M. CASIMIR, professeur de gymnastique
M. le Vicomte DE RUMPIGNY
Valentine DE GRÉMONVILLE
Thérèse, sœur de Valentine
Mme de GRÉMONVILLE
Mme DUVERNIER
La Vicomtesse DE MÉRILHAC
Victoire
Une domestique de Mme DE MÉRILHAC
Un domestique de Mme DE SAINT-LAURENT
Une fille de basse-cour
Une nourrice
Le spectacle a été créé à la Comédie de Genève,
le 20 mars 1984
Mise en scène : Benno Besson
Décor et costumes : Ezio Toffolutti
Avec :
Jacques Amiryan, Carlo Brandt, Evelyne Buyle, Franck Colini, Danièle Devillers, Catherine Eger, Hélène Friedli, Dominique Gay, William Jacques, Laurence Montandon, Roland Sassi, Ma thé Souverbie.
Assistants de mise en scène : Sima Dakkus et Dominique Serreau.
ACTE I
Scène 1
Mme DE MÉRILHAC
Amédée !
AMÉDÉE
Ma tante ?
Mme DE MÉRILHAC
As-tu fini d’écrire les noms de nos invités pour ce soir ?
AMÉDÉE
Oui, et de ma plus belle main ! en ronde superbe ! Brard et Saint-Omer auprès de moi...
Mme DE MÉRILHAC
Tu es capable d’avoir commis encore quelque bévue !
Voyons.
AMÉDÉE
Voyez ! (Il se lève tendant un des billets.)
Et d’abord notre nouveau ministre, Monsieur des Orbières...
Fallait-il mettre Son Excellence ?
Mme DE MÉRILHAC
Certainement !
AMÉDÉE
En toutes lettres ?
Mme DE MÉRILHAC
Non ! un S et un E, puis ministre : Son Excellence le ministre de...
(Pendant qu’Amédée, qui s’est rassis, écrit à part.)
Il l’est enfin ! il l’est...
AMÉDÉE
(donnant les autres billets au fur et à mesure)
Maintenant, voici les autres : Madame de Grémonville, Mademoiselle Valentine de Grémonville, Mademoiselle Thérèse de Grémonville, la considérable Madame Duvernier, son fils Monsieur Paul, et l’oncle, le vieux de la vieille, l’excellent général Varin des Ilots !
Mme DE MÉRILHAC
Parfait !
AMÉDÉE (ironiquement)
Vous croyez ? mais il manque quelqu’un.
Mme DE MÉRILHAC
Qui donc ?
AMÉDÉE
Et Gertrude ? Mademoiselle Gertrude ! est-ce que notre général peut s’en passer ? Ne faut-il pas qu’elle soit là pour le garantir du vent, de la pluie et du soleil, le forcer de mettre sa calotte de peur des rhumes et lui faire avaler son bouillon dès cinq heures, juste ? Il la mène, ou plutôt elle l’escorte partout, si bien qu’au jour de l’an je l’ai rencontré sur le boulevard en train de faire ses visites, côte à côte dans un cabriolet mylord avec sa bonne ; rien de plus folichon que leurs deux profils !
Mme DE MÉRILHAC
Faiblesse de vieillard ! N’importe ! Il nous a rendu service, un vrai service ; sans lui, Monsieur des Orbières ne serait pas maintenant au pouvoir ; c’est par son influence dans le comité de la Madeleine et les voix de ses vieux compagnons d’armes dont il dispose.
AMÉDÉE
Et où faut-il le placer, notre grand homme ? en face de vous n’est-ce pas ?
Mme DE MÉRILHAC
Pourquoi cela, en face ?
AMÉDÉE
Mais... Chère tante, sa longue habitude de venir ici tous les jours... l’autorité qu’il y possède... enfin, c’est comme le maître de la maison !
Mme DE MÉRILHAC
Je n’aime pas ce genre de plaisanteries, tu sais !
AMÉDÉE
Cela va de soi-même, pourtant ! et le rapport de vos deux personnes n’a rien que de naturel. Lui, c’est un homme de tribune et de gouvernement ; vous, vous êtes une femme...
académique, diplomatique et politique. Oh ! ne niez pas !
Plus d’une motion importante est sortie du boudoir de la rue Bellechasse !... Et quels raouts, miséricorde ! Des messieurs, convenables comme des domestiques du GrandHôtel, et qui dissertent sur la fusion des Centres, l’esprit du dernier cabinet, ou la meilleure assiette des impôts !
Le tout, bien entendu, d’après la direction du célèbre orateur, publiciste et homme d’Etat, Monsieur des Orbières...
et on appelle la comtesse de Mérilhac (il salue) son Egérie...
ce qui est un grand honneur pour vous, ou plutôt pour lui, chère tante.
Mme DE MÉRILHAC
Tu auras soin de te placer auprès de Valentine.
AMÉDÉE
Moi ? je veux bien.
Mme DE MÉRILHAC
Et tu tâcheras, n’est-ce pas, de surveiller un peu tes manières ? je tiens à ce que tu plaises.
AMÉDÉE
Je plais toujours ! Dans quel but, ce soir, tout particulièrement...
Mme DE MÉRILHAC
Je trouve qu’il faudrait quitter enfin la vie de garçon ; à cinquante ans, il n’est pas trop tôt de s’établir, de se marier.
AMÉDÉE
Moi ! me marier ! allons donc ! Un mariage, des enfants !
D’abord, je déteste les enfants, et quant à subir le joug d’une femme...
Mme DE MÉRILHAC
Fais ce que je te dis... Et tu mettras ton ami Paul près de Thérèse.
AMÉDÉE
Auriez-vous également, à son endroit, des intentions d’hyménée ?
Mme DE MÉRILHAC
Pourquoi pas ?
AMÉDÉE
Celui-là, je l’avoue, est de naissance prédestiné au mariage ; sa mère le gouverne comme un marmot, jusqu’à régler la longueur de sa barbe, interdiction de la cigarette, défense du bal masqué et privation de sortie après minuit ! Et, comme elle le contrecarre dans tous ses goûts, sans qu’il regimbe ! Avec Thérèse ce sera bien pire, car je la trouve, moi, une petite personne désagréable ; elle tient cela peutêtre de son père que l’on dit fou ? Ce bonhomme Grémonville ne vit pas avec sa femme.
Mme DE MÉRILHAC
Tu ferais mieux de ne pas répéter des cancans., pareils !
Du reste, je partage ton opinion sur Valentine (geste d’étonnement d’Amédée), elle est charmante, tandis que Thérèse, entre nous, me semble un peu nigaude, sans compter un caractère boudeur, avec un entêtement !
AMÉDÉE
Eh bien ! au lieu d’un maître, le pauvre garçon en aura deux ! Sera-t-il assez inspecté, et grondé, tiraillé, surmené !
Avant six mois il est fourbu, je parie ! (riant) Très drôle !
très drôle !
Scène 2
Mme DE MÉRILHAC
Exact comme un simple mortel !
M. DES ORBIÊRES (lui baisant la main)
C’est bien le moins, chère Madame. Depuis longtemps déjà j’aurais dû...
AMÉDÉE
Croyez, Monsieur le Ministre, que, pour ma part, je m’estime fort heureux...
M. DES ORBIÈRES
Bien, bien, mon jeune ami ! mais entre nous...
AMÉDÉE (prenant son chapeau de paille pour sortir)
On se comprend, Monsieur le Ministre, et comme je sais le prix de vos instants, j’aurais peur...
M. DES ORBIÈRES
Non !... pas le moins du monde !
AMÉDÉE
Si fait ! permettez ! D’ailleurs, il faut que j’aille pour ma tante...
M. DES ORBIÈRES
Oh ! alors...
AMÉDÉE (à part, en se retirant)
Que j’aie de très mauvaises manières, c’est possible ! mais je ne manque pas d’une certaine délicatesse ! (sur le seuil, au fond) Bénissez-moi, donc, vieux tourtereaux !
Scène 3
Mme DE MÉRILHAC
Eh bien ?
M. DES ORBIÈRES
Ah !... la
transition est jugée... un peu brusque ! on m’appelle renégat, on crie.
Mme DE MÉRILHAC
Laissez crier.
M. DES ORBIÈRES
Us ne veulent pas comprendre que mon entrée au pouvoir ne change en rien mes convictions, et que je suis toujours aussi libéral qu’auparavant.
Mme DE MÉRILHAC
C’est ce qu’il faut dire.
M. DES ORBIÈRES
Et même encore plus, peut-être.
Mme DE MÉRILHAC
Sans doute !... aussi je m’applaudis de vous avoir montré indirectement le chemin, et enlevé des scrupules qui prenaient leur cause, non pas dans l’insuffisance de votre coup d’oeil, grâce au ciel, mais dans l’exagération d’une probité...
M. DES ORBIÈRES
Une fois de plus, je m’incline. Et d’ailleurs, n’ai-je pas d’innombrables motifs pour admirer l’excellence de vos conseils ? Vous avez été pour moi un secours, une lumière, un dévouement continu, si bien qu’à chaque pas dans ma carrière, à chaque échelon de ma fortune j’ai senti se développer ma reconnaissance et grandir... ma tendresse.
Mme DE MÉRILHAC
Eh ! j’ai soixante-trois ans, mon ami !
M. DES ORBIÈRES
Pour moi, vous êtes toujours à la trentaine.
Mme DE MÉRILHAC
Flatteur !
M. DES ORBIÈRES
Non pas ! et vous calomniez votre âge ; c’est à cause de lui que je vous adore. Il faut que les caprices de la jeunesse soient disparus si nous voulons trouver dans une femme le plus fidèle, et le plus intelligent des amis !
Mme DE MÉRILHAC
Je ne suis qu’un reflet, le vôtre, vous le savez ; avocat, journaliste, député, j’ai suivi, j’ai partagé orgueilleusement tous vos triomphes, et à présent que vous êtes le Pouvoir, ce ne sont plus des paroles et des écrits que j’attends, mais des œuvres, de grandes choses ! Vous les ferez (geste de des Orbières), oh ! j’en suis sûre ! Pardon, une misère, j’oubliais ! avez-vous pensé à cette place d’inspecteur des Beaux-Arts pour le jeune Duvernier ?
M. DES ORBIÈRES
Toutes, malheureusement, sont prises.
Mme DE MÉRILHAC
Faites-en une autre !
M. DES ORBIÈRES
Il n’y a pas d’argent au budget !
Mme DE MÉRILHAC
Trouvez-en !
M. DES ORBIÈRES
Je vous répète que c’est impossible !
Mme DE MÉRILHAC
Ah ! n’importe, il me la faut !
M. DES ORBIÈRES
Mais, chère amie, quel est là-dedans votre intérêt ?
Mme DE MÉRILHAC
C’est que je marie mon neveu Amédée Peyronneau à Valentine de Grémonville.
M. DES ORBIÈRES (d’un air maussade)
Tiens ! pourquoi ?
Mme DE MÉRILHAC
Cela vous choque ? cependant la fortune de Valentine...
M. DES ORBIÈRES
Sans doute ! mais ce qui s’est passé autrefois à Toulouse ?
Madame de Grémonville, malgré ses grands airs de vertu...
(Geste de Mme de Mérilhac comme pour dire : je m’en moque.’) Permettez, je connais parfaitement l’histoire, et même, comme avocat, j’ai donné à Monsieur de Grémonville une consultation.
Mme DE MÉRILHAC
Alors, vous savez que Valentine a été avantagée par son père ?
M. DES ORBIÈRES
Oui ! je le sais ; mais quel rapport entre les demoiselles de Grémonville et une place pour Monsieur Duvernier ?
Mme DE MÉRILHAC
C’est afin de reconnaître dans la personne du neveu les services rendus par l’oncle.
M. DES ORBIÈRES
Eh ! le général n’est pas homme...
Mme DE MÉRILHAC
Pardon ! le général Varin des Ilots, soit embarras ou délicatesse, n’a pas osé vous la demander lui-même, mais il en a envie, j’en suis sûre, il me l’a dit. (à part) De cette façon-là, mon maître, vous serez bien forcé...
M. DES ORBIÈRES (se grattant l’oreille)
Diable ! diable !...
Mme DE MÉRILHAC
Cette place n’est pas considérable, la dot de Thérèse non plus, mais la place et la dot réunies donneront aux jeunes époux Duvernier un revenu fort honnête ; c’est un moyen d’équilibrer les choses, de rendre la position des deux sœurs égale, et, puisque je marie mon neveu à Valentine, de faire entrer Paul dans ma famille. D’ailleurs, cet exemple moralisera Amédée, et je ne vois pas, mon cher Ministre, que le Gouvernement serait bien malade quand vous dénicheriez dans les Beaux-Arts...
M. DES ORBIÈRES (avec empressement)
Il s’y connaît ?
Mme DE MÉRILHAC
Eh ! tout le monde s’y connaît !
M. DES ORBIÈRES
D’accord, mais...
Mme DE MÉRILHAC
Savez-vous ce qui vous retient ? la peur des journaux ! Ah !
quelle faiblesse !
M. DES ORBIÈRES
Il n’y a pas de faiblesse à respecter la loi. Est-ce que je peux, moi...
Mme DE MÉRILHAC
Ce que vous pouvez ? vraiment ! et vous êtes un homme !
Il faut avoir l’audace de sa faiblesse, mon ami, et le dédain brutal de l’opinion est parfois de l’habileté... Moi, quand je me suis vu des cheveux gris, j’ai poudré à blanc tout le reste, hardiment, ce qui m’a rendue plus jeune. Osez tout, et on vous trouvera fort... Ah ! vous êtes loin des grands modèles ! Le Cardinal de Richelieu, Monsieur de Talleyrand, et même Mirabeau, n’y auraient pas tant regardé !
M. DES ORBIÈRES (à part)
Quelle femme !
Mme DE MÉRILHAC (remontant)
Ce sera fait bientôt, n’est-ce pas ? On peut compter...
M. DES ORBIÈRES (derrière elle)
Ah ! je ne promets rien.
Mme DE MÉRILHAC
Allons donc ! vous vous moquez !
Scène 4
Mme DUVERNIER (minaudant)
Ah ! comtesse, quelle délicieuse résidence vous avez là !
Des fleurs, une pelouse, un étang, qui est un lac !... A
chaque détour d’allée un site nouveau, jusqu’à la façade de la maison !... Comme on reconnaît aux moindres choses...
(à Paul) Tu pourrais bien, par convenance, renforcer ce que je dis d’agréable, (haut) Non ! véritablement tout a un cachet !...
Mme DE MÉRILHAC
Vous me comblez ! (à M. des Orbières) Madame Duvernier, une de mes bonnes amies... Son fils, Monsieur Paul... (à Mme Duvernier) Permettez-moi de vous présenter notre ministre, Monsieur des Orbières.
MME DUVERNIER
Lui ! le ministre ! Ah ! Monsieur, quel immense honneur pour moi que de me trouver face à face avec un homme...
de votre capacité ! (à M”“ de Mérilhac, de manière à être entendue) un génie, et si simple !
M. DES ORBIÈRES (s’inclinant)
Madame !
Mme DUVERNIER (à Paul)
Trouve donc un compliment pour Son Excellence... l’occasion !
PAUL
Mais tout de suite, ce serait...
Mme DE MÉRILHAC (désignant Paul)
L’ami de mon neveu, le jeune homme dont...
M. DES ORBIÈRES
Ah ! fort bien ! Vous n’êtes pas un inconnu pour moi, Monsieur, et soyez persuadé...
(Il le prend par le coude et remonte avec lui doucement vers le fond ; les femmes restent au premier plan.)
Mme DE MÉRILHAC
Dépêchons-nous, pendant qu’ils causent plus loin ! Et d’abord, notre grand projet, que devient-il ?
Mme DUVERNIER
Le général a promis de tâter le terrain, j’aurai sa réponse prochainement, peut-être même aujourd’hui.
Mme DE MÉRILHAC
Monsieur votre fils doit être d’une impatience !
Mme DUVERNIER
Pourquoi ?
Mme DE MÉRILHAC
/> Amoureux comme il est !
Mme DUVERNIER
Mais non ! Je ne lui ai encore rien dit !
Mme DE MÉRILHAC
Alors que savez-vous si Thérèse...
Mme DUVERNIER
Oh ! il ne refusera pas une femme de ma main !
Mme DE MÉRILHAC
Voilà un fils modèle, chère Madame, recevez-en mes compliments.
Mme DUVERNIER
Pour être dans le vrai, certains indices, de ces petits détails peu importants par eux-mêmes, mais qui, réunis, ont leur signification, me donnent à croire que la jeune personne ne lui est pas indifférente. Pendant les visites que nous faisons aux dames de Grémonville, j’ai remarqué qu’il avait de la pâleur, avec des yeux !... Ah ! comtesse ! Quels yeux !
Ça me rappelle son pauvre père quand il était dans la même position, et je vous avoue que, à sa place, moi aussi c’est bien Thérèse que je choisirais... un agneau, du bon sens, pas évaporée, pas artiste, avec le goût naturel de l’économie, enfin une vraie femme d’intérieur, tout ce qu’il faut pour gagner la confiance d’une mère de famille, en être une elle-même !
Complete Works of Gustave Flaubert Page 448