Complete Works of Gustave Flaubert

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Complete Works of Gustave Flaubert Page 338

by Gustave Flaubert


  LA MORT.

  C’est vrai ! Faisons bon ménage, car nous ne pouvons vivre l’un sans l’autre. Après tout, tu manges encore p106

  les miettes qui tombent de ma bouche et la poussière que font mes pieds.

  Alors tout le passé de sa vie apparut à Smarh, rapidement, d’un seul jet, comme dans un éclair. Il revit passer d’abord sa chaumière d’ermite, avec son crucifix de bois, avec sa vie sainte, avec ses jours purs, avec ses nuits tranquilles ; il se rappela que quelqu’un était venu lui parler, qu’il y avait eu alors dans son âme une immense confusion, tout un chaos de pensées ; et qu’il était parti avec cet être, qu’il était monté, monté, il ne savait où ni comment, mais à des hauteurs si hautes, si immenses, que la pensée même ne peut y atteindre ; et il avait une grande peur, son âme s’était pliée comme un roseau et s’était brisée sous l’ouragan de l’infini.

  Puis il y avait eu une tempête, et il avait été, devant la nature, plus faible que l’aile d’une mouche ; il avait encore là senti quelque chose qui pesait sur lui, comme si on avait mis un plomb sur cette aile, et il était resté, tombé, attaché à cette lourde chaîne invisible.

  Il avait vu aussi la vie barbare s’acheminant vers les cités, et les cités elles-mêmes, mais en dedans, avec toutes ces choses qui tombent, le roi, l’église, la vertu, tout cela se fanant et se pourrissant. Il y avait là un vide dans son souvenir. Puis tout à coup il vit repasser, comme par une illumination magique, toutes les femmes l’appelant, lui souriant ; il se rappela ses voluptés et ses dégoûts, toute la vie ! Et ses courses effrénées à cheval, tout écumeuses et toutes sanglantes du sang des morts, des cris, des bruits d’armes ; et puis une grande plaine toute vide, avec de la cendre, et il tomba mourant, abîmé par ces souvenirs, comme s’il était dans une arène et que sa pensée fût sortie de lui et qu’elle fût là le combattant avec des griffes de fer, secouant son p107

  corps, le déchirant, le faisant tourner, courir ; elle le harcèle, le poursuit sans qu’il puisse l’éviter. Cela dura jusqu’à ce qu’il fût tombé, étourdi, épuisé de fatigue.

  Cette agonie-là dura longtemps, et plus longue et plus cruelle que celle du Christ, car elle était sans espoir, sans aucun horizon qui apparût au bout de ce long chemin vide et plein de douleurs, sans soleil qui perçât les nuages, sans aurore après cette nuit. Lui aussi sua une sueur de sang et de larmes, et on les entendait tomber sur la terre.

  Ah ! Ce fut pire, car sa croix, c’était son âme qu’il avait peine à porter et qui le brisait. Il l’avait portée dans la vie, et arrivé au haut du calvaire, il la laissa tomber de lassitude.

  Le séjour du tombeau pour lui ne fut pas de trois jours, et son tombeau n’était point un couvercle de pierre, mais c’était le cadavre vivant de la pensée qui se remuait et se tordait sous le sépulcre de la vie et du fini.

  Mais dans sa lassitude, au milieu de ses larmes silencieuses, quand tout pesait si durement sur lui, il s’éleva cependant comme un dernier soupir, un dernier baiser, quelque chose d’immense, d’amoureux, d’impalpable. Il se ranima, ouvrit les yeux, chercha ce qu’il n’avait jamais vu, désira ce qui n’existait pas ; il tendit les bras vers un infini sans bornes, et il se prit à rêver de belles choses inconnues. Son âme, toute usée, comme une vieille voile que les ouragans ont crevée et qui est retombée sans souffle, commença à palpiter, comme si une brise du soir, courant sur une mer du sud et apportant des parfums et de doux et vagues échos, l’eût enflée ; il reprit à la vie, et son cœur se rouvrit à l’espérance comme les fleurs au soleil.

  Quelle journée devait l’attendre ? Quel ouragan allait la casser sur sa tige ? Pauvre fleur ! Pauvre âme ! p108

  C’était un enfant, tout jeune, tout rose encore, l’âme imprégnée d’amour, de rêveries, d’extases. Le matin, il partait, mais il n’allait ni vers les champs où son père labourait, ni sur le rivage où la barque de ses frères aînés était attachée, car il aimait à contempler les nues fugitives, les moissons qui se ploient et s’ondulent aux vents comme une mer ; il allait dans les bois et il écoutait la pluie tomber sur le feuillage, les oiseaux qui roucoulent sur la haie fleurie, et les insectes qui bourdonnent dans les airs et qui se jouent dans les rayons du soleil ; il regardait la neige tomber, il écoutait le vent mugir. Il allait toujours vers la mer, c’étaient là tous ses amours. Il courait jusqu’à ce que ses pieds eussent touché le sable et que le vent des vagues vînt sécher ses cheveux blonds tout mouillés de sueur. Le soleil brûlait sa peau blanche, les rochers déchiraient ses pieds ; que lui faisait cela ? Lui qui écoutait les flots mourir sur la grève et qui regardait le soleil qui se baigne sous l’écume.

  Il se mettait dans un antre de rocher, comme l’aigle dans son aire, et là, comme lui, il contemplait le soleil et l’océan. Il regardait au loin toute la verte plaine sillonnée d’écume et parsemée des écorchures de la brise, il suivait l’ombre des rochers, qui s’allongeait et diminuait sur le rivage ; immobile, il contemplait la même vague pendant longtemps, le même brin d’herbe, le même rocher avec son varech d’où l’eau ruisselle en perles, le même flocon d’écume que roulait le vent sur le rivage.

  Souvent il prenait du sable plein ses mains, il ouvrait les doigts, et il prenait plaisir à voir les rayons de sable partir de différents côtés et disparaître en tourbillonnant, en s’élevant. Le soir, il regardait le soleil s’abaisser dans l’horizon, et ses gerbes de feu s’élancer des vagues et former un immense réseau lumineux ; les mouettes rasaient les flots, le sable, emporté par p109

  la brise qui s’élève, roulait et courait sur le rivage. La nuit, c’étaient les étoiles, la lune, les rayons argentés sur les vagues vertes.

  Et toujours ainsi il vécut ses plus belles années, il grandit sans faire autre chose que de mener une vie contemplative, une vie de pleurs, d’extases, de rêveries, une vie molle et paresseuse ; il vécut comme les fleurs elles-mêmes, vivant au soleil et regardant le ciel. Tout ce qui chantait, volait, palpitait, rayonnait, les oiseaux dans les bois, les feuilles qui tremblent au vent, les fleuves qui coulent dans les prairies émaillées, rochers arides, tempêtes, orages, vagues écumeuses, sable embaumant, feuilles d’automne qui tombent, neiges sur les tombeaux, rayons de soleil, clairs de lune, tous les chants, toutes les voix, tous les parfums, toutes ces choses qui forment la vaste harmonie qu’on nomme nature, poésie, Dieu, résonnaient dans son âme, y vibraient en longs chants intérieurs qui s’exhalaient par des mots épars, arrachés. Mais ce qu’il y a de plus sublime, de meilleur, de plus beau, ne s’en échappe jamais ; cela, au fond, c’est la musique intérieure, celle des pensées ; les vers mêmes ne sont que l’écho affaibli qui vient de l’autre monde. Un soir, en revenant, c’était un crépuscule d’été, le soleil était rouge, et des fils blancs s’attachaient aux cheveux ; et ce jour-là il avait regardé, comme les autres jours, la mer se rouler sur son sable, les herbes frémir au vent, les nuages se déployer, partir et s’en aller, comme des pensées, dans l’infini du ciel bleu. Mais il avait regardé tout cela sans le voir, il y avait dans son âme bien d’autres tempêtes que celles de l’océan, bien d’autres nuages que ceux du ciel.

  Pourquoi donc s’ennuyait-il déjà, le pauvre enfant ? Il avait voulu un horizon plus vaste que celui qui s’étendait sous ses yeux, quelque chose de plus resplendissant p110

  que le soleil. Lorsqu’il voyait, dans les belles nuits d’été, les bouquets de roses et les jasmins secouer aux souffles des vents leurs têtes fleuries, que la brise agitait les feuilles vertes et qu’elle remuait, dans ses plis invisibles, des échos lointains d’amour et des parfums de fleur, que la lune brillait toute pure et toute sereine, avec ses lumières qui montent et brillent et coulent silencieusement là-haut, avec les nuages qui s’étendent comme des montagnes mouvantes ou les vagues géantes d’un autre océan, il avait senti qu’il y avait encore dans son âme quelque chose de plus doux que tous ces parfums, de plus suave que toutes ces clartés, comme s’il y avait en lui des sources intarissables de volupté et des mondes de lumières q
ui rayonnaient au dedans.

  Ce n’était plus assez de rester dans le fond de la vieille barque grêle, de se laisser bercer par la marée montante, couché sur les filets aux mailles rompues, alors que le soleil brillait sur les flots et que la quille venait battre le sable et les cailloux qui erraient sous elle, ni de voir au crépuscule les flots s’avancer et les sauterelles de mer rebondir comme la pluie sur le rivage, ni de sentir dans ses cheveux le vent de l’automne qui roule les feuilles jaunies et les plumes de la colombe, et qui semble murmurer des pleurs dans les rameaux morts ; rien de tout cela ! Eh quoi ! Ni les baisers de cette belle fille brune, qui l’attend chaque soir à la chapelle de la vierge et qui est là chaque nuit dans les bruyères, regardant à travers la brume si elle ne verra pas apparaître son ombre, si elle n’entendra pas le souffle de sa voix ? Ni sa pauvre chaumière, avec son toit de paille pourri, couvert de neige dans l’hiver, mais tout blanc de fleurs dans l’été ? Sa mère file sous l’âtre de la cheminée, un banc de gazon est là devant ; tout jeune, il y dormait au soleil ; enfant, c’est sur le sabre de son grand-père qu’il montait à cheval, c’est son vieux casque p111

  qu’il roulait sur l’herbe, c’est dans son bouclier qu’il dormait ; c’est dans ce vieux lit-là qu’il naquit.

  De la fenêtre on ne voit point la mer, elle est là, derrière cette colline ; mais on entend le bruit des flots et, dans l’hiver, elle déborde à droite dans le marais.

  Il s’en retournait ainsi, bercé par sa marche et écoutant lui-même le bruit de ses pas dans les herbes, regardant le soleil qui se retirait à l’horizon, et les bœufs couchés à l’ombre et remuant la tête pour chasser les moucherons.

  Et tout à coup il sentit une forme passer près de lui, comme si une bouche eût effleuré sa joue ; et une fée lui apparut avec un diadème d’or, elle répandit devant lui des fleurs, des diamants, et je ne sais quels lauriers que les vents emportèrent. Elle-même disparut dans un tourbillon de poussière.

  Il était venu dans la ville, le cœur tout gonflé d’espérance, joyeux, ivre de lui-même, marchant à grands pas dans la vie future qu’il comblait de félicités sans bornes et d’enthousiasmes immenses. Agité epuis longtemps par son âme, remué par toutes les choses qui y bourdonnaient, il avait voulu être poète.

  Poète, c’est-à-dire avoir des cheveux blancs avant l’âge, marcher de dégoût en dégoût, s’avancer dans le monde et voir l’illusion vers laquelle on avance, fuir toujours sans la saisir, être là comme ce géant de la fable, avec une soif infinie, une faim qui ronge, et sentir échapper toujours ces fruits qu’on a rêvés, qu’on a sentis, et dont la saveur prématurée est venue jusqu’à nous. être là, présent, avec sa jalousie, sa rage, son amour, son âme, devant ce monde si froid, si railleur ; s’épuiser, donner son sang, ce qui est plus que son sang, son cœur ; le verser à plein bord dans des vers qu’on a ciselés comme du marbre, et tout cela pour être mis sous les pieds de la foule, pour qu’on le casse, pour qu’on le broie, pour qu’on le pétrisse p112

  dans le dédain, pour qu’on jette de la boue sur les ailes blanches de ces pauvres anges qui sont partis de votre cœur.

  Poète, s’était-il dit, oh ! Poète ! Poète ! Il répétait ce mot-là comme une mélodie aimée qu’on a dans le souvenir et qui chante toujours dans notre oreille ses notes amoureuses.

  Oh ! Poète ! Se sentir plus grand que les autres, avoir une âme si vaste qu’on y fait tout entrer, tout tourner, tout parler, comme la créature dans la main de Dieu ; exprimer toute l’échelle immense et continue qui va depuis le brin d’herbe jusqu’à l’éternité, depuis le grain de sable jusqu’au cœur de l’homme ; avoir tout ce qu’il y a de plus beau, de plus doux, de plus suave, les plus larges amours, les plus longs baisers, les longues rêveries la nuit, les triomphes, les bravos, l’or, le monde, l’immortalité ! N’est-ce pas pour lui, la mousse des bois fleuris, le battement d’ailes de la colombe, le sable embaumant de la rive, la brise toute parfumée des mers du sud, tous les concerts de l’âme, toutes les voix de la nature, les paroles de Dieu, à lui, le poète ?

  Fais-moi des vers, dis-moi quelque chose, chante-moi un rayon de soleil ou un soupir de femme, mais que ta voix soit douce, qu’elle m’endorme comme sous des roses, qu’elle me navre, qu’elle me fasse mourir de volupté, d’extases.

  Quand je te verrai, ô poète, quand tu m’auras dit toutes les choses de l’âme, que j’aurai recouvré tes accents, je me mettrai à tes genoux, tu seras mon dieu, je n’en ai point ; j’étalerai tous les manteaux royaux sous tes pieds, je fondrai toutes les couronnes pour te faire un marchepied.

  Et il s’était mis un jour à prendre une plume, il l’avait saisie avec frénésie, il l’avait écrasée, en pleurant de joie et d’orgueil, sur un morceau de papier ; il était là, haletant, l’œil en feu, saisissant au vol les p113

  idées qui passaient dans son âme, épiant chaque chose de son cœur pour l’attirer au dehors, pour la déshabiller, pour la donner toute nue à la foule. Son âme tournait en lui comme un gouffre vivant, il voulait l’arrêter, mais ce gouffre-là l’entraînait lui-même ; il commençait à se sentir faiblir et il se disait :

  — malheur ! Malheur ! Qu’ai-je donc ? Le feu brûle mon âme, mais ma tête est de glace ; autrefois j’avais des pensées, plus une seule ! Je sens seulement des passions sans but, qui roulent en moi, comme des vagues qui s’entrechoquent par une nuit sombre. Que dire ? Que faire ? Cela même.

  Oh ! La misère ! Je ne pourrai donc pas pousser un seul soupir que tout craque, s’écroule, se brise en moi ! Mon âme se gonfle, elle m’étouffe, elle va crever le corps qui la recouvre comme une main gonflée qui déchire le gant. Pourquoi donc ? Quelle malédiction ! écris, écris donc, malheureux, puisque le démon t’y pousse !

  Oui ! La pensée est en moi, je la sens qui se meut comme un immense serpent, je la vois comme un large horizon qui se déploie à l’aurore, le soleil brille, la brume s’envole, la voilà qui monte, elle grandit, elle approche, je la tiens… tu es à moi, à moi ! Comme cela est beau, sublime ! J’ai donc du génie, moi ? Non, non, hélas !

  Voilà que tu t’envoles donc, chère illusion ? Et toi aussi, orgueil, tu me quittes ? Qu’aurai-je ? Et cependant… tout n’a pas été dit ! Voyons, creusons, remuons mon âme, dût-elle ensuite me tomber en poussière dans les mains.

  L’amour ! L’amour ! Eh bien ? Ah ! Quelle misérable vanité ! Est-ce que jamais des vers diront tous les miracles d’un sourire ou toutes les voluptés d’un regard ? L’amour ! Quand j’aurai bien répété cela des fois, est-ce que j’aurai dit quelque chose de plus ? Non ! p114

  La gloire, par exemple ? Voyons : des conquérants, Alexandre, César, Napoléon… eh bien ! Des chars, de la poudre, du sang. Ah ! Quelle stupidité ! De la gloire ? La convoitise me brûle, et je ne peux pas dire la meilleure partie de la rage que j’ai dans le cœur.

  Si je parlais de la mort plutôt ? C’est du néant, cela, c’est du vrai ; mais ma pensée s’y perd, et plus je pense moins je parle. Si j’étais un cadavre ressuscité, je dirais bien quelque chose, et si les vers qui nous déchirent le ventre c’est une joie ou un supplice ; et si la tombe est si noire qu’on le dit. Mais que dire ? Est-ce que c’est là la limite de l’art ? Est-ce que la poésie est un monde tout aussi mensonger que l’autre ? N’ira-t-on jamais plus loin ?

  Et cependant j’ai du génie, je le sens, j’en suis plein, il me semble qu’il déborde… non, c’est de l’orgueil ! L’orgueil, le sang des poètes !

  Rien dire, rester là, muet, en présence de ce monde idiot qui vous regarde avec sa mine béante, paillasse déguenillé qui pleure et qui veut rire, et qui demande encore quelque chose de beau pour l’amuser ! Mais l’amour, la gloire, la mort, l’orgueil, tous ces néants-là qui m’entourent et m’assiègent, pas une lettre de tout cela à écrire !

  Dieu ? Autrefois j’y croyais. Que je me reporte par la pensée au temps où je priais la vierge à genoux, et où ma mère m’apprenait des prières. Si j’allais redevenir dévot, j’aurais au moins quelque chaleur, quelque
conviction, je pourrais remuer les autres ; mais je suis trop fier pour mentir, et puis je ne le pourrais pas, moi qui rit en passant devant l’église et qui ai craché sur la croix, un jour où j’avais faim. Mais comment aimer quelque chose, espérer, croire, puisque tout est si horrible ici, puisque le doute est là, à chaque mot, puisque chaque croyance est tombée sous le coup de dent du malheur et du désespoir ? Dans ce monde et dans la poésie, dans le fini et dans p115

  l’infini, en dehors, dans mon âme, tout me ment, tout me trompe, tout fuit et tout se met à rire, et voilà que je suis resté dans un océan de fange où je tournoie, où je m’engloutis. Je ferais mieux de rire de tout cela, et d’aller me soûler à la taverne ou bien de courir chez la fille de joie me vautrer dans quelque ignoble et vénale volupté.

  Tant mieux ! Je n’ai plus à descendre. Il y a encore peu, je craignais que mon malheur n’augmentât, que ma chute ne fût plus profonde, mais me voilà au fond du gouffre…, à moins qu’il n’y ait des enfers sous l’enfer et un désespoir encore après le désespoir. Et cependant, est-ce que je puis rester ainsi toujours ? Mais je ne suffirais pas aux malheurs qui me dévorent, et il faudrait que mon cœur se double pour que tout le dégoût que j’ai pût y contenir longtemps.

  Et quand je pense, hélas ! Qu’autrefois je me contentais d’un rayon de soleil, d’une moisson dorée, d’un beau clair de lune dans les bois, et que j’en avais assez, et que cela m’emplissait, et que j’étais heureux quand j’avais mis tous ces échos dans mes strophes sonores et arrondies ! Oh ! Qu’il y a loin déjà de ce temps-là à maintenant ! J’étais si jeune ! Si enfant ! Si heureux !

  Mais, après avoir pris la nature, j’ai voulu prendre le cœur, après le monde, l’infini, et je me suis perdu dans ces abîmes sans fond, voilà que j’y roule. J’ai voulu sonder les passions, les disséquer, en faire de superbes squelettes, mais c’est mon âme que la mort a prise, et ces passions, que je voudrais courber sous mon genou et les montrer façonnées de mes mains, ce sont elles qui m’ont entraîné dans leurs courants, dans leurs tempêtes. J’ai cru que rien n’était trop haut pour moi, rien de trop fort, et je suis au fond du néant, plus faible qu’un roseau brisé. Adieu donc, tous ces beaux rêves, ces belles journées que l’aurore menteur m’annonçait si resplendissantes et si pures ; j’aurai donc entrevu un monde d’enthousiasme, p116

 

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