Book Read Free

Complete Works of Gustave Flaubert

Page 328

by Gustave Flaubert


  Eh bien, non !

  Honneur à la passion la plus douce, la plus noble, la plus vertueuse, la plus philosophique de toutes les passions, passion des sages et des Dieux, car ceux d’Homère s’enivrent comme des laquais, et l’Olympe va danser à la barrière, le dimanche, et se met en goguette une fois la semaine. Celle-là, au moins, est sans déception et sans lendemain, passion qu’on peut toujours satisfaire.

  Vraiment, est-ce que la plus belle classification psychologique vaudra pour vous les rangs symétriques d’une cave bien montée ? est — il une passion, un caprice qui dure aussi longtemps qu’une gorgée de bon vin ?

  Je demande aux gens qui ont vécu si jamais le souvenir de quelque amour de jeunesse a valu pour eux la trace humide d’une liqueur sur le palais ; votre maîtresse ou votre Femme vieillit ; pour peu que vous soyez vertueux, vous n’en changez pas, vous la gardez, n’est-ce pas ? chaque jour elle s’épuise, vous n’avez plus que la lie de vos anciennes délices. Mais le vin, au contraire, s’améliore chaque jour ; c’est une saveur de plus, une volupté à une volupté, un anneau de plus à ce chaînon de bonheur, de tendres extases, de savoureuses sensations.

  O bouteille silencieuse, si j’avais autant de génie que d’amour, je voudrais te faire un poème ou te bâtir une statue !

  Mais hélas ! douce ivresse si méprisée et si commune, tu es comme la vertu, tu trouves ta satisfaction en toi-même.

  Cependant, on t’élève des autels, où tes adorateurs viennent te puiser au fond des verres, comme la vérité au fond du puits ; et malheur au joyeux philosophe qui la fait sortir dans la rue ! La Foule des enfants crie après l’homme soûl.

  La Foule des hommes s’acharne après la vérité, qu’ils mettent en pièces.

  II

  Eh bien, un jour que ces deux hommes se trouvèrent en présence, poussés par la vanité et la gloire, ils se portèrent le plus sanglant et le plus terrible défi que jamais paladin aux jours de tournoi eût jeté à son adversaire, mais un duel à mort, à outrance, une bataille à deux en champ clos, à armes égales, où le vaincu devait rester sur place pour proclamer le triomphe de son vainqueur ; c’était un défi inspiré par la rage, la lutte serait acharnée, longue, pleine de tumulte, de cris, sans trêve, sans repos ; on devait plutôt mourir sur place, et l’honneur et le plaisir de la victoire serait tout, car le triomphe à lui seul devrait couvrir d’honneur celui qui l’aurait remporté et l’illustrer d’une gloire immortelle.

  Car il s’agissait de qui des deux boirait le plus !

  III

  C’était chez Hugues.

  Dans une chambre basse au rez-de-chaussée, ouverte sur une cour plantée d’arbres ; au Fond, une haute cheminée avec des chenets de fer rouillés et une grande plaque de fonte, où les araignées tendaient leurs toiles agitées de temps en temps par le vent qui s’engouffrait sur elles et les déchirait en lambeaux ; une solive noircie et couverte de clous qui portaient un fusil, quelques bâtons et un pistolet ; puis, sur les murailles blanchies avec la chaux, se dressait un buffet de bois blanc, portant dans ses rangées des piles de vaisselle de couleur, c’était là l’appartement. En outre, un châssis carré de vitres vertes et épaisses, qui se glissait sur une vis en bois, jetait sur tout cela une teinte verdâtre de crépuscule et de mélancolie.

  A côté de cette fenêtre à moitié baissée, se trouvait une petite table noire avec deux chaises de paille, où sir Hugues venait de déposer deux verres et une quantité de bouteilles de toutes les dimensions ; derrière, dans un coin, s’étendait encore une foule de bouts de bouteilles, avec leurs têtes blanches de liège.

  Il les débouchait quand Rymbault arriva ; il était temps, la nuit allait venir, et cela durerait jusqu’au matin.

  Les voilà donc réunis, ils s’asseyent tous deux en silence et sombres, ils se mettent à boire, à boire de longues heures.

  De temps à autre, on voyait sortir de dessous leurs joues des bouffées grises, qu’ils aspiraient à pleine poitrine de leurs longues pipes en terre, elles partaient en s’élargissant, se repliant mollement sur elles — mêmes, et montaient vers le plafond en nuages vaporeux.

  On entendait aussi le bruit de la bouteille froissant le verre en y faisant tomber son vin, et celui des verres frappant sur leurs dents déjà crispées par l’ivresse. Et au dehors une nuit d’été calme et silencieuse ; à l’horizon, derrière la colline couverte de taillis, s’élevait de terre comme un reflet de lumière qui illuminait la campagne et venait jeter ses rayons blafards et azurés à travers les grosses vitres vertes des fenêtres.

  On n’entendait plus que ce murmure confus des nuits qui s’élève des champs, comme si la nature dormait et qu’elle laissât échapper des soupirs dans ses rêves : un cri lointain qui court, un pas éloigné et furtif, la haie d’épines qui tremble, une voix confuse qui appelle, le battement d’ailes des oiseaux sous la verdure, les aboiements répétés d’un chien pleurant au clair de lune, et puis les vaches dormant pesamment au pied des arbres sur l’herbe de la cour ou se retournant sur la litière de leurs étables.

  Il y avait aussi comme un vent plein de fraîcheur qui passait sur les feuilles à travers la haie entre les pommiers, et qui apportait dans ses replis invisibles comme un parfum de foin coupé et de fleurs des bois.

  Cependant l’orgueil sinistre des deux buveurs s’était abattu et avait fait place à une gaieté douce et paisible ; peu à peu leur front s’était déridé, leurs bouches s’étaient pliées pour un sourire ; ils se parlaient gaiement, les yeux à demi clos et la tête lourde et joyeuse, tout prêts à se laisser endormir dans des rêves d’ivresse.

  Un flambeau en cuivre, placé au milieu d’eux, éclairait leur figure d’une clarté douce, et dessinait sur le plafond noirci des cercles lumineux et vacillants. Ils allaient donc s’endormir ; déjà leurs mains avaient abandonné les verres et étaient retombées sur leurs cuisses, leurs têtes s’étaient appuyées sur la muraille, le cou en avant ; ils avaient fermé les yeux.

  Quelque chose de suave et tendre planait sur eux ; on voyait sur leurs visages épanouis transpirer une sensation voluptueuse et intime qui sortait de l’âme, le monde avait fui avec ses douleurs et ses amertumes, tout tournait devant eux en images fugitives et errantes, sans suite, comme une ronde de fées vêtues de toutes les couleurs et qui passaient en tourbillonnant devant eux, montaient vers le ciel en spirales, en cercles qui s’agrandissaient, se perdaient et s’évanouissaient, comme une poudre d’or qu’on jette aux vents.

  Des clartés inconnues, des lueurs, des jours apparaissaient tout à coup sur les murailles, s’élargissaient sur la suie de la cheminée, montaient en réseaux et en gerbes de feu ; c’étaient des extases infinies, des sensations délicieuses par tous les sens, un sommeil qui se sentait des rêves confus qui commençaient et se nouaient à d’autres rêves interminables, comme le balancement d’un hamac quand on s’endort, comme des essences de roses qui vous font songer d’amour, comme une longue suite de paroles douces, enivrantes, embaumantes, comme des bonheurs renaissants, comme une campagne étoilée de toutes les fleurs, dont chacune aurait des parfums à elle et qui toutes vous enivreraient d`un même sommeil, d’un même bonheur.

  Sentir qu’on quitte la vie avec un sourire, qu’on meurt sous des baisers, qu’on s’endort délicieusement en entrant dans le monde sans bornes de l’infini et des rêves, c’est là le bonheur, désir de tout, vague et confus, désir de la mort, désir du sommeil, désir des songes ; bonheur de la feuille roulant dans l’air, des nuages courant dans le vide, s’étalant et s’évanouissant dans l’espace, bonheur de l’oiseau volant jusqu’aux cieux et planant sur le monde, bonheur des fleurs jetant leurs parfums aux vents, bonheur du poète dans son délire, dont l’âme s’exhale avec la voix, et qui répand aussi comme la fleur ses parfums aux vents, à l’oubli, pour être emportés et évanouis.

  Mais Hugues tout à coup s’est relevé d’un saut pour remplir les verres ; ses yeux brillent comme le feu, ses mains se crispent, il rit comme un fou, il veut boire, il a soif, il a du feu dans la gorge, et
ce qu’il boit le brûle encore.

  — Tu recules ? dit-il à Rymbaud, plein de colère.

  Cette injure-là fut lavée par une bouteille de rhum.

  Et puis voilà la colère qui les prend, ils s’animent de nouveau, se rapprochent de la table, se posent pour se voir ; et ils boivent avec délices, ils s’enivrent à longs flots ; les verres ne suffisent plus, chacun prend une bouteille de ses deux mains, étreint son cou sous ses lèvres, et ne s’arrête que pour se regarder l’un l’autre, pâles, muets, les yeux fixés l’un sur l’autre avec un regard stupide et étonné. On dirait que Satan les pousse et que le vice leur prodigue des forces plus qu’humaines ; puis le délire les prend ; après la passion, la frénésie, une frénésie cruelle, effrayante d’atrocité et de cynisme.

  Les voilà rapprochés l’un de l’autre, s’échangeant des regards de défi et buvant des yeux ce qui leur reste à boire.

  C’est une orgie, une orgie sombre, sans cris, sans femmes, sans clartés ; le vin y ruisselle à flots et l’ivresse s’y étale toute nue, ils s’y plongent jusqu’au cou.

  Ainsi, dans un délire sans repos, ils boivent, poussés par un instinct infernal ; tout a disparu, l’ivresse dolente et ses demi-sommeils et ses prismes enchanteurs ; quelque chose de machinal les pousse par une force invincible.

  Leur poitrine haletait pleine de feu, leur peau rougie semblait couverte de sang, leurs muscles de fer eussent broyé d’un coup la table qui les soutenait, une sueur froide coulait sur leurs cheveux, sur la peau livide du visage, sur leurs paupières de plomb, qu’ils soulevaient avec peine.

  Maintenant c’est la rage, ils s’arrachent de Force les dernières bouteilles qui leur restent, et, rapprochées l’une de l’autre, les deux figures monstrueuses se lancent des grincements de dents, des grimaces, des regards de tigre, ivres, de la salive pleine de vin, des injures, des cris, des râles d’ivresse.

  C’était quelque chose de terrible à voir que ces deux hommes, à la lueur mourante d’un flambeau, au clair de lune si limpide, par une nuit si douce et si pure, s’étreindre dans tous les sens, se déchirer avec les ongles, mettre en pièces leurs vêtements, voir leurs larges doigts s’entrelacer avec des peines inouïes, et tout cela pour s’arracher le dernier lambeau de l’orgie.

  Enfin la bouteille se déchira dans leurs mains.

  Hugues en tira une de derrière lui, c’était du kirschenwaser ; il la but d’un trait, puis se leva de toute sa hauteur, brisa la table d’un coup de pied, et jetant la carafe à la tête de Rymbaud :

  — Mange, dit-il avec orgueil.

  Le sang sortit et coula sur leurs vêtements comme le vin. Rymbaud tomba par terre avec des râles horribles, il se mourait.

  — Bois, maintenant, continua Hugues.

  Il s’approcha de lui, lui mit un genou sur la poitrine, et il lui desserrait les mâchoires avec les mains ; il força le moribond de boire encore, il se roula plusieurs fois par terre sur les verres brisés, au milieu du vin et du sang ; son corps se plia plusieurs fois comme un serpent ; puis tout à coup ses muscles se tendirent, il se releva encore une fois, chancela et tomba, poussa indistinctement quelques cris et retomba de nouveau dans son agonie, ivre et désespérée.

  Hugues dormait.

  Puis les râles plaintifs cessèrent, la lune s’évanouit sous les nuages, et quand l’aube vint à blanchir l’horizon, ses derniers rayons mourants éclairaient encore ces deux hommes qui dormaient tous deux, mais dont l’un avait passé de l’ivresse au sommeil et l’autre de l’ivresse à la tombe, autre sommeil aussi, mais plus tranquille et plus profond.

  IV

  Le lendemain, vers les quatre heures du soir, une pluie fine et serrée tombait sur la grande route et mouillait les feuilles poudreuses des arbres qui l’entouraient.

  La maison de Hugues était une dernière du village ; elle était séparée de la grande route par une petite cour bordée d’une baie d’arbres qui laissait voir, à travers ses plis pleins d’ombrages, une maison blanche avec des auvents verts, une vigne tapissant la muraille de plâtre. C’était dans cette cour que dormait Hugues, transporté, par les soins de sa femme, sous un arbre touffu ou il continua son rêve, tandis que les gens d’église étaient venus chercher le mort, l’avaient transporté tout couvert de ses haillons jusqu’au presbytère, l’avaient lavé, soigné, et bref lui avaient donné en dernier lieu un court office, afin qu’il pût passer légalement dans l’autre monde et être mort comme on doit mourir.

  Cet homme avait des amis, on le suivit jusqu’à son lit de pierre.

  Dans les villages il n’y a ni char ni chevaux, on porte la bière sur un brancard. Rymbaud fut porté sous un simple drap noir, qui cache toujours le corps qu’on porte, sa laideur, sa beauté, ce sourire qu’on achetait aux laquais et toutes les souillures enfin qui l’ornèrent.

  Derrière, suivaient les hommes du pays, sur plusieurs rangs ; les premiers avaient la tête découverte parce qu’il faisait chaud, et les autres leurs chapeaux parce qu’ils n’avaient plus de cheveux, tous parlant à voix basse de leurs affaires, de leurs bestiaux, de leurs moissons, concluant des marchés, et le plus petit nombre était recueilli parce qu’il n’avait rien à dire.

  Des deux côtés du cercueil, deux vieilles femmes en capuchon noir, avec des vêtements de deuil, portant sous un bras un gros pain et de l’autre main un cierge qui brûlait.

  Devant marchait le prêtre, répétant les derniers adieux pour les morts, le sacristain en robe noire, avec sa latte de baleine aux bouts d’argent, chantant plus bas que son maître, puis quelques enfants de chœur avec leurs gros souliers, leurs bas rouges, leurs robes blanches, des cheveux blonds s’échappant de dessous leur calotte rouge.

  Le plus grand d’eux portait un crucifix d’argent au bout d’un bâton teint en pourpre, et chantant à plaisir, tout fier de porter le bon Dieu et de marcher en tête. La pluie s’était apaisée et le convoi s’avançait doucement sur la poussière imbibée d’eau.

  Quand une charrette passait, on baissait les chants, le paysan faisait prendre le débord à ses chevaux, se signait dévotement ; les enfants s’arrêtaient étonnés et regardaient, en se mettant à genoux, le cercueil et les cierges blancs qui brûlaient, les femmes noires, les couleurs de la fête ; ils écoutaient les chants monotones qui passaient dans la route et s’affaiblissaient avec le bruit des pas. Le cimetière était loin, le convoi marcha longtemps, on s’était arrêté deux fois, car les hommes sont si faibles qu’ils peuvent à peine mener un mort en terre.

  Déjà on avait quitté la route, tourné à droite, passé derrière des haies fleuries, foulé bien des sentiers dans les champs ; on montait doucement, et les cailloux du chemin roulaient sous les pieds et allaient tomber dans le ravin et s’amortir sur les bruyères des fossés.

  Tout à coup on entendit des cris, on s’arrêta, un homme courait ; c’était Hugues.

  Réveillé quand on avait passé devant lui, il s’était levé. Comme il eut froid alors, il trembla, ses jambes fléchirent sous lui quand il voulut marcher, il sentait ses forces éteintes, sa vigueur partie avec le bouchon des bouteilles.

  Ô raison humaine, immuable, constante, toi à qui on a dressé des temples, car c’était la seule divinité qu’on n’eût pas adorée, raison qui s’envole avec le bouchon d’une cruche, sans laisser même, comme celle-ci, une saveur au fond de toi-même !

  L’ivresse l’avait tué ; pas de plaisir sans épuisement, ou a passé le feu sont les cendres.

  Il s’était levé, il avait vu le cercueil, il entendit le nom de Rymbaud qu’un des assistants prononça. Il marcha sans savoir pourquoi, machinalement comme nous faisons tous, poursuivant vaguement des formes confuses qui allaient devant lui, sentant seulement qu’il sortait d’un rêve pénible, qu’il rêvait cependant encore et qu’il souffrait toujours.

  Puis des sons vinrent sur ses lèvres, il balbutia et il appela avec des cris et des injures. Longtemps ainsi on vit cet homme presque nu, la chemise déchirée et rouge de vin, poursuivant le cercueil de ses sarcasmes cyniques, et chancelant dans la route
où avaient passé tous ceux qui étaient morts.

  On entendait la voix faible du prêtre qui montait la route pierreuse, et au fond, plus bas, le refrain joyeux d’une chanson de table et de débauche, un air sourd avec un rythme bruyant, des paroles indistinctes, mais d’un timbre qui faisait peur, comme si le mort se fût relevé et s’était mis a chanter aussi.

  Après bien des efforts Hugues atteignit le convoi, il le fit arrêter encore une fois ; il avait fait fuir les enfants, s’était approché du cercueil.

  — Dors-tu ? lui avait-il dit, dors-tu ?

  Puis tâtant le drap noir qui le couvrait :

  — Tu as froid, lâche ! et moi, continuait-il en frappant de grands coups sur sa poitrine nue, regarde !

  Déjà il l’avait découvert et voulait casser le cercueil ; il répandait l’injure, le blasphème, le sarcasme sur le mort, sur le prêtre, sur la croix ; il crachait sur tout cela, il voulait se coucher à sa place dans la bière et continuer son sommeil.

  Puis il tomba encore une fois épuisé et s’endormit sur une banque de gazon.

  La procession se rallia et parvint enfin au cimetière entouré d’un mur blanc, avec ses jeunes cyprès verts et ses treillages noirs qui entouraient des pierres couvertes d’herbe.

 

‹ Prev