Complete Works of Gustave Flaubert

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Complete Works of Gustave Flaubert Page 244

by Gustave Flaubert


  La perte de son héritage l’avait considérablement changée. Ces marques d’un chagrin qu’on attribuait à la mort de M. Dambreuse la rendaient intéressante, et, comme autrefois, elle recevait beaucoup de monde. Depuis l’insuccès électoral de Frédéric, elle ambitionnait pour eux deux une légation en Allemagne, aussi la première chose à faire était de se soumettre aux idées régnantes.

  Les uns désiraient l’Empire, d’autres les Orléans, d’autres le comte de Chambord ; mais tous s’accordaient sur l’urgence de la décentralisation, et plusieurs moyens étaient proposés, tels que ceux-ci : couper Paris en une foule de grandes rues afin d’y établir des villages, transférer à Versailles le siège du gouvernement, mettre à Bourges les écoles, supprimer les bibliothèques, confier tout aux généraux de division ; — et on exaltait les campagnes, l’homme illettré ayant naturellement plus de sens que les autres ! Les haines foisonnaient : haine contre les instituteurs primaires et contre les marchands de vin, contre les classes de philosophie, contre les cours d’histoire, contre les romans, les gilets rouges, les barbes longues, contre toute indépendance, toute manifestation individuelle ; car il fallait “relever le principe d’autorité”, qu’elle s’exerçât au nom de n’importe qui, qu’elle vînt de n’importe où, pourvu que ce fût la Force, l’Autorité ! Les conservateurs parlaient maintenant comme Sénécal. Frédéric ne comprenait plus ; et il retrouvait chez son ancienne maîtresse les mêmes propos, débités par les mêmes hommes !

  Les salons des filles (c’est de ce temps-là que date leur importance) étaient un terrain neutre, où les réactionnaires de bords différents se rencontraient. Hussonnet, qui se livrait au dénigrement des gloires contemporaines (bonne chose pour la restauration de l’Ordre), inspira l’envie à Rosanette d’avoir, comme une autre, ses soirées ; il en ferait des comptes rendus ; et il amena d’abord un homme sérieux, Fumichon ; puis parurent Nonancourt, M. de Grémonville, le sieur de Larsillois, ex-préfet, et Cisy, qui était maintenant agronome, bas breton et plus que jamais chrétien.

  Il venait, en outre, d’anciens amants de la Maréchale, tels que le baron de Comaing, le comte de Jumillac et quelques autres ; la liberté de leurs allures blessait Frédéric.

  Afin de se poser comme le maître, il augmenta le train de la maison. Alors, on prit un groom, on changea de logement, et on eut un mobilier nouveau. Ces dépenses étaient utiles pour faire paraître son mariage moins disproportionné à sa fortune. Aussi diminuait-elle effroyablement et Rosanette ne comprenait rien à tout cela !

  Bourgeoise déclassée elle adorait la vie de ménage, un petit intérieur paisible. Cependant, elle était contente d’avoir “un jour” ; disait : “Ces femmes-là !” en parlant de ses pareilles — , voulait être “une dame du monde”, s’en croyait une. Elle le pria de ne plus fumer dans le salon, essaya de lui faire faire maigre, par bon genre.

  Elle mentait à son rôle enfin, car elle devenait sérieuse, et même, avant de se coucher, montrait toujours un peu de mélancolie, comme il y a des cyprès à la porte d’un cabaret.

  Il en découvrit la cause : elle rêvait mariage, — elle aussi ! Frédéric en fut exaspéré. D’ailleurs, il se rappelait son apparition chez Mme Arnoux, et puis il lui gardait rancune pour sa longue résistance.

  Il n’en cherchait pas moins quels avaient été ses amants. Elle les niait tous. Une sorte de jalousie l’envahit. Il s’irrita des cadeaux qu’elle avait reçus, qu’elle recevait et, à mesure que le fond même de sa personne l’agaçait davantage, un goût des sens âpre et bestial l’entraînait vers elle, illusions d’une minute qui se résolvaient en haine.

  Ses paroles, sa voix, son sourire, tout vint à lui déplaire, ses regards surtout, cet oeil de femme éternellement limpide et inepte. Il s’en trouvait tellement excédé quelquefois, qu’il l’aurait vue mourir sans émotion. Mais comment se fâcher ? Elle était d’une douceur désespérante.

  Deslauriers reparut, et expliqua son séjour à Nogent en disant qu’il y marchandait une étude d’avoué. Frédéric fut heureux de le revoir ; c’était quelqu’un ! Il le mit en tiers dans la compagnie.

  L’avocat dînait chez eux de temps à autre, et, quand il s’élevait de petites contestations, se déclarait toujours pour Rosanette, si bien qu’une fois Frédéric lui dit :

  — " Eh ! couche avec elle si ça t’amuse tant il souhaitait un hasard qui l’en débarrassât.

  Vers le milieu du mois de juin, elle reçut un commandement où maître Athanase Gautherot, huissier, lui enjoignait de solder quatre mille francs dus à la demoiselle Clémence Vatnaz ; sinon, qu’il viendrait le lendemain la saisir.

  En effet, des quatre billets autrefois souscrits un seul était payé ; — l’argent qu’elle avait pu avoir depuis lors ayant passé à d’autres besoins.

  Elle courut chez Arnoux. Il habitait le faubourg Saint-Germain, et le portier ignorait la rue. Elle se transporta chez plusieurs amis, ne trouva personne, et rentra désespérée. Elle ne voulait rien dire à Frédéric, tremblant que cette nouvelle histoire ne fît du tort à son mariage.

  Le lendemain matin, Me Athanase Gautherot se présenta, flanqué de deux acolytes, l’un blême, à figure chafouine, l’air dévoré d’envie, l’autre portant un faux-col et des sous-pieds très tendus, avec un délot de taffetas noir à l’index ; — et tous deux, ignoblement sales, avaient des cols gras, des manches de redingote trop courtes.

  Leur patron, un fort bel homme, au contraire, commença par s’excuser de sa mission pénible, tout en regardant l’appartement, “plein de jolies choses, ma parole d’honneur !” Il ajouta “outre celles qu’on ne peut saisir” . Sur un geste, les deux recors disparurent.

  Alors, ses compliments redoublèrent. Pouvait-on croire qu’une personne aussi… charmante n’eût pas d’ami sérieux ! Une vente par autorité de justice était un véritable malheur ! On ne s’en relève jamais. Il tâcha de l’effrayer ; puis, la voyant émue, prit subitement un ton paterne. Il connaissait le monde, il avait eu affaire à toutes ces dames ; et, en les nommant, il examinait les cadres sur les murs. C’étaient d’anciens tableaux du brave Arnoux, des esquisses de Sombaz, des aquarelles de Burieu, trois paysages de Dittmer. Rosanette n’en savait pas le prix, évidemment. Maître Gautherot se tourna vers elle :

  — “Tenez ! Pour vous montrer que je suis un bon garçon, faisons une chose : cédez-moi ces Dittmer-là ! et je paye tout. Est-ce convenu ?”

  A ce moment, Frédéric, que Delphine avait instruit dans l’antichambre et qui venait de voir les deux praticiens, entra le chapeau sur la tête, d’un air brutal. Maître Gautherot reprit sa dignité ; et, comme la porte était restée ouverte :

  — “Allons, messieurs, écrivez ! Dans la seconde pièce, nous disons : une table de chêne, avec ses deux rallonges, deux buffets…”

  Frédéric l’arrêta, demandant s’il n’y avait pas quelque moyen d’empêcher la saisie ?

  — “Oh ! parfaitement ! Qui a payé les meubles ?”

  — “Moi.”

  — “Eh bien, formulez une revendication ; c’est toujours du temps que vous aurez devant vous.”

  Maître Gautherot acheva vivement ses écritures, et, dans le même procès-verbal, assigna en référé Mlle Bron, puis se retira.

  Frédéric ne fit pas un reproche. Il contemplait, sur le tapis, les traces de boue laissées par les chaussures des praticiens ; et, se parlant à lui-même :

  — “Il va falloir chercher de l’argent !”

  — “Ah ! mon Dieu, que je suis bête !” dit la Maréchale.

  Elle fouilla dans un tiroir, prit une lettre, et s’en alla vivement à la Société d’éclairage du Languedoc, afin d’obtenir le transfert de ses actions.

  Elle revint une heure après. Les titres étaient vendus à un autre ! Le commis lui avait répondu en examinant son papier, la promesse écrite par Arnoux : “Cet acte ne vous constitue nullement propriétaire. La Compagnie ne connaît pas cela.” Bref, il l’avait congédiée, elle en suffoquait ; et Frédéric devait se rendre à l’instant même chez Arnoux, pou
r éclaircir la chose.

  Mais Arnoux croirait, peut-être, qu’il venait pour recouvrer indirectement les quinze mille francs de son hypothèque perdue ; et puis cette réclamation à un homme qui avait été l’amant de sa maîtresse lui semblait une turpitude. Choisissant un moyen terme, il alla prendre à l’hôtel Dambreuse l’adresse de Mme Regimbart, envoya chez elle un commissionnaire, et connut ainsi le café que hantait maintenant le Citoyen.

  C’était un petit café sur la place de la Bastille, où il se tenait toute la journée, dans le coin de droite, au fond, ne bougeant pas plus que s’il avait fait partie de l’immeuble.

  Après avoir passé successivement par la demi-tasse, le grog, le bischof, le vin chaud et même l’eau rougie, il était revenu à la bière ; et, de demi-heure en demi-heure, laissait tomber ce mot : “Bock !” ayant réduit son langage à l’indispensable. Frédéric lui demanda s’il voyait quelquefois Arnoux.

  — “Non !”

  — “Tiens, pourquoi ?”

  — “Un imbécile !”

  La politique, peut-être, les séparait, et Frédéric crut bien faire de s’informer de Compain.

  — “Quelle brute !” dit Regimbart.

  — “Comment cela ?”

  — “Sa tête de veau !”

  — “Ah ! apprenez-moi ce que c’est que la tête de veau !”

  Regimbart eut un sourire de pitié.

  — “Des bêtises !”

  Frédéric, après un long silence, reprit :

  — “Il a donc changé de logement ?”

  — “Qui ?”

  — “Arnoux !”

  — “Oui : rue de Fleurus !”

  — “Quel numéro ?”

  — “Est-ce que je fréquente les jésuites ?”

  — “Comment, jésuites !”

  Le Citoyen répondit, furieux :

  — “Avec l’argent d’un patriote que je lui ai fait connaître, ce cochon-là s’est établi marchand de chapelets !”

  — “Pas possible !”

  — “Allez-y voir !”

  Rien de plus vrai ; Arnoux, affaibli par une attaque, avait tourné à la religion ; d’ailleurs, “il avait toujours eu un fond de religion”, et (avec l’alliage de mercantilisme et d’ingénuité qui lui était naturel), pour faire son salut et sa fortune, il s’était mis dans le commerce des objets religieux.

  Frédéric n’eut pas de mal à découvrir son établissement, dont l’enseigne portait : “Aux arts gothiques. Restauration du culte. — Ornements d’église. — Sculpture polychrome. — Encens des rois mages, etc.”

  Aux deux coins de la vitrine s’élevaient deux statues en bois, bariolées d’or, de cinabre et d’azur ; un saint Jean-Baptiste avec sa peau de mouton, et une sainte Geneviève, des roses dans son tablier et une quenouille sous son bras ; puis des groupes en plâtre ; une bonne sœur instruisant une petite fille, une mère à genoux près d’une couchette, trois collégiens devant la sainte table. Le plus joli était une manière de chalet figurant l’intérieur de la crèche avec l’âne, le bœuf et l’enfant Jésus étalé sur de la paille, de la vraie paille. Du haut en bas des étagères, on voyait des médailles à la douzaine, des chapelets de toute espèce, des bénitiers en forme de coquille, et les portraits des gloires ecclésiastiques, parmi lesquelles brillaient Mgr Affre et notre Saint-Père, tous deux souriant.

  Arnoux, à son comptoir, sommeillait la tête basse. Il était prodigieusement vieilli, avait même autour des tempes une couronne de boutons roses, et le reflet des croix d’or frappées par le soleil tombait dessus.

  Frédéric, devant cette décadence, fut pris de tristesse. Par dévouement pour la Maréchale, il se résigna cependant, et il s’avançait ; au fond de la boutique, Mme Arnoux parut ; alors, il tourna les talons.

  — “Je ne l’ai pas trouvé”, dit-il en rentrant.

  Et il eut beau reprendre qu’il allait écrire, tout de suite, à son notaire du Havre pour avoir de l’argent, Rosanette s’emporta. On n’avait jamais vu un homme si faible, si mollasse ; pendant qu’elle endurait mille privations, les autres se gobergeaient.

  Frédéric songeait à la pauvre Mme Arnoux, se figurant la médiocrité navrante de son intérieur. Il s’était mis au secrétaire et, comme la voix aigre de Rosanette continuait :

  — “Ah au nom du ciel, tais-toi !”

  — “Vas-tu les défendre, par hasard ?”

  — “Eh bien, oui !” s’écria-t-il, “car d’où vient cet acharnement ?”

  — “Mais toi, pourquoi ne veux-tu pas qu’ils payent ? C’est dans la peur d’affliger ton ancienne, avoue-le !” Il eut envie de l’assommer avec la pendule ; les paroles lui manquèrent. Il se tut. Rosanette, tout en marchant dans la chambre, ajouta :

  — “Je vais lui flanquer un procès, à ton Arnoux. Oh je n’ai pas besoin de toi !” et, pinçant les lèvres Je consulterai. "

  Trois jours après, Delphine entra brusquement.

  — “Madame, madame, il y a là un homme avec un pot de colle qui me fait peur.”

  Rosanette passa dans la cuisine, et vit un chenapan, la face criblée de petite vérole, paralytique d’un bras, aux trois quarts ivre et bredouillant.

  C’était l’afficheur de maître Gautherot. L’opposition à la saisie ayant été repoussée, la vente, naturellement, s’ensuivait.

  Pour sa peine d’avoir monté l’escalier, il réclama d’abord un petit verre ; — puis il implora une autre faveur, à savoir des billets de spectacle, croyant que Madame était une actrice. Il fut ensuite plusieurs minutes à faire des clignements d’yeux incompréhensibles ; enfin, il déclara que, moyennant quarante sous, il déchirerait les coins de l’affiche déjà posée en bas, contre la porte. Rosanette s’y trouvait désignée par son nom, rigueur exceptionnelle qui marquait toute la haine de la Vatnaz.

  Elle avait été sensible autrefois, et même, dans une peine de cœur, avait écrit à Béranger pour en obtenir un conseil. Mais elle s’était aigrie sous les bourrasques de l’existence, ayant, tour à tour, donné des leçons de piano, présidé une table d’hôte, collaboré à des journaux de modes, sous-loué des appartements, fait le trafic des dentelles dans le monde des femmes légères ; où ses relations lui permirent d’obliger beaucoup de personnes, Arnoux entre autres. Elle avait travaillé auparavant dans une maison de commerce.

  Elle y soldait les ouvrières ; et il y avait pour chacune d’elles deux livres, dont l’un restait toujours entre ses mains. Dussardier, qui tenait par obligeance celui d’une nommée Hortense Baslin, se présenta un jour à la caisse au moment où Mlle Vatnaz apportait le compte de cette fille, 1.682 francs, que le caissier lui paya. Or, la veille même, Dussardier n’en avait inscrit que 1.082 sur le livre de la Baslin. Il le redemanda sous un prétexte ; puis, voulant ensevelir cette histoire de vol, lui conta qu’il l’avait perdu. L’ouvrière redit naïvement son mensonge à Mlle Vatnaz ; celle-ci, pour en avoir le cœur net, d’un air indifférent, vint en parler au brave commis. Il se contenta de répondre : “Je l’ai brûlé” ; ce fut tout. Elle quitta la maison peu de temps après, sans croire à l’anéantissement du livre, et s’imaginant que Dussardier le gardait.

  A la nouvelle de sa blessure, elle était accourue chez lui dans l’intention de le reprendre. Puis, n’ayant rien découvert, malgré les perquisitions les plus fines, elle avait été saisie de respect, et bientôt d’amour, pour ce garçon, si loyal, si doux, si héroïque et si fort ! Une pareille bonne fortune à son âge était inespérée. Elle se jeta dessus avec un appétit d’ogresse ; — et elle en avait abandonné la littérature, le socialisme, “les doctrines consolantes et les utopies généreuses”, le cours qu’elle professait sur la Désubalternisation de la femme, tout, Delmar lui-même ; enfin, elle offrit à Dussardier de s’unir par un mariage.

  Bien qu’elle fût sa maîtresse, il n’en était nullement amoureux. D’ailleurs, il n’avait pas oublié son vol. Puis elle était trop riche. Il la refusa. Alors, elle lui dit, en pleurant, les rêves qu’elle avait faits : c’était d’avoir à eux deux un magasin
de confection. Elle possédait les premiers fonds indispensables, qui s’augmenteraient de quatre mille francs la semaine prochaine ; et elle narra ses poursuites contre la Maréchale.

  Dussardier en fut chagrin, à cause de son ami. Il se rappelait le porte-cigares offert au corps de garde, les soirs du quai Napoléon, tant de bonnes causeries, de livres prêtés, les mille complaisances de Frédéric. Il pria la Vatnaz de se désister.

  Elle le railla de sa bonhomie, en manifestant contre Rosanette une exécration incompréhensible ; elle ne souhaitait même la fortune que pour l’écraser plus tard avec son carrosse.

  Ces abîmes de noirceur effrayèrent Dussardier ; et, quand il sut positivement le jour de la vente, il sortit. Dès le lendemain matin, il entrait chez Frédéric avec une contenance embarrassée.

  — “J’ai des excuses à vous faire.”

  — “De quoi donc ?”

  — “Vous devez me prendre pour un ingrat, moi dont elle est…” Il balbutiait. “Oh ! je ne la verrai plus, je ne serai pas son complice !” Et, l’autre le regardant tout surpris : “Est-ce qu’on ne va pas, dans trois jours, vendre les meubles de votre maîtresse ?”

  — “Qui vous a dit cela ?”

  — “Elle-même, la Vatnaz ! Mais j’ai peur de vous offenser…”

  — “Impossible, cher ami !”

  — “Ah ! c’est vrai, vous êtes si bon !”

  Et il lui tendit, d’une main discrète, un petit portefeuille de basane.

  C’était quatre mille francs, toutes ses économies.

 

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