Mme DE MÉRILHAC
Je la crois, comme vous, une jeune fille pleine de... qualités sérieuses, ce qui ne l’empêche pas, sans doute, d’en avoir au fond de plus brillantes, et que monsieur votre fils ne manquera pas de développer, tout naturellement, par sa place...
Mme DUVERNIER
Elle est donnée ?
Mme DE MÉRILHAC
Oh ! à peu près.
MME DUVERNIER
Si j’allais remercier Son Excellence ? qu’en dites-vous ?
Mme DE MÉRILHAC
Mais... oui ! ce sera une manière de l’engager. (Elles remontent vers la véranda ; les hommes, pendant qu’elles parlaient, ont descendu la scène jusqu’au milieu.) Et puis la nomination de Paul va devenir pour son mariage un argument décisif, je me fais un plaisir de l’apprendre, pendant le dîner, à Madame de Grémonville.
PAUL (se retourne vivement)
Ces dames de Grémonville dînent ici ?
Mme DUVERNIER (à Mme de Mérilhac)
Son secret lui échappe, vous voyez bien !
Mme DE MÉRILHAC
Le cri de la passion, en effet ! (à Paul, ironiquement) Oui, Monsieur, elles dînent ici, et je n’ai pas attendu que vous me dénonciez vos sentiments pour faire mes invitations.
(Les deux femmes, en riant légèrement, continuent à s’avancer vers M. des Orbières, Paul va pour les suivre.)
AMÉDÉE (l’arrêtant)
Eh ! laissez-les tripoter ensemble ! nous en aurons assez tout à l’heure pendant le festin ! J’imagine qu’il sera peu drôle, et je serai de même. D’abord, je me méfie toujours de ma tante dès qu’il y a des vierges aspirant au sacrement ; elle a voulu me placer à côté de Valentine.
PAUL (vivement)
Tu seras à côté d’elle, toi ?
AMÉDÉE
Oui ! et que le diable m’emporte si je trouve de quoi alimenter la conversation ! je n’ai rien à dire aux femmes honnêtes, moi ! Oh ! pas n’est besoin de surveillance ! Mais toi, pendant ce temps-là, mon gaillard, tu nageras en plein azur ?
PAUL
Comment ?
AMÉDÉE
Tu vas faire ta cour à la cadette, à Mademoiselle Thérèse.
PAUL
A Thérèse (il s’assombrit).
AMÉDÉE
Malin ! ne cache donc pas ton jeu ! tu l’aimes.
PAUL
Ah ! par exemple !
AMÉDÉE
Ta ta ta.
PAUL
Mais je te jure...
AMÉDÉE
Je te souhaite infiniment de plaisir !
PAUL
Oh ! ce n’est pas...
AMÉDÉE
Après tout, tu es libre, ça te regarde ! (Il pirouette sur ses talons et remonte la scène.)
PAUL (resté seul sur le devant)
Ah ! maudite timidité qui me rend toujours si malheureux !
Est-ce que jamais je ne me ferai connaître ! Pourquoi rougir de mon amour comme d’un crime ? il faudra bien pourtant que je prenne une résolution, et que ça finisse !
Scène 5
LE GÉNÉRAL
(Il est entré par la porte latérale, à droite, et après avoir regardé quelque temps avec inquiétude.)
Paul ! ah ! je te cherchais... Un mot ! Tu devrais prier ton ami Amédée d’avertir son domestique qu’il viendra peutêtre, ce soir, une dame me demander... en secret.
PAUL (étonné)
Mon oncle !
LE GÉNÉRAL
C’est tout bonnement Gertrude ! je n’ai pas voulu la faire manger à la cuisine, tu comprends ; elle est restée chez le traiteur du village, là, à côté, et si par hasard, pour une chose, ou pour une autre...
PAUL
Bien ! Bien !
LE GÉNÉRAL
Ainsi, je peux être tranquille, n’est-ce pas ?
Mme DUVERNIER (descendant précipitamment)
Mais c’est la voix du général ! je brûle...
LE GÉNÉRAL (saluant)
Madame... Comtesse, je dépose mes hommages... (vite)
Bonjour, Monsieur Peyronneau !... (donnant une poignée de main) Monseigneur, je vous salue.
M. DES ORBIÈRES
Le monseigneur doit bien des excuses à son général, d’abord de n’avoir pas répondu à sa lettre si flatteuse (l’entraînant un peu), puis, relativement à cette place pour Monsieur Paul Duvernier...
LE GÉNÉRAL
Une place ?
M. DES ORBIÈRES
Oui ! l’inspection !
LE GÉNÉRAL
Quelle inspection ?
M. DES ORBIÈRES
Celle enfin que vous avez demandée.
LE GÉNÉRAL
Moi ? demandée... à qui ?
M. DES ORBIÈRES
A Madame de Mérilhac.
LE GÉNÉRAL
Jamais de la vie !
M. DES ORBIÈRES (étonné, regardant Mme de Mérilhac)
Comment ?
Mme DE MÉRILHAC (bas à des Orbières)
Maladroit, vous le blessez. (Des Orbières remonte.)
LE GÉNÉRAL (s’avançant vers elle)
N’est-ce pas, comtesse, que je n’ai point...
Mme DUVERNIER (au général, l’arrêtant)
Mais, depuis deux heures, j’attends ! (Elle l’entraîne.) Eh bien, voyons, Madame de Grémonville, qu’a-t-elle dit ?
LE GÉNÉRAL
Je n’y vais pas par quatre chemins, vous savez ! je mène les choses rondement, à la hussarde ! j’ai donc fait la demande.
Mme DUVERNIER
Et ?
LE GÉNÉRAL
Madame de Grémonville l’a accueillie avec une satisfaction que j’ose dire visible, malgré un petit air de modestie ; la vérité même est qu’elle se rengorgeait !
Mme DUVERNIER
Ah ! le ciel soit loué !
LE GÉNÉRAL
Du reste, vous pouvez vous en assurer par vous-même, ces dames arrivent tout à l’heure, elles doivent être maintenant au bout du parc.
Mme DUVERNIER (à MME de Mérilhac)
Allons au-devant d’elles, ce serait plus poli, qu’en ditesvous ?
Mme DE MÉRILHAC
Volontiers. (appelant) Amédée ! tu nous accompagnes, c’est bien le moins qu’il y ait un homme pour offrir son bras à Madame de Grémonville.
AMÉDÉE
Oui ! je vous rejoins.
PAUL (,à part)
Si j’y allais aussi, moi ! Pourquoi pas ? en plein air, on est plus brave ; le bon vent d’été, le ciel bleu, les roses, les oiseaux, la nature immense autour de moi me soutiendra.
Quelque chose me dit même : en avant ! Je risque tout !
(Il sort très vite.)
Scène 6
AMÉDÉE
(regardant Paul s’éloigner, et haussant les épaules)
Encore un qui se précipite à l’abîme ! Pauvre garçon !
LE GÉNÉRAL
De quoi le plaignez-vous ?
AMÉDÉE
Eh ! de se marier ! il va se marier !
M. DES ORBIÈRES
C’est s’y prendre un peu jeune !
LE GÉNÉRAL
Certainement ! j’ai même fait là-dessus des représentations à Madame Duvernier : mais les femmes, vous savez, l’amour, le mariage !... et puis le mariage, l’amour ! elles ne sortent pas de là !
M. DES ORBIÈRES
Il y a d’autres buts cependant, et pour les atteindre il vaut mieux rester garçon.
AMÉDÉE
D’abord avec les femmes on n’est jamais indépendant.
LE GÉNÉRAL
Ni tranquille.
M. DES ORBIÈRES
Ni sûr de quoi que ce soit.
LE GÉNÉRAL
Croyez-vous, par exemple, qu’un militaire marié aura le même courage...
M. DES ORBIÈRES
Et qu’on puisse, au milieu de tracas pareils, mener, je suppose, une vie d’études, de cabinet ?
AMÉDÉE
Effectivement, il me sembl
e que je ne posséderais pas toutes mes facultés si j’avais une épouse.
M. DES ORBIÈRES
Le mal de notre temps, le voilà, Messieurs, la femme ! son influence nous étouffe, on la sent partout épandue, c’est le grand filet où se prennent les âmes ! L’homme libre y laisse sa force, et le penseur sa conscience !
LE GÉNÉRAL
Que je voudrais que Gertrude l’entendît !
M. DES ORBIÈRES
Eve, Circé, Dalilah, Hélène, Cléopâtre, Dubarry et bien d’autres prouvent assez que, depuis le commencement du monde, elles sont faites pour combattre l’idéal, humilier l’homme et perdre les empires !
LE GÉNÉRAL
Dans toutes les affaires criminelles, on trouve, au fond, une femme !
AMÉDÉE
Il est de fait qu’elles vous mènent souvent très loin.
M. DES ORBIÈRES
Aussi, moi, Messieurs, pour me conserver plus ferme dans la lutte, ardent au travail et sourd aux complaisances, j’ai poussé, comment dirais-je ? la circonspection... oui, c’est le mot... jusqu’à me priver d’une maîtresse !
LE GÉNÉRAL
Moi, en qualité de militaire, j’ai parcouru bien des pays, et j’ai eu... je peux maintenant le dire sans fatuité... pas mal de relations ! mais jamais, nom d’un petit bonhomme ! la moindre attache sérieuse.
(Il rit. On rit.)
AMÉDÉE
De la brune à la blonde ! libre comme l’air ! tout est là !
LE GÉNÉRAL
Et elles avaient beau, pour m’attendrir, employer leurs giries... (Il se détourne.)
Hein ? vous dites ?
UN DOMESTIQUE
(entré timidement depuis quelque temps, s’approche du général et lui présentant une regindote-pardessus)
C’est une dame qui veut que Monsieur le général mette sa redingote, à cause du frais.
LE GÉNÉRAL
(en lui faisant signe de se retirer, prend la redingote)
...Ça ne produisait aucun effet ! (Il passe une manche.) Je vous les envoyais bouler !... (Il a du mal à passer l’autre manche.)
AMÉDÉE (l’aidant)
Moi, comme enfant de Paris, je ne suis pas, vous pensez bien, sans avoir rencontré quelques bonnes fortunes... Des personnes ! oh ! j’en ai connu qui m’ont aimé beaucoup, et qui rêvaient un tas de choses... qui entreprenaient de me faire changer mes habitudes ! mais pas si bête ! un moment ! Aucune encore n’a pu aplatir cette boule-là, voyez-vous (montrant sa tête), pas même ma tante ! et Dieu sait qu’elle est forte, la comtesse.
M. DES ORBIÈRES (à part)
Après tout, rien ne m’empêche de commander un rapport sur son affaire ?... Une idée, notons-la. (Il tire un calepin de sa poche et écrit debout.)
AMÉDÉE (se frappant le front)
Ah ! saperlotte ! j’oubliais les dames de Grémonville !...
Quelle semonce ! (Il se précipite pour sortir.)
LE GÉNÉRAL (regardant au loin)
Inutile ! je crois que les voilà.
AMÉDÉE (même jeu)
Oui ! toutes les trois... et ma tante, et Madame Duvernier...
Cinq femmes ! comme ça tient de la place !
LE GÉNÉRAL
Avec la toilette qu’elles ont aujourd’hui, parbleu ! Et même je ne sais comment un homme peut y suffire !
D’autant plus que la simplicité, mon Dieu, un joli petit bonnet !...
M. DES ORBIÈRES
Autre signe des temps, général ; toute la valeur d’un siècle se reconnaît à la façon dont les femmes s’habillent. Aux époques viriles, pas d’étalage, nulle pompe ; vous les voyez glisser entre les événements, minces et fluettes, dans des sarraux ou des gaines. Mais que l’homme s’endorme et que les cœurs se relâchent, tout à coup leur coiffure se dresse à leur front comme une menace, leurs hanches s’élargissent dans des proportions formidables, elles débordent les voitures, elles font craquer les murailles ; on dirait qu’elles veulent toucher le ciel de leur front et abriter le monde avec leur jupe.
AMÉDÉE
Très bien !
LE GÉNÉRAL (serrant la main de M. des Orbières)
Vous me faites plaisir, quand vous parlez, vous ! non, là, sérieusement, vous me faites plaisir !
Scène 7
THÉRÈSE
(Elle entre par la droite avec des sanglots, une main sur le cœur, et s’appuyant aux lambris.)
Moi qui l’aimais tant ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !
Mme DUVERNIER (entre par la gauche, ébouriffée, furieuse)
Le misérable ! manquer à toutes les convenances ! sans égard pour sa pauvre mère !
THÉRÈSE
Faut-il que j’aie cru jusqu’à présent !...
Mme DUVERNIER
S’il m’avait prévenue, au moins ! mais non, là, tout à coup...
THÉRÈSE
C’est à en mourir de chagrin ! (Elle s’affaisse sur la causeuse.)
Mme DUVERNIER
Ah ! j’étouffe de rage ! (Elle tombe de l’autre côté, dans un fauteuil.)
LE GÉNÉRAL
Eh ! bon Dieu, chère Madame, si je pouvais...
M. DES ORBIÈRES
Mademoiselle, du calme, je vous en prie, du calme !
AMÉDÉE
Mais qu’y a-t-il ?
Scène 8
Mme DE GRÉMONVILLE
Rien ! une petite sotte !
PAUL
Un événement heureux.
VALENTINE
Oh ! bien heureux !
THÉRÈSE (redoublant de sanglots)
Pas pour moi toujours ! pas pour moi !
Mme DUVERNIER (à son fils)
Un procédé de ta part que je n’attendais guère, par exemple !
THÉRÈSE
Oh ! allons-nous-en.
Mme DE GRÉMONVILLE
Veux-tu bien ne pas pleurer !
THÉRÈSE
Je veux pleurer, moi ! je veux m’en aller !... non ! qu’on me laisse tranquille !... dans un couvent !
LE GÉNÉRAL
Mais elle va se faire du mal !
Mme DUVERNIER
Et moi ! j’en aurai bien sûr une fluxion de poitrine ! et rien que pour la mémoire de ton père...
Scène 9
Mme DE MÉRILHAC
Tout ce bruit, ces cris, je voudrais savoir...
(Paul se penche à l’oreille du général et lui parle bas sans qu’on l’entende.)
LE GÉNÉRAL (fait un bond en arrière)
Comment ! mais ce n’était pas ça ? voilà qui dérange tout !
ah ! fichtre !
M. DES ORBIÈRES (au général)
Quoi donc ?
LE GÉNÉRAL
(parle bas à l’oreille de M. des Orbières, puis désignant Mme de Mérilhac)
Je n’ose pas lui dire, mais dites-le, vous.
M. DES ORBIÈRES
Ah ! diable, c’est fort embarassant !
Mme DE MÉRILHAC
Mais, mon ami, pourquoi, dans ma maison, tous ces mystères ?
AMÉDÉE
(un peu auparavant, s’est rapproché de Paul qui lui a parlé à l’oreille, et sur le dernier mot de Mme de Mérilhac, gaiement)
Le mystère est bien simple, Paul a demandé et obtenu la main de Mademoiselle Valentine.
Mme DE MÉRILHAC (pousse un cri)
Valentine ! (se contraignant) J’en suis ravie... enchantée, certainement, (à Mme Duvernier) Vous aurez là, Madame, une belle-fille on ne peut mieux. (à Paul) Je vous félicite, Monsieur ! (tâchant de se remettre) La nouvelle de ces événements, quand on s’y intéresse, a toujours quelque chose qui impressionne.
UNE FILLE DE BASSE-COUR (entre, essoufflée)
Il y a là une dame qui veut à toute force parler au général.
LE GÉNÉRAL
On y va, sacrr... (Embarras général.)
AMÉDÉE
Qu’est-ce que vous avez donc à vous regarder tous sans rien dire ? Moi, par principe et caractère, je ne suis pas pour le mariage,
assurément ; mais quand c’est plus fort que vous, je trouve cela très bien et permets qu’on en use. Allons dîner ! (On se met en mouvement pour passer dans la salle à manger, d’une façon contrainte. Mme de Mérilhac, seule, en tête ; Mme de Grémonville au bras de Paul, Mme Duvernier au bras du général, Valentine au bras de M. des Orbières ; Thérèse, seule, après tous les autres ; enfin Amédée.
Il regarde les convives, et au public.) Pas de femme ! moi !
jamais de femme !
ACTE II
Scène 1
Mme DE GRÉMONVILLE
(fermant avec violence un secrétaire plein de papiers, registres de comptes, etc.)
Une pareille dépense pour quinze jours à Nice, c’est affreux !
VALENTINE
Il est vrai de dire qu’il ne m’a rien refusé !
Mme DE GRÉMONVILLE
Je crois bien !
Complete Works of Gustave Flaubert Page 449