, arrondi en coupole, donnait au boudoir la forme d’une corbeille ; et un courant d’air parfumé circulait sous le battement des éventails.

  Frédéric, campé derrière elles avec son lorgnon dans l’oeil, ne jugeait pas toutes les épaules irréprochables ; il songeait à la Maréchale, ce qui refoulait ses tentations, ou l’en consolait.

  Il regardait cependant
Mme Dambreuse, et il la trouvait charmante, malgré sa bouche un peu longue et ses narines trop ouvertes. Mais sa grâce était particulière. Les boucles de sa chevelure avaient comme une langueur passionnée, et son front couleur d’agate semblait contenir beaucoup de choses et dénotait un maître.

  Elle avait mis près d’elle la nièce de son mari, jeune personne assez laide. De temps à autre, elle se dérangeait pour recevoir celles qui entraient ; et le murmure des voix féminines, augmentant, faisait comme un caquetage d’oi seaux.

  Il était question des ambassadeurs tunisiens et de leurs costumes. Un dame avait assisté à la dernière réception de l’Académie ; une autre parla du Don Juan de Molière, représenté nouvellement aux Français. Mais, désignant sa nièce d’un coup d’oeil, Mme Dambreuse posa un doigt contre sa bouche, et un sourire qui lui échappa démentait cette austérité.

  Tout à coup, Martinon apparut, en face, sous l’autre porte. Elle se leva. Il lui offrit son bras. Frédéric, pour le voir continuer ses galanteries, traversa les tables de jeu et les rejoignit dans le grand salon ; Mme Dambreuse quitta aussitôt son cavalier, et l’entretint familièrement.

  Elle comprenait qu’il ne jouât pas, ne dansât pas.

  — “Dans la jeunesse on est triste !” Puis, enveloppant le bal d’un seul regard :

  — “D’ailleurs, tout cela n’est pas drôle ! pour certaines natures du moins !”

  Et elle s’arrêtait devant la rangée des fauteuils, distribuant çà et là des mots aimables, tandis que des vieux, qui avaient des binocles à deux branches, venaient lui faire la cour. Elle présenta Frédéric à quelques-uns. M. Dambreuse le toucha au coude légèrement, et l’emmena dehors sur la terrasse.

  Il avait vu le Ministre. La chose n’était pas facile. Avant d’être présenté comme auditeur au Conseil d’Etat, on devait subir un examen ; Frédéric, pris d’une confiance inexplicable, répondit qu’il en savait les matières.

  Le financier n’en était pas surpris, d’après tous les éloges que faisait de lui M. Roque.

 

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