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Complete Works of Gustave Flaubert

Page 233

by Gustave Flaubert


  — “Oui ! je sais”, dit Frédéric.

  Après quoi, il déclara sa sympathie pour les ouvriers. — “Car enfin, plus ou moins, nous sommes tous ouvriers !” Et il poussait l’impartialité jusqu’à reconnaître que Proudhon avait de la logique. “Oh ! beaucoup de logique ! diable !” Puis, avec le détachement d’une intelligence supérieure, il causa de l’exposition de peinture, où il avait vu le tableau de Pellerin. Il trouvait cela original, bien touché.

  Martinon appuyait tous ses mots par des remarques approbatives ; lui aussi pensait qu’il fallait — se rallier franchement à la République ", et il parla de son père laboureur, faisait le paysan, l’homme du peuple. On arriva bientôt aux élections pour l’Assemblée nationale, et aux candidats dans l’arrondissement de la Fortelle. Celui de l’opposition n’avait pas de chances.

  — “Vous devriez prendre sa place !” dit M. Dambreuse.

  Frédéric se récria.

  — “Eh ! pourquoi donc ?” car il obtiendrait les suffrages des ultras, vu ses opinions personnelles, celui des conservateurs, à cause de sa famille.

  — “Et peut-être aussi”, ajouta le banquier en souriant, “grâce un peu à mon influence.”

  Frédéric objecta qu’il ne saurait comment s’y prendre. Rien de plus facile, en se faisant recommander aux patriotes de l’Aube par un club de la capitale. Il s’agissait de lire, non une profession de foi comme on en voyait quotidiennement, mais une exposition de principes sérieuse.

  — “Apportez-moi cela ; je sais ce qui convient dans la localité ! Et vous pourriez, je vous le répète, rendre de grands services au pays, à nous tous, à moi-même.”

  Par des temps pareils, on devait s’entraider, et, si Frédéric avait besoin de quelque chose, lui, ou ses amis…

  — “Oh ! mille grâces, cher monsieur !”

  — “A charge de revanche, bien entendu !”

  Le banquier était un brave homme, décidément.

  Frédéric ne put s’empêcher de réfléchir à son conseil et bientôt, une sorte de vertige l’éblouit.

  Les grandes figures de la Convention passèrent devant ses yeux. Il lui sembla qu’une aurore magnifique allait se lever. Rome, Vienne, Berlin, étaient en insurrection, les Autrichiens chassés de Venise ; toute l’Europe s’agitait. C’était l’heure de se précipiter dans le mouvement, de l’accélérer peut-être ; et puis il était séduit par le costume que les députés, disait-on, porteraient. Déjà, il se voyait en gilet à revers avec une ceinture tricolore ; et ce prurit, cette hallucination devint si forte, qu’il s’en ouvrit à Dussardier.

  L’enthousiasme du brave garçon ne faiblissait pas.

  — “Certainement, bien sûr ! Présentez-vous !” Frédéric, néanmoins, consulta Deslauriers. L’opposition idiote qui entravait le commissaire dans sa province avait augmenté son libéralisme. Il lui envoya immédiatement des exhortations violentes.

  Cependant, Frédéric avait besoin d’être approuvé par un plus grand nombre ; et il confia la chose à Rosanette, un jour que Mlle Vatnaz se trouvait là.

  Elle était une de ces célibataires parisiennes qui, chaque soir, quand elles ont donné leurs leçons, ou tâché de vendre de petits dessins, de placer de pauvres manuscrits, rentrent chez elles avec de la crotte à leurs jupons, font leur dîner, le mangent toutes seules, puis, les pieds sur une chaufferette, à la lueur d’une lampe malpropre, rêvent un amour, une famille, un foyer, la fortune, tout ce qui leur manque. Aussi, comme beaucoup d’autres, avait-elle salué dans la Révolution l’avènement de la vengeance ; — et elle se livrait à une propagande socialiste, effrénée.

  L’affranchissement du prolétaire, selon la Vatnaz, n’était possible que par l’affranchissement de la femme. Elle voulait son admissibilité à tous les emplois, la recherche de la paternité, un autre code, l’abolition, ou tout au moins “une réglementation du mariage plus intelligente” . Alors, chaque Française serait tenue d’épouser un Français ou d’adopter un vieillard.

  Il fallait que les nourrices et les accoucheuses fussent des fonctionnaires salariés par l’Etat ; qu’il y eût un jury pour examiner les œuvres de femmes, des éditeurs spéciaux pour les femmes, une école polytechnique pour les femmes, une garde nationale pour les femmes, tout pour les femmes ! Et, puisque le Gouvernement méconnaissait leurs droits, elles devaient vaincre la force par la force. Dix mille citoyennes, avec de bons fusils, pouvaient faire trembler l’hôtel de ville !

  La candidature de Frédéric lui parut favorable à ses idées. Elle l’encouragea, en lui montrant la gloire à l’horizon. Rosanette se réjouit d’avoir un homme qui parlerait à la Chambre.

  — “Et puis on te donnera, peut-être, une bonne place.”

  Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut gagné par la démence universelle. Il écrivit un discours, et alla le faire voir à M. Dambreuse.

  Au bruit de la grande porte qui retombait, un rideau s’entrouvrit derrière une croisée ; une femme y parut. Il n’eut pas le temps de la reconnaître ; mais, dans l’antichambre, un tableau l’arrêta, le tableau de Pellerin, posé sur une chaise, provisoirement sans doute.

  Cela représentait la République, ou le Progrès, ou la Civilisation, sous la figure de Jésus-Christ conduisant une locomotive, laquelle traversait une forêt vierge. Frédéric, après une minute de contemplation, s’écria :

  — “Quelle turpitude !”

  — “N’est-ce pas, hein ?” dit M. Dambreuse, survenu sur cette parole et s’imaginant qu’elle concernait non la peinture, mais la doctrine glorifiée par le tableau.

  Martinon arriva au même moment. Ils passèrent dans le cabinet ; et Frédéric tirait un papier de sa poche, quand Mlle Cécile, entrant tout à coup, articula d’un air ingénu :

  — “Ma tante est-elle ici ?”

  — “Tu sais bien que non”, répliqua le banquier. “N’importe ! faites comme chez vous, mademoiselle.”

  — “Oh ! merci ! je m’en vais.”

  A peine sortie, Martinon eut l’air de chercher son mouchoir.

  — “Je l’ai oublié dans mon paletot, excusez-moi !”

  — “Bien !” dit M. Dambreuse.

  Evidemment, il n’était pas dupe de cette manœuvre, et même semblait la favoriser. Pourquoi ? Mais bientôt Martinon reparut, et Frédéric entama son discours. Dès la seconde page, qui signalait comme une honte la prépondérance des intérêts pécuniaires, le banquier fit la grimace. Puis, abordant les réformes, Frédéric demandait la liberté du commerce.

  — “Comment… ? mais permettez !”

  L’autre n’entendait pas, et continua. Il réclamait l’impôt sur la rente, l’impôt progressif, une fédération européenne, et l’instruction du peuple, des encouragements aux beaux-arts les plus larges.

  — “Quand le pays fournirait à des hommes comme Delacroix ou Hugo cent mille francs de rente, où serait le mal ?”

  Le tout finissait par des conseils aux classes supérieures.

  — “N’épargnez rien, ô riches ! donnez ! donnez !”

  Il s’arrêta, et resta debout. Ses deux auditeurs assis ne parlaient pas ; Martinon écarquillait les yeux, M. Dambreuse était tout pâle. Enfin dissimulant son émotion sous un aigre sourire :

  — “C’est parfait, votre discours !” Et il en vanta beaucoup la forme, pour n’avoir pas à s’exprimer sur le fond.

  Cette virulence de la part d’un jeune homme inoffensif l’effrayait, surtout comme symptôme. Martinon tâcha de le rassurer. Le parti conservateur, d’ici peu, prendrait sa revanche, certainement ; dans plusieurs villes on avait chassé les commissaires du gouvernement provisoire : les élections n’étaient fixées qu’au 23 avril, on avait du temps ; bref, il fallait que M. Dambreuse, lui-même, se présentât dans l’Aube ; et, dès lors, Martinon ne le quitta plus, devint son secrétaire et l’entoura de soins filiaux.

  Frédéric arriva fort content de sa personne chez Rosanette. Delmar y était, et lui apprit que “définitivement” il se portait comme candidat aux élections de la Seine. Dans un
e affiche adressée “au Peuple” et où il le tutoyait, l’acteur se vantait de le comprendre, “lui”, et des êtres fait, pour son salut, “crucifier par l’Art”, si bien qu’il était son incarnation, son idéal ; — croyant effectivement avoir sur les masses une influence énorme, jusqu’à proposer plus tard dans un bureau de ministère de réduire une émeute à lui seul ; et, quant aux moyens qu’il emploierait, il fit cette réponse :

  — “N’ayez pas peur ! Je leur montrerai ma tête” Frédéric, pour le mortifier, lui notifia sa propre candidature. Le cabotin, du moment que son futur collègue visait la province, se déclara son serviteur et offrit de le piloter dans les clubs.

  Ils les visitèrent tous, ou presque tous, les rouges et les bleus, les furibonds et les tranquilles, les puritains, les débraillés, les mystiques et les pochards, ceux où l’on décrétait la mort des Rois, ceux où l’on dénonçait les fraudes de l’Epicerie ; et, partout, les locataires maudissaient les propriétaires, la blouse s’en prenait à l’habit, et les riches conspiraient contre les pauvres. Plusieurs voulaient des indemnités comme anciens martyrs de la police, d’autres imploraient de l’argent pour mettre en jeu des inventions, ou bien c’étaient des plans de phalanstères, des projets de bazars cantonaux, des systèmes de félicité publique ; — puis, çà et là, un éclair d’esprit dans ces nuages de sottise, des apostrophes, soudaines comme des éclaboussures, le droit formulé par un juron, et des fleurs d’éloquence aux lèvres d’un goujat, portant à cru le baudrier d’un sabre sur sa poitrine sans chemise. Quelquefois aussi, figurait un monsieur, aristocrate humble d’allures, disant des choses plébéiennes, et qui ne s’était pas lavé les mains pour les faire paraître calleuses. Un patriote le reconnaissait, les plus vertueux le houspillaient ; et il sortait la rage dans l’âme. On devait, par affectation de bon sens, dénigrer toujours les avocats, et servir le plus souvent possible ces locutions : “apporter sa pierre à l’édifice, — problème social, — atelier.”

  Delmar ne ratait pas les occasions d’empoigner la parole ; et, quand il ne trouvait plus rien à dire, sa ressource était de se camper le poing sur la hanche, l’autre bras dans le gilet, en se tournant de profil, brusquement, de manière à bien montrer sa tête. Alors, des applaudissements éclataient, ceux de Mlle Vatnaz au fond de la salle.

  Frédéric, malgré la faiblesse des orateurs, n’osait se risquer. Tous ces gens lui semblaient trop incultes ou trop hostiles.

  Mais Dussardier se mit en recherche, et lui annonça qu’il existait, rue Saint-Jacques, un club intitulé le Club de l’Intelligence. Un nom pareil donnait bon espoir. D’ailleurs, il amènerait des amis.

  Il amena ceux qu’il avait invités à son punch : le teneur de livres, le placeur de vins, l’architecte ; Pellerin même était venu, peut-être qu’Hussonnet allait venir ; et sur le trottoir, devant la porte, stationnait Regimbart avec deux individus, dont le premier était son fidèle Compain, homme un peu courtaud, marqué de petite vérole, les yeux rouges ; et le second, une espèce de singe-nègre, extrêmement chevelu, et qu’il connaissait seulement pour être “un patriote de Barcelone.”

  Ils passèrent par une allée, puis furent introduits dans une grande pièce, à usage de menuisier sans doute, et dont les murs encore neufs sentaient le plâtre. Quatre quinquets accrochés parallèlement y faisaient une lumière désagréable. Sur une estrade, au fond, il y avait un bureau avec une sonnette, en dessous une table figurant la tribune, et de chaque côté deux autres plus basses, pour les secrétaires. L’auditoire qui garnissait les bancs était composé de vieux rapins, de pions, d’hommes de lettres inédits. Sur ces lignes de paletots à collets gras, on voyait de place en place le bonnet d’une femme ou le bourgeron d’un ouvrier. Le fond de la salle était même plein d’ouvriers, venus là sans doute par désœuvrement, ou qu’avaient introduits des orateurs pour se faire applaudir.

  Frédéric eut soin de se mettre entre Dussardier et Regimbart, qui, à peine assis, posa ses deux mains sur sa canne, son menton sur ses deux mains et ferma les paupières, tandis qu’à l’autre extrémité de la salle, Delmar, debout, dominait l’assemblée.

  Au bureau du président, Sénécal parut.

  Cette surprise, avait pensé le bon commis, plairait à Frédéric. Elle le contraria.

  La foule témoignait à son président une grande déférence. Il était de ceux qui, le 25 février, avaient voulu l’organisation immédiate du travail ; le lendemain, au Prado, il s’était prononcé pour qu’on attaquât l’Hôtel de ville ; et, comme chaque personnage se réglait alors sur un modèle, l’un copiant Saint-Just, l’autre Danton, l’autre Marat, lui, il tâchait de ressembler à Blanqui, lequel imitait Robespierre. Ses gants noirs et ses cheveux en brosse lui donnaient un aspect rigide, extrêmement convenable.

  Il ouvrit la séance par la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, acte de foi habituel. Puis une voix vigoureuse entonna les Souvenirs du peuple de Béranger.

  D’autres voix s’élevèrent.

  — “Non ! non ! pas ça !”

  — “La Casquette !” se mirent à hurler, au fond, les patriotes.

  Et ils chantèrent en chœur la poésie du jour :

  Chapeau bas devant ma casquette,

  À genoux devant l’ouvrier !

  Sur un mot du président, l’auditoire se tut. Un des secrétaires procéda au dépouillement des lettres.

  — “Des jeunes gens annoncent qu’ils brûlent chaque soir devant le Panthéon un numéro de l’Assemblée nationale, et ils engagent tous les patriotes à suivre leur exemple.”

  — “Bravo ! adopté !” répondit la foule.

  — “Le citoyen Jean-Jacques Langreneux, typographe, rue Dauphine, voudrait qu’on élevât un monument à la mémoire des martyrs de thermidor.”

  — “Michel-Evariste-Népomucène Vincent, ex-professeur, émet le vœu que la démocratie européenne adopte l’unité de langage. On pourrait se servir d’une langue morte, comme par exemple du latin perfectionné.”

  — “Non ! pas de latin !” s’écria l’architecte.

  — “Pourquoi ?” reprit un maître d’études.

  Et ces deux messieurs engagèrent une discussion, où d’autres se mêlèrent, chacun jetant son mot pour éblouir, et qui ne tarda pas à devenir tellement fastidieuse, que beaucoup s’en allaient.

  Mais un petit vieillard, portant au bas de son front prodigieusement haut des lunettes vertes, réclama la parole pour une communication urgente.

  C’était un mémoire sur la répartition des impôts. Les chiffres découlaient, cela n’en finissait plus ! L’impatience éclata d’abord en murmures, en conversations ; rien ne le troublait. Puis on se mit à siffler, on appelait “Azor” ; Sénécal gourmanda le public ; l’orateur continuait comme une machine. Il fallut, pour l’arrêter, le prendre par le coude. Le bonhomme eut l’air de sortir d’un songe, et, levant tranquillement ses lunettes :

  — “Pardon ! citoyens ! pardon ! Je me retire ! mille excuses !”

  L’insuccès de cette lecture déconcerta Frédéric. Il avait son discours dans sa poche, mais une improvisation eût mieux valu.

  Enfin, le président annonça qu’ils allaient passer à l’affaire importante, la question électorale. On ne discuterait pas les grandes listes républicaines. Cependant, le Club de l’Intelligence avait bien le droit, comme un autre, d’en former une, “n’en déplaise à MM. les pachas de l’hôtel de ville”, et les citoyens qui briguaient le mandat populaire pouvaient exposer leurs titres.

  — “Allez-y donc !” dit Dussardier.

  Un homme en soutane, crépu, et de physionomie pétulante, avait déjà levé la main. Il déclara, en bredouillant, s’appeler Ducretot, prêtre et agronome auteur d’un ouvrage intitulé Des engrais. On le renvoya vers un cercle horticole.

  Puis un patriote en blouse gravit la tribune. Celui-là était un plébéien, large d’épaules, une grosse figure très douce et de longs cheveux noirs. Il parcourut l’assemblée d’un regard presque voluptueux, se renversa la tête, et enfin, écartant les b
ras :

  — “Vous avez repoussé Ducretot, O mes frères ! et vous avez bien fait, mais ce n’est pas par irréligion, car nous sommes tous religieux.”

  Plusieurs écoutaient la bouche ouverte, avec des airs de catéchumènes, des poses extatiques.

  — “Ce n’est pas, non plus, parce qu’il est prêtre, car, nous aussi, nous sommes prêtres ! L’ouvrier est prêtre, comme l’était le fondateur du socialisme, notre Maître à tous, Jésus-Christ !”

  Le moment était venu d’inaugurer le règne de Dieu. L’Evangile conduisait tout droit à 89 ! Après l’abolition de l’esclavage, l’abolition du prolétariat. On avait eu l’âge de haine, allait commencer l’âge d’amour.

  — “Le christianisme est la clef de voûte et le fondement de l’édifice nouveau…”

  — “Vous fichez-vous de nous ?” s’écria le placeur d’alcools. “Qu’est-ce qui m’a donné un calotin pareil !” Cette interruption causa un grand scandale. Presque tous montèrent sur les bancs, et, le poing tendu, vociféraient : “Athée ! aristocrate ! canaille !” pendant que la sonnette du président tintait sans discontinuer et que les cris “A l’ordre ! à l’ordre !” redoublaient. Mais, intrépide, et soutenu d’ailleurs par “trois cafés” pris avant de venir, il se débattait au milieu des autres.

  — “Comment, moi ! un aristocrate ? allons donc !” Admis enfin à s’expliquer, il déclara qu’on ne serait jamais tranquille avec les prêtres, et, puisqu’on avait parlé tout à l’heure d’économies, c’en serait une fameuse que de supprimer les églises, les saints ciboires, et finalement tous les cultes.

 

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