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Complete Works of Gustave Flaubert

Page 404

by Gustave Flaubert


  ANTOINE

  Assez ! assez ! J’ai peur ! je vais tomber dans l’abîme.

  LE DIABLE

  s’arrête ; et en le balançant mollement :

  Le néant n’est pas ! le vide n’est pas ! Partout il y a des corps qui se meuvent sur le fond immuable de l’Étendue ; — et comme si elle était bornée par quelque chose, ce ne serait plus l’étendue, mais un corps, elle n’a pas de limites !

  ANTOINE

  béant :

  Pas de limites !

  LE DIABLE

  Monte dans le ciel toujours et toujours ; jamais tu n’atteindras le sommet ! Descends au-dessous de la terre pendant des milliards de milliards de siècles, jamais tu n’arriveras au fond, — puisqu’il n’y a pas de fond, pas de sommet, ni haut, ni bas, aucun terme ; et l’Étendue se trouve comprise dans Dieu qui n’est point une portion de l’espace, telle ou telle grandeur, mais l’immensité !

  ANTOINE

  lentement :

  La matière … alors … ferait partie de Dieu ?

  LE DIABLE

  Pourquoi non ? Peux-tu savoir où il finit ?

  ANTOINE

  Je me prosterne au contraire, je m’écrase, devant sa puissance !

  LE DIABLE

  Et tu prétends le fléchir ! Tu lui parles, tu le décores même de vertus, bonté, justice, clémence, au lieu de reconnaître qu’il possède toutes les perfections !

  Concevoir quelque chose au delà, c’est concevoir Dieu au delà de Dieu, l’être par-dessus l’être. Il est donc le seul Être, la seule substance.

  Si la Substance pouvait se diviser, elle perdrait sa nature, elle ne serait pas elle, Dieu n’existerait plus. Il est donc indivisible comme infini ; — et s’il avait un corps, il serait composé de parties, il ne serait plus un, il ne serait plus infini. Ce n’est donc pas une personne !

  ANTOINE

  Comment ? mes oraisons, mes sanglots, les souffrances de ma chair, les transports de mon ardeur, tout cela se serait en allé vers un mensonge … dans l’espace … inutilement, — comme un cri d’oiseau, comme un tourbillon de feuilles mortes !

  Il pleure.

  Oh ! non ! Il y a par-dessus tout quelqu’un, une grande âme, un Seigneur, un père, que mon coeur adore et qui doit m’aimer !

  LE DIABLE

  Tu désires que Dieu ne soit pas Dieu ; — car s’il éprouvait de l’amour, de la colère ou de la pitié, il passerait de sa perfection à une perfection plus grande, ou plus petite. Il ne peut descendre à un sentiment, ni se contenir dans une forme.

  ANTOINE

  Un jour, pourtant, je le verrai !

  LE DIABLE

  Avec les bienheureux, n’est-ce pas ? — quand le fini jouira de l’infini, dans un endroit restreint enfermant l’absolu !

  ANTOINE

  N’importe, il faut qu’il y ait un paradis pour le bien, comme un enfer pour le mal !

  LE DIABLE

  L’exigence de ta raison fait-elle la loi des choses ? Sans doute le mal est indifférent à Dieu puisque la terre en est couverte !

  Est-ce par impuissance qu’il le supporte, ou par cruauté qu’il le conserve ?

  Penses-tu qu’il soit continuellement à rajuster le monde comme une oeuvre imparfaite, et qu’il surveille tous les mouvements de tous les êtres depuis le vol du papillon jusqu’à la pensée de l’homme ?

  S’il a créé l’univers, sa providence est superflue. Si la Providence existe, la création est défectueuse.

  Mais le mal et le bien ne concernent que toi, — comme le jour et la nuit, le plaisir et la peine, la mort et la naissance, qui sont relatifs à un coin de l’étendue, à un milieu spécial, à un intérêt particulier. Puisque l’infini seul est permanent, il y a l’Infini ; — et c’est tout !

  Le Diable a progressivement étiré ses longues ailes ; maintenant elles couvrent l’espace.

  ANTOINE

  n’y voit plus. Il défaille.

  Un froid horrible me glace jusqu’au fond de l’âme. Cela excède la portée de la douleur ! C’est comme une mort plus profonde que la mort. Je roule dans l’immensité des ténèbres. Elles entrent en moi. Ma conscience éclate sous cette dilatation du néant !

  LE DIABLE

  Mais les choses ne t’arrivent que par l’intermédiaire de ton esprit. Tel qu’un miroir concave il déforme les objets ; — et tout moyen te manque pour en vérifier l’exactitude.

  Jamais tu ne connaîtras l’univers dans sa pleine étendue ; par conséquent tu ne peux te faire une idée de sa cause, avoir une notion juste de Dieu, ni même dire que l’univers est infini, — car il faudrait d’abord connaître l’Infini !

  La Forme est peut-être une erreur de tes sens, la Substance une imagination de ta pensée.

  A moins que le monde étant un flux perpétuel des choses, l’apparence au contraire ne soit tout ce qu’il y a de plus vrai, l’illusion la seule réalité.

  Mais es-tu sûr de voir ? es-tu même sûr de vivre ? Peut-être qu’il n’y a rien !

  Le Diable a pris Antoine ; et le tenant au bout de ses bras, il le regarde la gueule ouverte, prêt à le dévorer.

  Adore-moi donc ! et maudis le fantôme que tu nommes Dieu !

  Antoine lève les yeux, par un dernier mouvement d’espoir.

  Le Diable l’abandonne.

  * * * * *

  ANTOINE

  se retrouve étendu sur le dos, au bord de la falaise.

  Le ciel commence à blanchir.

  Est-ce la clarté de l’aube, ou bien un reflet de la lune ?

  Il tâche de se soulever, puis retombe ; et en claquant des dents :

  J’éprouve une fatigue … comme si tous mes os étaient brisés !

  Pourquoi ?

  Ah ! c’est le Diable ! je me souviens, — et même il me redisait tout ce que j’ai appris chez le vieux Didyme des opinions de Xénophane, d’Héraclite, de Mélisse, d’Anaxagore, sur l’infini, la création, l’impossibilité de rien connaître !

  Et j’avais cru pouvoir m’unir à Dieu !

  Riant amèrement :

  Ah ! démence ! démence ! Est-ce ma faute ? La prière m’est intolérable ! J’ai le coeur plus sec qu’un rocher ! Autrefois il débordait d’amour !…

  Le sable, le matin, fumait à l’horizon comme la poussière d’un encensoir ; au coucher du soleil, des fleurs de feu s’épanouissaient sur la croix ; — et au milieu de la nuit, souvent il m’a semblé que tous les êtres et toutes les choses, recueillis dans le même silence, adoraient avec moi le Seigneur. O charme des oraisons, félicités de l’extase, présents du ciel, qu’êtes-vous devenus !

  Je me rappelle un voyage que j’ai fait avec Ammon, à la recherche d’une solitude pour établir des monastères. C’était le dernier soir ; et nous pressions nos pas, en murmurant des hymnes, côte à côte, sans parler. A mesure que le soleil s’abaissait, les deux ombres de nos corps s’allongeaient comme deux obélisques grandissant toujours et qui auraient marché devant nous. Avec les morceaux de nos bâtons, çà et là nous plantions des croix pour marquer la place d’une cellule. La nuit fut lente à venir ; et des ondes noires se répandaient sur la terre qu’une immense couleur rose occupait encore le ciel.

  Quand j’étais un enfant, je m’amusais avec des cailloux à construire des ermitages. Ma mère, près de moi, me regardait.

  Elle m’aura maudit pour mon abandon, en arrachant à pleines mains ses cheveux blancs. Et son cadavre est resté étendu au milieu de la cabane, sous le toit de roseaux, entre les murs qui tombent. Par un trou, une hyène en reniflant, avance la gueule !… Horreur ! horreur !

  Il sanglote.

  Non, Ammonaria ne l’aura pas quittée !

  Où est-elle maintenant, Ammonaria ?

  Peut-être qu’au fond d’une étuve elle retire ses vêtements l’un après l’autre, d’abord le manteau, puis la ceinture, la première tunique, la seconde plus légère, tous ses colliers ; et la vapeur du cinnamome enveloppe ses membres nus. Elle se couche enfin sur la tiède mosaïque. Sa chevelure à l’entour de ses hanches fait comm
e une toison noire, — et suffoquant un peu dans l’atmosphère trop chaude, elle respire, la taille cambrée, les deux seins en avant. Tiens !… voilà ma chair qui se révolte ! Au milieu du chagrin la concupiscence me torture. Deux supplices à la fois, c’est trop ! Je ne peux plus endurer ma personne !

  Il se penche, et regarde le précipice.

  L’homme qui tomberait serait tué. Rien de plus facile, en se roulant sur le côté gauche ; c’est un mouvement à faire ! un seul.

  Alors apparaît

  UNE VIEILLE FEMME

  Antoine se relève dans un sursaut d’épouvanté. — Il croit voir sa mère ressuscitée.

  Mais celle-ci est beaucoup plus vieille, et d’une prodigieuse maigreur.

  Un linceul noué autour de sa tête, pend avec ses cheveux blancs jusqu’au bas de ses doux jambes, minces comme des béquilles. L’éclat de ses dents, couleur d’ivoire, rend plus sombre sa peau terreuse. Les orbites de ses yeux sont pleins de ténèbres, et au fond deux flammes vacillent, comme des lampes de sépulcre.

  Avance, dit-elle. Qui te retient ?

  ANTOINE

  balbutiant :

  J’ai peur de commettre un péché !

  ELLE

  reprend :

  Mais le roi Saül s’est tué ! Razias, un juste, s’est tué ! Sainte Pélagie d’Antioche s’est tuée ! Dommine d’Alep et ses deux filles, trois autres saintes, se sont tuées ; — et rappelle-toi tous les confesseurs qui couraient au-devant des bourreaux, par impatience de la mort. Afin d’en jouir plus vite, les vierges de Milet s’étranglaient avec leurs cordons. Le philosophe Hégésias, à Syracuse, la prêchait si bien qu’on désertait les lupanars pour s’aller pendre dans les champs. Les patriciens de Rome se la procurent comme débauche.

  ANTOINE

  Oui, c’est un amour qui est fort ! Beaucoup d’anachorètes y succombent.

  LA VIEILLE

  Faire une chose qui vous égale à Dieu, pense donc ! Il t’a créé, tu vas détruire son oeuvre, toi, par ton courage, librement ! La jouissance d’Érostrate n’était pas supérieure. Et puis, ton corps s’est assez moqué de ton âme pour que tu t’en venges à la fin. Tu ne souffriras pas. Ce sera vite terminé. Que crains-tu ? un large trou noir ! Il est vide, peut-être ?

  Antoine écoute sans répondre ; — et de l’autre côté paraît :

  UNE AUTRE FEMME

  jeune et belle, merveilleusement. — Il la prend d’abord pour Ammonaria.

  Mais elle est plus grande, blonde comme le miel, très-grasse, avec du fard sur les joues et des roses sur la tête. Sa longue robe chargée de paillettes a des miroitements métalliques ; ses lèvres charnues paraissent sanguinolentes, et ses paupières un peu lourdes sont tellement noyées de langueur qu’on la dirait aveugle.

  Elle murmure :

  Vis donc, jouis donc ! Salomon recommande la joie ! Va comme ton coeur te mène et selon le désir de tes yeux !

  ANTOINE

  Quelle joie trouver ? mon coeur est las, mes yeux sont troubles !

  ELLE

  reprend :

  Gagne le faubourg de Racotis, pousse une porte peinte en bleu ; et quand tu seras dans l’atrium où murmure un jet d’eau, une femme se présentera — en péplos de soie blanche lamé d’or, les cheveux dénoués, le rire pareil au claquement des crotales. Elle est habile. Tu goûteras dans sa caresse l’orgueil d’une initiation et l’apaisement d’un besoin.

  Tu ne connais pas, non plus, le trouble des adultères, les escalades, les enlèvements, la joie de voir toute nue celle qu’on respectait habillée.

  As-tu serré contre ta poitrine une vierge qui t’aimait ? Te rappelles-tu les abandons de sa pudeur, et ses remords qui s’en allaient sous un flux de larmes douces !

  Tu peux, n’est-ce pas, vous apercevoir marchant dans les bois sous la lumière de la lune ? A la pression de vos mains jointes un frémissement vous parcourt ; vos yeux rapprochés épanchent de l’un à l’autre comme des ondes immatérielles, et votre coeur s’emplit ; il éclate ; c’est un suave tourbillon, une ivresse débordante …

  LA VIEILLE

  On n’a pas besoin de posséder les joies pour en sentir l’amertume ! Rien qu’à les voir de loin, le dégoût vous en prend. Tu dois être fatigué par la monotonie des mêmes actions, la durée des jours, la laideur du monde, la bêtise du soleil !

  ANTOINE

  Oh ! oui, tout ce qu’il éclaire me déplaît !

  LA JEUNE

  Ermite ! ermite ! tu trouveras des diamants entre les cailloux, des fontaines sous le sable, une délectation dans les hasards que tu méprises ; et même il y a des endroits de la terre si beaux qu’on a envie de la serrer contre son coeur.

  LA VIEILLE

  Chaque soir, en t’endormant sur elle, tu espères que bientôt elle te recouvrira !

  LA JEUNE

  Cependant, tu crois à la résurrection de la chair, qui est le transport de la vie dans l’éternité !

  La Vieille, pendant qu’elle parlait, s’est encore décharnée ; et au-dessus de son crâne, qui n’a plus de cheveux, une chauve-souris fait des cercles dans l’air.

  La Jeune est devenue plus grasse. Sa robe chatoie, ses narines battent, ses yeux roulent moelleusement.

  LA PREMIÈRE

  dit, en ouvrant les bras :

  Viens, je suis la consolation, le repos, l’oubli, l’éternelle sérénité !

  et

  LA SECONDE

  en offrant ses seins :

  Je suis l’endormeuse, la joie, la vie, le bonheur inépuisable !

  Antoine tourne les talons pour s’enfuir. Chacune lui met la main sur l’épaule.

  Le linceul s’écarte, et découvre le squelette de La Mort.

  La robe se fend, et laisse voir le corps entier de La Luxure, qui a la taille mince avec la croupe énorme et de grands cheveux ondés s’envolant par le bout.

  Antoine reste immobile entre les deux, les considérant.

  LA MORT

  lui dit :

  Tout de suite ou tout à l’heure, qu’importe ! Tu m’appartiens, comme les soleils, les peuples, les villes, les rois, la neige des monts, l’herbe des champs. Je vole plus haut que l’épervier, je cours plus vite que la gazelle, j’atteins même l’espérance, j’ai vaincu le fils de Dieu !

  LA LUXURE

  Ne résiste pas ; je suis l’omnipotente ! Les forêts retentissent de mes soupirs, les flots sont remués par mes agitations. La vertu, le courage, la piété se dissolvent au parfum de ma bouche. J’accompagne l’homme pendant tous les pas qu’il fait ; — et au seuil du tombeau il se retourne vers moi !

  LA MORT

  Je te découvrirai ce que tu tâchais de saisir, à la lueur des flambeaux, sur la face des morts, — ou quand tu vagabondais au delà des Pyramides, dans ces grands sables composés de débris humains. De temps à autre, un fragment de crâne roulait sous ta sandale. Tu prenais de la poussière, tu la faisais couler entre tes doigts ; et ta pensée, confondue avec elle, s’abîmait dans le néant.

  LA LUXURE

  Mon gouffre est plus profond ! Des marbres ont inspiré d’obscènes amours. On se précipite à des rencontres qui effrayent. On rive des chaînes que l’on maudit. D’où vient l’ensorcellement des courtisanes, l’extravagance des rêves, l’immensité de ma tristesse ?

  LA MORT

  Mon ironie dépasse toutes les autres ! Il y a des convulsions de plaisir aux funérailles des rois, à l’extermination d’un peuple ; — et on fait la guerre avec de la musique, des panaches, des drapeaux, des harnais d’or, un déploiement de cérémonie pour me rendre plus d’hommages.

  LA LUXURE

  Ma colère vaut la tienne. Je hurle, je mords. J’ai des sueurs d’agonisant et des aspects de cadavre.

  LA MORT

  C’est moi qui te rends sérieuse ; enlaçons-nous !

  La Mort ricane, la Luxure rugit. Elles se prennent par la taille, et chantent ensemble :

  — Je hâte la dissolution de la matière !

  — Je facilite l’éparpillement des germes !

 
— Tu détruis, pour mes renouvellements !

  — Tu engendres, pour mes destructions !

  — Active ma puissance !

  — Féconde ma pourriture !

  Et leur voix, dont les échos se déroulant emplissent l’horizon, devient tellement forte qu’Antoine en tombe à la renverse.

  Une secousse, de temps à autre, lui fait entr’ouvrir les yeux ; et il aperçoit au milieu des ténèbres une manière de monstre devant lui.

  C’est une tête de mort, avec une couronne de roses. Elle domine un torse de femme d’une blancheur nacrée. En dessous, un linceul étoile de points d’or fait comme une queue ; — et tout le corps ondule, à la manière d’un ver gigantesque qui se tiendrait debout.

  La vision s’atténue, disparaît.

  ANTOINE

  se relève.

  Encore une fois c’était le Diable, et sous son double aspect : l’esprit de fornication et l’esprit de destruction.

  Aucun des deux ne m’épouvante. Je repousse le bonheur, et je me sens éternel.

  Ainsi la mort n’est qu’une illusion, un voile, masquant par endroits la continuité de la vie.

  Mais la Substance étant unique, pourquoi les Formes sont-elles variées ?

  Il doit y avoir, quelque part, des figures primordiales, dont les corps ne sont que les images. Si on pouvait les voir on connaîtrait le lien de la matière et de la pensée, en quoi l’Être consiste !

  Ce sont ces figures-là qui étaient peintes à Babylone sur la muraille du temple de Bélus, et elles couvraient une mosaïque dans le port de Carthage. Moi-même, j’ai quelquefois aperçu dans le ciel comme des formes d’esprits. Ceux qui traversent le désert rencontrent des animaux dépassant toute conception …

  Et en face, de l’autre côté du Nil, voilà que le Sphinx apparaît.

  Il allonge ses pattes, secoue les bandelettes de son front, et se couche sur le ventre.

  Sautant, volant, crachant du feu par ses narines, et de sa queue de dragon se frappant les ailes, la Chimère aux yeux verts, tournoie, aboie.

  Les anneaux de sa chevelure, rejetés d’un côté, s’entremêlent aux poils de ses reins, et de l’autre ils pendent jusque sur le sable et remuent au balancement de tout son corps.

 

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