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Complete Works of Gustave Flaubert

Page 319

by Gustave Flaubert


  Elle aimait - qui donc ? ses cygnes qui glissaient sur l’étang, - ses singes qui croquaient des noix que sa jolie main blanche leur passait à travers les barreaux de leurs cages, - et puis encore ses oiseaux, son écureuil, les fleurs du parc, ses beaux livres dorés sur tranche et... son cousin, son ami d’enfance M. Paul qui avait de gros favoris noirs, qui était grand et fort, qui [devait] l’épouser dans quinze jours.

  Soyez sûr qu’elle sera heureuse avec un tel mari, c’est un homme sensé par excellence et je comprends dans cette catégorie tous ceux qui n’aiment point la poésie, qui ont un bon estomac et un coeur sec, qualités indispensables pour vivre jusqu’à cent ans et faire sa fortune. L’homme sensé est celui qui sait vivre sans payer ses dettes, sait goûter un bon verre de vin, profite de l’amour d’une femme [comme] d’un habit dont on se couvre pendant quelque temps et puis qui le jette avec toute la friperie des vieux sentiments qui sont passés de mode.

  En effet, - vous répondra-t-il, qu’est-ce que l’amour ? - une sottise - j’en profite.

  Et la tendresse ?

  Une niaiserie, disent les géomètres, or je n’en ai point.

  Et la poésie ?

  Qu’est-ce que ça prouve ? aussi je m’en garde.

  Et la religion ? - la patrie ? l’art ?

  Fariboles et fadaises.

  Pour l’âme, il y a longtemps que Cabanis et Bichat nous ont prouvé que les veines donnent au coeur et voilà tout -

  Voilà l’homme sensé, celui qu’on respecte et qu’on honore, car il monte sa garde nationale, s’habille comme tout le monde, parle morale et philanthropie, vote pour les chemins de fer - et l’abolition des maisons de jeu.

  Il a un château, une femme, un fils qui sera notaire, une fille qui se mariera à un chimiste. Si vous le rencontrez à l’Opéra, - il a des lunettes d’or, un habit noir, une canne et prend des pastilles de menthe pour chasser l’odeur du cigare car la pipe lui fait horreur, cela est si mauvais ton.

  Paul n’avait point encore de femme mais il allait en prendre une - sans amour et par la raison que ce mariage-là doublerait sa fortune, et il n’avait eu besoin que de faire une simple addition pour voir qu’il serait riche alors de 50 mille livres de rente.

  Au collège il était fort en mathématiques.

  Quant à la littérature il avait toujours trouvé ça bête.

  La promenade dura longtemps, silencieuse et toute contemplative de la belle nuit bleue qui enveloppait les arbres, le bosquet, l’étang, dans un brouillard d’azur que perçaient les rayons de la lune comme si l’atmosphère eût été couverte d’un voile de gaze.

  On ne rentra dans le salon que vers onze heures. Les bougies pétillaient et quelques roses tombées de la jardinière d’acajou étaient étendues sur le parquet ciré, pêle-mêle, effeuillées et foulées aux pieds.

  — Qu’importe, il y en avait tant d’autres.

  Adèle sentait ses souliers de satin humectés par la rosée. Elle avait mal à la tête et s’endormit sur le sofa - un bras pendant à terre.

  Mme de Lansac était partie donner quelques ordres pour le lendemain et fermer toutes les portes, tous les verrous, il ne restait que Paul et Djalioh. Le premier regardait les candélabres dorés, la pendule de bronze dont le son argentin sonna minuit - le piano de Pape, - les tableaux, les fauteuils - la table de marbre blanc, le sofa tapissé - puis allant à la fenêtre et regardant vers le plus fourré du parc : Demain à 4 heures il y aura du lapin.

  Quant à Djalioh il regardait la jeune fille endormie. - Il voulut dire un mot - mais il fut dit si bas, si craintif, qu’on le prit pour un soupir.

  Si c’était un mot ou un soupir peu importe. Mais il y avait là dedans toute une âme.

  III

  Le lendemain en effet, par un beau lever de soleil, - le chasseur partit accompagné de sa grande levrette favorite, - de ses deux chiens bassets et du garde qui portait dans une large carnassière la poudre, les balles, le plomb, tous les ustensiles de chasse et un énorme pâté de canards que notre fiancé avait commandé lui-même depuis deux jours. Le piqueur sur son ordre donna du cor et ils s’avancèrent à grands pas vers la plaine.

  Aussitôt à une fenêtre du second étage un contrevent vert s’ouvrit et une tête entourée de longs cheveux blonds apparut à travers le jasmin qui montait le long du mur et dont le feuillage tapissait les briques rouges et blanches du château.

  Elle était en négligé - ou du moins vous l’auriez présumé d’après l’abandon de ses cheveux, le laisser-aller de sa pose et l’entre-bâillement de sa chemise garnie de mousseline, décolletée jusqu’aux épaules, et dont les manches ne venaient que jusqu’aux coudes. - Son bras était blanc, rond, charnu mais par malheur il s’égratigna quelque peu contre la muraille en ouvrant précipitamment la fenêtre pour voir partir Paul. Elle lui fit un signe de main et lui envoya un baiser.

  Paul se détourna et après avoir regardé longtemps cette tête d’enfant fraîche et pure au milieu des fleurs, après avoir réfléchi que tout cela serait bientôt à lui et les fleurs et la jeune fille et l’amour qu’il y avait dans tout cela - il dit... Elle est gentille.

  Alors une main blanche ferma l’auvent, - l’horloge sonna 4 heures, le coq se mit à chanter et un rayon de soleil passant à travers la charmille vint darder sur les ardoises du toit.

  Tout redevint silencieux et calme.

  À dix heures, - M. Paul n’était pas de retour. On sonna le déjeuner - et l’on [se] mit à table.

  La salle était haute et spacieuse, meublée à la Louis XV. - Sur les dessus de la cheminée, on voyait à demi effacée par la poussière une scène pastorale. C’était une bergère bien poudrée, couverte de mouches, avec des paniers au milieu de ses blancs moutons, l’amour volait au-dessus d’elle et un joli carlin était étendu à ses pieds assis sur un tapis brodé où l’on voyait un bouquet de roses lié par un fil d’or. Aux corniches étaient suspendus des oeufs de pigeon enfilés les uns aux autres et peints en blanc, avec des taches vertes.

  Les lambris étaient d’un blanc pâle et terni, décorés çà et là de quelques portraits de famille et puis des paysages coloriés - représentant des vues de Norvège ou de Russie, des montagnes de neige - des moissons ou bien des vendanges. - Plus loin des gravures encadrées en noir. Ici c’est le portrait en pied de quelque président au parlement avec ses peaux d’hermine et sa perruque à trois marteaux, plus loin un cavalier allemand qui fait caracoler son cheval dont la queue longue et fournie se replie dans l’air et ondule comme les anneaux d’un serpent. Enfin quelques tableaux de l’école flamande avec ses scènes de cabaret, ses gaillardes figures toutes bouffies de bière et son atmosphère de fumée de tabac, sa joie, ses gros seins nus, ses gros rires sur de grosses lèvres et ce franc matérialisme qui règne depuis l’enfant dont la tête frisée se plonge dans un pot de vin jusqu’aux formes charnues de la bonne Vierge assise dans sa niche noircie et enfumée.

  Du reste les fenêtres hautes et larges répandaient une vive lumière dans l’appartement qui malgré la vétusté de ces meubles ne manquait pas d’un certain air de jeunesse, - si vous aviez vu les deux fontaines de marbre aux deux bouts de la salle - et les dalles noires et blanches qui la pavaient. Mais le meuble principal, celui qui donnait le plus à penser et à sentir était un immense canapé bien vieux, bien doux, bien mollet, tout chamarré de vives couleurs, de vert, de jaune, d’oiseaux de paradis, de bouquets de fleurs, le tout parsemé richement sur un fond de satin blanc et moelleux. Là sans doute, bien des fois après que les domestiques avaient enlevé les débris du souper, - la châtelaine s’y rendait et assise sur ces frais coussins de satin, la pauvre femme attendait M. le Chevalier qui arrivait sans vouloir déranger personne pour prendre un rafraîchissement. Car par hasard il avait soif. Oui là sans doute plus d’une jolie marquise, plus d’une grande comtesse au court jupon, au teint rose, à la jolie main, au corsage étroit entendit de doux propos que maint gentil abbé philosophe et athée glissait au milieu d’une conversation sur les sensations et les besoins de l’âme. Oui il y eut là p
eut-être bien des petits soupirs, des larmes et des baisers furtifs.

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  Et tout cela avait passé, les marquises, les abbés, les chevaliers, - les propos des gentilshommes, - tout s’était évanoui, tout avait coulé, fui - les baisers, les amours, les tendres épanchements, les séductions des talons rouges, - le canapé était resté à sa place sur ses quatre pieds d’acajou mais son bois était vermoulu, et sa garniture en or s’était ternie et effilée.

  Djalioh était assis à côté d’Adèle. Celle-ci fit la moue en s’asseyant, - et recula sa chaise, rougit et se versa précipitamment du vin. Son voisin en effet n’avait rien d’agréable car depuis un mois qu’il était avec M. Paul dans le château, il n’avait pas encore parlé, il était fantasque selon les uns, mélancolique disaient les autres, stupide, fou - enfin muet ajoutaient les plus sages.

  Il passait chez Mme de Lansac pour l’ami de M. Paul - un drôle d’ami, pensaient tous les gens qui le voyaient.

  Il était petit, maigre et chétif. Il n’y avait que ses mains qui annonçassent quelque force dans sa personne. Ses doigts étaient courts, écrasés, munis d’ongles robustes et à moitié crochus. Quant au reste de son corps il était si faible et si débile, il était couvert d’une couleur si triste et si languissante que vous auriez gémi sur cet homme jeune encore et qui semblait né pour la tombe comme ces jeunes arbres qui vivent cassés et sans feuilles.

  Son vêtement complètement noir rehaussait encore la couleur livide de son teint, car il était d’un jaune cuivré. Ses lèvres étaient grosses et laissaient voir deux rangées de longues dents blanches - comme celles des singes et des nègres.

  Quant à sa tête elle était étroite et comprimée sur le devant mais par derrière elle prenait un développement prodigieux. Ceci s’observait sans peine car la rareté de ses cheveux laissait voir un crâne nu et ridé.

  Il y avait sur tout cela un air de sauvagerie et de bestialité étrange et bizarre qui le faisait ressembler plutôt à quel[que] animal fantastique qu’à un être humain.

  Ses yeux étaient ronds, grands, d’une teinte terne et fausse et quand le regard plombé de cet homme s’abaissait sur vous on se sentait sous le poids d’une étrange fascination. Et pourtant - il n’avait point sur les traits un air dur ni féroce, il souriait à tous les regards - mais ce [rire] était stupide et froid.

  S’il eût ouvert la chemise qui touchait à cette peau épaisse et noire vous eussiez contemplé une large poitrine qui semblait celle d’un athlète tant les vastes poumons qu’elle contenait respiraient tout à l’aise sous cette poitrine velue.

  Ô son coeur aussi était vaste et immense - mais vaste comme la mer, immense et vide comme sa solitude.

  Souvent, en présence des forêts, des hautes montagnes, de l’Océan - son front plissé se déridait tout à coup - ses narines s’écartaient avec violence et toute son âme se dilatait devant la nature comme une rose qui s’épanouit au soleil et il tremblait de tous ses membres, sous le poids d’une volupté intérieure - et la tête entre ses deux mains il tombait dans une léthargique mélancolie. Alors dis-je, son âme brillait à travers son corps comme les beaux yeux d’une femme derrière un voile noir.

  Car ces formes si laides, si hideuses, ce teint jaune et maladif, ce crâne rétréci, ces membres rachitiques, tout cela prenait un tel air de bonheur et d’enthousiasme, - il y avait tant de feu et de poésie dans ces vilains yeux de singe, qu’il semblait alors comme remué violemment par un galvanisme de l’âme.

  La passion chez lui devait être rage et l’amour une frénésie.

  Les fibres de son coeur étaient plus molles et plus sonores que celles des autres. La douleur se convertissait en des spasmes convulsifs et les jouissances en voluptés inouïes.

  Sa jeunesse était fraîche et pure. Il avait 17 ans ou plutôt soixante, cent et des siècles entiers, tant il était vieux et cassé, usé et battu par tous les vents du coeur, par tous les orages de l’âme.

  Demandez à l’océan combien il porte de rides au front, comptez les vagues de la tempête.

  Il avait vécu longtemps, bien longtemps, non point par la pensée. Les méditations du savant ni les rêves n’avaient point occupé un instant dans toute sa vie. Mais il avait vécu et grandi de l’âme - et il était déjà vieux par le coeur.

  Pourtant ses affections ne s’étaient tournées sur personne, car il avait en lui un chaos des sentiments les plus étranges, des sensations les plus étranges. La poésie avait remplacé la logique et les passions avaient pris la place de la science. Parfois il lui semblait entendre des voix qui lui parlaient derrière un buisson de roses et des mélodies qui tombaient des cieux.

  La nature le possédait sous toutes ces forces, volupté de l’âme, passions brûlantes, appétits gloutons.

  C’était le résumé d’une grande faiblesse morale et physique avec toute la véhémence du coeur mais d’un fragile et qui se brisait d’elle-même à chaque obstacle comme la foudre insensée qui renverse les palais, brûle les diadèmes, abat les chaumières et va se perdre dans une flaque d’eau.

  Voilà le monstre de la nature qui était en contact avec M. Paul, cet autre monstre ou plutôt cette merveille de la civilisation et qui en portait tous les symboles, - grandeur de l’esprit, sécheresse du coeur. Autant l’un avait d’amour pour les épanchements de l’âme - les douces causeries du coeur - autant Djalioh aimait les rêveries de la nuit et les songes de sa pensée.

  Son âme se prenait à ce qui était beau et sublime comme le lierre aux débris, les fleurs au printemps, la tombe au cadavre, le malheur à l’homme, s’y cramponnait et mourait avec lui.

  Où l’intelligence finissait - le coeur prenait son empire. Il était vaste et infini, car il comprenait le monde dans son amour. Aussi il aimait Adèle, mais d’abord comme la nature entière, d’une sympathie douce et universelle, puis peu à peu cet amour augment(a], à mesure que sa tendresse sur les autres êtres diminuait.

  En effet nous naissons tous avec une certaine somme de tendresse et d’amour que nous jetons gaiement sur les premières choses venues, des chevaux, des places, des honneurs, des trônes, des femmes, des voluptés, quoi, enfin ? à tous les vents, à tous les courants rapides.

  — Mais réunissons-la et nous aurons un trésor immense.

  Jetez des tonnes d’or à la surface du désert - le sable les engloutira bientôt mais réunissez-les en un monceau et vous formerez des pyramides.

  Eh bien il concentra bientôt toute son âme sur une seule pensée, et il vécut de cette pensée.

  IV

  La fatale quinzaine s’était expirée et évanouie dans une longue attente pour la jeune fille, dans une froide indifférence pour son futur époux.

  La première voyait dans le mariage un mari - des cachemires, une loge à l’Opéra - des courses au Bois de Boulogne - des bals tout l’hiver - Ô tant qu’elle voudra et puis encore tout ce qu’une fillette de 18 ans rêve dans ses songes dorés et dans son alcôve fermée.

  Le mari au contraire voyait dans le mariage - une femme, des cachemires à payer - une petite poupée à habiller - et puis encore tout ce qu’un pauvre mari rêve lorsqu’il mène sa femme au bal. Celui-là pourtant était assez fat pour croire toutes les femmes amoureuses de lui-même.

  C’est une question qu’il s’adressait [toutes les fois] qu’il se regardait dans sa glace et lorsqu’il avait bien peigné ses favoris noirs.

  Il avait pris une femme parce qu’il s’ennuyait d’être seul chez lui et qu’il ne voulait plus avoir de maîtresse depuis qu’il avait découvert que son domestique en avait une. - En outre le mariage le forcera à rester chez lui et sa santé ne s’en trouvera que mieux. Il aura une excuse pour ne plus aller à la chasse et la chasse l’ennuie. Enfin la meilleure de toutes les raisons, il aura - de l’amour, du dévouement - du bonheur domestique, de la tranquillité, des enfants... bah bien mieux que tranquillité, bonheur, amour, 50 mille livres de rente en bonnes fermes, en jolis billets de banque qu’il placera sur les
fonds d’Espagne.

  Il avait été à Paris, avait acheté une corbeille de 10 mille francs, avait fait cent 20 invitations pour le bal et était revenu au château de sa belle-mère, le tout en 8 jours. C’était un homme prodigieux.

  C’était donc par un dimanche de septembre que la noce eut lieu. Ce jour-là il faisait humide et froid, un brouillard épais pesait sur la vallée, le sable du jardin s’attachait aux frais souliers des dames.

  La messe se dit à dix heures, peu de monde y assista. Djalioh s’y laissa pousser par le flot des villageois et entra.

  L’encens brûlait sur l’autel, on respirait à l’entour un air chaud et parfumé.

  L’église était basse, ancienne, petite, barbouillée de blanc. Le conservateur intelligent en avait ménagé les vitraux. Tout autour du choeur il y avait les conviés, le maire, son conseil municipal, des amis, le notaire, un médecin et les chantres en surplis blancs.

  Tout cela avait des gants blancs, un air serein, chacun tirait de sa bourse une pièce de 5 francs dont le son argentin tombant sur le plateau interrompait la monotonie des chants d’église. La cloche sonnait.

  Djalioh se ressouvint de l’avoir entendue un jour chanter aussi sur un cercueil, il avait vu également des gens vêtus de noir prier sur un cadavre et puis portant ses regards sur la fiancée en robe blanche courbée à l’autel avec des fleurs au front, et un triple collier de perles sur sa gorge nue et ondulante, une horrible pensée le glaça tout à coup.

  — Il chancela et s’appuy[a] dans une niche de saint vide en grande partie, une figure seule restait, elle était grotesque et horrible à faire peur.

  À côté d’elle il était là lui - son bien-aimé, celui qu’elle regardait si complaisamment avec ses yeux bleus et ses grands sourcils noirs comme deux diamants enchâssés dans l’ébène.

  Il avait un lorgnon en écaille incrusté d’or et il lorgnait toutes les femmes en se dandinant sur son fauteuil de velours cramoisi.

 

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