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Complete Works of Gustave Flaubert

Page 451

by Gustave Flaubert


  PAUL

  Monsieur de Grémonville ? mais il n’a pas sa tête ! c’est un impotent, un malade !

  Mme DE MÉRILHAC

  Un homme séparé de sa femme, rien de plus... oui... à l’amiable, par incompatibilité d’humeur.

  PAUL

  Je comprends cela.

  Mme DE MÉRILHAC (baissant la voix avec malice)

  Certains bruits ont couru... qu’il est inutile de vous dire puisque vous n’en avez pas eu connaissance.

  PAUL

  Ah ! ah ! la belle-mère...

  Mme DE MÉRILHAC

  Qu’il vous suffise d’apprendre que Monsieur de Grémonville n’a jamais voulu voir Thérèse.

  PAUL

  Pourquoi ?

  Mrae DE MÉRILHAC

  De cette naissance date sa séparation, encore une fois !

  PAUL (soupirant largement)

  Oh ! oh !

  Mme DE MÉRILHAC (souriant)

  Tout s’efface, le temps met sur les choses une brume...

  commode. On a dit à propos de cet événement « maladie » ; Madame de Grémonville, sans l’affirmer, a laissé murmurer tout bas « démence » ; c’est une fiction désormais inattaquable, et qui s’est durcie aux années jusqu’à la consistance d’un fait. (regardant Paul qui réfléchit) Eh bien, qu’avez-vous donc ?... une histoire des plus ordinaires, il n’y a pas le moindre drame à chercher là-dessous, je vous en préviens, et si cette révélation vous affecte, je regretterai vivement d’avoir été entraînée à vous la faire.

  PAUL (revenant à lui)

  Non, non, au contraire.

  Mme DE MÉRILHAC

  Vous comprenez maintenant combien la situation de Thérèse...

  PAUL

  Pauvre enfant !

  MME DE MÉRILHAC

  Oui, pauvre !

  PAUL

  Mais que faire ? il faudrait que Valentine renonçât...

  Mme DE MÉRILHAC

  Prenez garde ! vous parlez contre vos intérêts.

  PAUL

  Il ne s’agit pas de mes intérêts, mais de justice ; elle finira peut-être par consentir.

  Mme DE MÉRILHAC

  C’est une éventualité douteuse.

  PAUL (réfléchissant)

  En effet !... Mais Monsieur de Grémonville lui-même pourrait bien...

  MME DE MÉRILHAC (à part)

  Oh ! l’y voilà !

  PAUL

  Pourquoi pas ? j’irai le trouver, ce père invisible ; c’est bien le moins qu’il fasse connaissance avec son gendre ; je lui parlerai, Madame.

  Vraiment ?

  PAUL

  Mais oui ! je partirai dès ce soir pour Toulouse.

  Mme DE MÉRILHAC

  Réfléchissez bien ! on se repent quelquefois de ces mouvements de générosité.

  PAUL

  Eh ! quand j’ai épousé Valentine, je n’ai rien vu derrière sa dot que la couleur de ses yeux et la qualité de son âme.

  Mme DE MÉRILHAC

  Vous êtes simplement sublime, cher Monsieur.

  PAUL

  Je ne commets rien de sublime en me refusant à jouir de la fortune de ma belle-sœur, je voudrais même par là affaiblir un peu la peine que lui a causée mon mariage, et je déplore, croyez-le, celle qu’il a pu indirectement vous faire.

  Mme DE MÉRILHAC

  Ma peine, à moi, est oubliée... (appuyant) bien que j’en regrette les conséquences.

  PAUL

  N’en parlons plus !

  Mme DE MÉRILHAC

  Du reste, elles ne sont pas irréparables ; tous les jours des nominations se trouvent retardées, empêchées même, pour une raison ou pour une autre, puis elles ont lieu, plus tard.

  Monsieur des Orbières me le disait encore ce matin : tout n’est pas perdu. (Elle lui tend la main pour partir.) Ainsi, à bientôt ! sans rancune ! Et puisque vous allez voir Monsieur de Grémonville, n’oubliez pas de lui représenter, pour mieux le fléchir, que c’est un parti fort avantageux. La position d’Amédée...

  PAUL

  Vous croyez donc absolument qu’il veut se marier ?

  Je m’en charge.

  PAUL

  La conversion, quoi que vous dites, me semble...

  Mme DE MÉRILHAC

  Bah ! dès que je le verrai...

  PAUL (à la cantonade)

  Amédée !

  Scène 7

  Mme DE MÉRILHAC

  Amédée !

  AMÉDÉE (jetant son cigare)

  Ma tante !

  PAUL

  Il se mourait de faim, je l’ai fait déjeuner.

  Mme DE MÉRILHAC

  Vous vous plaisez donc partout mieux que chez vous, mon pauvre neveu ! (le regardant) Ce teint, ces yeux rouges !

  vous avez encore joué toute la nuit, je parierais.

  AMÉDÉE

  Il faut que jeunesse se passe, chère tante.

  Mme DE MÉRILHAC

  Au train dont vous allez, prenez garde, elle ne se passe pas, elle se précipite, (le considérant avec anxiété) Mais vous êtes malade, Amédée ! Dites-moi, ne souffrez-vous pas ? vous vieillirez tout à fait, et j’ai véritablement peur...

  AMÉDÉE

  Moi ? Je me porte comme un régiment de cuirassiers.

  Mme DE MÉRILHAC

  Voyez donc sa figure, monsieur Paul !

  PAUL

  Un peu fatiguée, sans doute...

  Mme DE MÉRILHAC (à mi-voix, à Paul)

  J’étais aveugle de vouloir le marier, il est trop tard !

  PAUL

  Trop tard ?

  Mme DE MÉRILHAC

  Oh ! certainement.

  AMÉDÉE (piqué)

  Un point de gagné, au moins !

  Mme DE MÉRILHAC

  Comme vous le dites. Je vous conseillerai seulement de vous ménager un peu plus.

  AMÉDÉE

  Ah ça, vous me trouvez donc bien changé depuis quelques semaines ?

  Mme DE MÉRILHAC

  Je n’ai pas dit cela pour vous affecter, mon ami, n’en parlons plus ; j’aurais été heureuse, j’en conviens, de voir autour de vous les soins d’une épouse, le dévouement d’une famille, mais de deux choses l’une : ou je m’abusais étrangement l’autre jour, ou bien...

  AMÉDÉE

  Ou bien quoi ?

  MME DE MÉRILHAC

  Vous êtes à cette période de l’existence qui ne connaît plus la lenteur des transitions.

  AMÉDÉE

  Mais ne dirait-on pas à vous entendre que je suis un véritable octogénaire... quarante-neuf ans !

  Mme DE MÉRILHAC

  Cinquante.

  AMÉDÉE

  Quarante-neuf, ma tante.

  Mrae DE MÉRILHAC

  Cinquante, mon neveu.

  AMÉDÉE

  Et quand même, on se sent bien, je suppose ! Six mois de gymnastique et d’hydrothérapie, un peu d’équitation, plus de sommeil, et je vous garantis, moi, Amédée Peyronneau, de cinquante ans, que je serais encore homme à épouser, haut la main, qui bon me semble.

  PAUL (à part)

  Il se noie !

  MME DE MÉRILHAC

  Pourvu que ce ne soit pas une fille de vingt ans, comme j’avais la sottise de vous le proposer.

  AMÉDÉE

  Pourquoi donc ? en connaissez-vous de plus jeunes, ma tante ?

  Mme DE MÉRILHAC

  Vous n’avez pas la prétention, j’imagine, de descendre jusqu’à l’âge, par exemple, de Mademoiselle Thérèse de Grémonville ?

  PAUL

  Elle est pourtant fort bien.

  AMÉDÉE

  J’ai été accueilli par elle avec une sécheresse...

  Mme DE MÉRILHAC (à Paul)

  Et il prétend connaître les femmes !

  AMÉDÉE

  Hein ?

  Mme DE MÉRILHAC

  Rien. Vous avez peut-être raison, après tout ; Thérèse ne sera pas gênée, vous n’êtes plus guère, pour elle, dans la catégorie des hommes possibles.

  AMÉDÉE
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  J’ai dit sécheresse... pour froideur.

  Mme DE MÉRILHAC

  C’est la même chose.

  AMÉDÉE

  Voulez-vous parier que si je me donnais la peine de lui faire la cour, sérieusement...

  Mme DE MÉRILHAC

  N’allez pas vous permettre une aussi sotte plaisanterie.

  AMÉDÉE

  Comment, plaisanterie ? j’ai bien le droit de me diriger tout seul, je suis d’un âge...

  Mme DE MÉRILHAC

  Oh oui !

  AMÉDÉE (exaspéré)

  Mais vous feriez damner un saint, ma parole d’honneur !

  Voilà bien les femmes ! pendant trente ans, vous me poussez vers la mairie, j’arrive au seuil et tout à coup vous m’arrêtez sans même savoir si je veux y entrer.

  Mme DE MÉRILHAC

  Il n’y a vraiment aucune raison à tirer de lui !

  AMÉDÉE

  Ce n’est pas répondre.

  Mme DE MÉRILHAC

  M’en voulez-vous assez, monsieur mon neveu, pour me refuser l’honneur de votre compagnie jusque chez moi ?

  AMÉDÉE

  Je suis toujours à vos ordres, chère tante, mais c’est bien convenu, n’est-ce pas, j’entends me conduire absolument à ma guise.

  Mme DE MÉRILHAC (à Paul)

  Priez pour lui, monsieur Paul. Allons, beau Clitandre, être effervescent ! (bas, à Paul) Je le tiens !

  PAUL (à part, les regardant s’éloigner)

  On m’avait toujours assuré que le diable portait deux cornes et une queue !

  Scène 8

  PAUL

  Victoire, ma petite malle et mon nécessaire de voyage !

  VICTOIRE (du dehors)

  Oui, Monsieur.

  PAUL

  Il y viendra, Amédée ; quelles lâchetés les femmes vous font commettre ! (s’asseyant) J’en ai appris de bonnes aujourd’hui, et maintenant que je connais à fond ma belle-mère, si elle bronche... gare la première mouche qui va piquer !

  Ce voyage-là, c’est l’affaire d’une semaine... à peu près (calculant) oui, pas davantage. (Victoire entre, portant la malle et le nécessaire.)

  PAUL

  Ouvrez cela, Victoire, et voyez s’il ne manque rien.

  VICTOIRE

  Non, Monsieur... (elle ouvre) les deux limes, les ciseaux...

  (criant) Aïe !

  PAUL (se retournant)

  Qu’avez-vous ?

  VICTOIRE (pressant son doigt sur ses lèvres)

  Je me suis déchiré le doigt à une machine pointue !

  PAUL

  Est-ce que vous saignez ?

  VICTOIRE

  Un peu.

  PAUL

  (prenant les ciseaux et du taffetas dans le nécessaire)

  Attendez ! avec un morceau de taffetas d’Angleterre...

  VICTOIRE

  (minaudant et tenant toujours son doigt sur ses lèvres)

  Mais, Monsieur...

  PAUL (lui tendant le morceau de taffetas)

  Montrez-moi...

  VICTOIRE (se détournant avec coquetterie)

  Ça guérira tout seul.

  PAUL (impatienté)

  Donnez donc !

  VICTOIRE (rapprochant sa main avec lenteur et timidité)

  C’est que je n’osais pas, Monsieur !

  PAUL (collant le taffetas sur la déchirure)

  Voilà tout. (On sonne.)

  VICTOIRE (s’échappant comme effrayée)

  Ces dames !

  PAUL

  Eh bien, allez ouvrir, et prévenez François de ne pas dételer.

  VICTOIRE

  Oui, Monsieur. (Elle se dirige vers le fond.)

  PAUL (la rappelant)

  Ah ! vous n’avez pas besoin de dire que j’ai reçu la visite de cette dame.

  VICTOIRE (mystérieusement)

  Non, Monsieur.

  PAUL (la regardant s’éloigner)

  C’est qu’elle n’est pas mal, pour une servante ; j’avais une envie de la complimenter sur sa main.

  Scène 9

  Mme DE GRÉMONVILLE

  Ah ! une jolie journée ! c’est comme un fait exprès, une conjuration ! D’abord, chez Madame de Mérilhac, personne !

  elle était sortie, ou bien elle se cachait, n’importe !... et l’huissier du ministre, car j’ai tenu à le voir, ce monsieur-là, s’est mis le dos contre les deux battants pour m’empêcher...

  et on ne sait pas ce qui s’y passait, chez votre ministre.

  PAUL

  Ce n’est pas le mien, malheureusement.

  Mme DE GRÉMONVILLE

  Ni le mien, je vous assure.

  THÉRÈSE

  Moi, d’abord, je n’ai jamais pu le sentir.

  Mme DE GRÉMONVILLE

  La couturière, non plus, n’était pas chez elle, ni la veuve Lehérissé où j’allais pour prendre des renseignements, ni le vicaire que je voulais... Au moins, quand on n’est pas chez soi, on devrait le dire ! (apercevant la malle et le nécessaire de voyage) Tiens ! pourquoi cela ?

  PAUL

  Je suis forcé d’entreprendre un voyage.

  Mme DE GRÉMONVILLE

  Vous ?

  PAUL

  Pour mes affaires.

  Mme DE GRÉMONVILLE

  Quelles affaires ?

  PAUL

  Vous comprenez bien, Madame, que cette place qui m’échappe et la nouvelle situation qui m’est faite exigent le plus tôt des mesures...

  Mme DE GRÉMONVILLE

  Peut-on savoir au moins où vous allez ?

  Assez loin.

  Mme DE GRÉMONVILLE

  En Chine ?

  PAUL

  Cela se peut.

  Mme DE GRÉMONVILLE

  Voilà une plaisanterie d’un goût...

  THÉRÈSE

  Il faut convenir, Paul, que vous n’êtes guère poli.

  Mme DE GRÉMONVILLE

  Ainsi, vous refusez positivement de me dire...

  PAUL

  Eh bien, Madame, je vais dans le Midi.

  Mme DE GRÉMONVILLE

  Le Midi ? quelle idée ! pourquoi faire dans le Midi ? à Bordeaux ! sans doute, Marseille, Carpentras ?

  PAUL

  Mon Dieu, Madame, cette insistance...

  Mme DE GRÉMONVILLE

  Là, calmez-vous ! gardez vos secrets ! je n’ai pas l’habitude de contrarier les gens. Amusez-vous ! voyagez ! continuez vos fredaines !

  PAUL

  Mes fredaines !

  Mme DE GRÉMONVILLE (éclatant d’indignation)

  Croyez-vous que je n’aie pas vu ce qu’il y a dans la salle à manger ? les restes d’un repas, Monsieur, d’une orgie !

  jusqu’à trois carafons sur la table, avec deux tasses de café...

  du café au milieu de la journée, je vous demande un peu !

  THÉRÈSE

  Et une odeur de pipe !

  Mme DE GRÉMONVILLE

  Vraiment, je ne me figurais pas que dans ma maison...

  PAUL

  Votre maison ? ah ! permettez.

  Mme DE GRÉMONVILLE

  Et comme pour me narguer... en dépit de mes ordres...

  PAUL

  Les miens diffèrent.

  Mme DE GRÉMONVILLE

  Moi qui ai commandé toute ma vie, je ne changerai pas mes habitudes, je vous en préviens.

  PAUL

  Et moi qui n’ai jamais eu cet avantage, je désire en prendre d’autres.

  Mme DE GRÉMONVILLE

  C’est votre dernier mot, Monsieur ?

  PAUL

  Oui, Madame.

  Mme DE GRÉMONVILLE

  Mets ton manteau, Thérèse, nous ne coucherons pas une nuit de plus dans sa maison.

  PAUL

  C’est prendre bien vivement les choses.

  Mme DE GRÉMONVILLE

  Peut-être m’accordez-vous le droit de régler ma conduite personnelle comme bon me semble ?

  PAUL

  Je m’incline.

  VALENTINE

  Demain
! attends à demain ! où vas-tu aller ce soir ?

  Mme DE GRÉMONVILLE

  A Neuilly.

  Permettez au moins...

  Mme DE GRÉMONVILLE

  Merci de vos attentions... Adieu, ma fille, mes facultés baissent, je me fais vieille, tâche d’être plus heureuse que moi, mon enfant (plus bas) à moins que l’inutilité de tes complaisances ne te montre à quels abîmes peut nous entraîner notre faiblesse ! (Elle sort majestueusement avec Thérèse.)

  Scène 10

  VALENTINE

  Mais elle ne reviendra pas !... Qu’as-tu fait ?

  PAUL

  Je te prie instamment de rester ici, Valentine.

  VALENTINE (sanglotant)

 

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