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Complete Works of Gustave Flaubert

Page 454

by Gustave Flaubert


  LE DOMESTIQUE

  De la part de Monsieur Gaston de Rumpigny.

  Mme DE SAINT-LAURENT

  (iouvre l’écrin et en tire un bracelet))

  Ah ! ah ! très joli ! ravissant !... Et il n’a rien fait dire pour les courses ? vous ne savez pas qui a gagné ?

  LE DOMESTIQUE

  Non, Madame.

  Mnie DE SAINT-LAURENT

  Bien ! posez-le ici, je vais le prendre. (Elle sort par la droite, tandis que le domestique met le bracelet sur la console.)

  Scène 3

  LE DOMESTIQUE

  (seul ; il revient devant la glace et se mirant)

  Eh bien, non ! je porte assez d’aiguillettes pour être tout à fait dans le bon genre ! C’est elle qui se trompe, c’est jeune, ça commence... D’où sort-elle ? fière avec le monde, peu de relations, et pas de piano... petite origine ! Et cependant un certain chic naturel, du cheveu, de l’œil... Oh ! elle a de l’œil ! il y a peut-être là-dessous un avenir, et si ça voulait m’écouter...

  Scène 4

  PAUL (avec stupéfaction, en regardant le domestique)

  Comment ! un pareil costume !

  LE DOMESTIQUE (« ouvrant les bras)

  C’est Madame...

  PAUL

  Parbleu ! je le pense bien... Elle aura quelques personnes à souper, vous savez ?

  LE DOMESTIQUE (montrant le fond)

  Tout est prêt.

  PAUL

  (En se dirigeant vers la porte de droite pour aller trouver M”“ de Saint-Laurent, aperçoit l’écrin au milieu de la console, bondit dessus et rappelle le domestique qui allait sortir à gauche.)

  D’où vient ce bracelet ?

  LE DOMESTIQUE (embarrassé)

  Quel bracelet ?

  PAUL

  Celui-là que je tiens, et qui était sur la console.

  LE DOMESTIQUE

  C’est moi qui l’ai apporté, Monsieur.

  PAUL (furieux)

  Pas de mensonges ! Voyons !

  LE DOMESTIQUE

  C’est-à-dire que je l’ai apporté dans cette salle...

  PAUL (vivement)

  De la part de qui ?

  LE DOMESTIQUE

  Autant que je crois me rappeler...

  PAUL

  Dites le nom !

  LE DOMESTIQUE (avec mystère)

  Ça doit venir... de son professeur, Monsieur Népomucène Roch.

  PAUL (exaspéré)

  Impudent ! (Le domestique sort précipitamment.)

  Scène 5

  PAUL (seul)

  J’ai des démangeaisons de remercier Monsieur Roch sur la joue de Monsieur de Rumpigny ! (Il rejette violemment le bracelet, puis montrant la porte de droite.) Moi, jaloux de cette créature-là ? Dieu m’en garde !... seulement je mériterais des oreilles d’âne, si je ne m’étais couvert de dettes depuis sept mois (Il tire des papiers de sa poche et les froisse convulsivement.) que pour servir de cible aux impertinences d’un sot ! (Il remet vivement ses paperasses dans sa poche en entendant ouvrir la porte de droite.)

  Scène 6

  Mme DE SAINT-LAURENT (en costume somptueux)

  Vous m’attendiez, mon ami ?

  PAUL

  Voilà déjà deux fois que je viens ; dix femmes du monde s’habilleraient dans le temps que tu passes à mettre tes gants.

  MME DE SAINT-LAURENT

  Quoi ! je fais des frais pour vous plaire, et c’est tout ce que vous avez à me dire ?

  PAUL

  Ce n’est pas tout, (montrant la porte de gauche) Cette livrée !

  Mme DE SAINT-LAURENT (éludant la question)

  Allez-vous aussi me reprocher ma robe neuve ?

  PAUL

  J’adore les choses simples...

  Mme DE SAINT-LAURENT

  Vous ne disiez pas cela, il y a sept mois ! rien ne coûtait trop cher, vous m’admiriez, en toilette... je portais ces choses-là comme une duchesse ! Oh ! je connais vos goûts, vous avez beau vous débattre, je ne vais pas me négliger comme Madame, pour qu’un de ces quatre matins vous me traitiez de la même façon.

  PAUL (en colère)

  Je t’ai déjà défendu de prononcer, ici, le nom de ma femme.

  Mme DE SAINT-LAURENT

  Quelle humeur !

  PAUL

  J’y tiens !

  Mme DE SAINT-LAURENT

  A propos d’une malheureuse livrée...

  PAUL

  Laissons cela, je ne suis pas encore assez absurde pour te faire un crime de mes sottises ; si tu as des gens, une voiture, si, malgré le danger des rencontres, et au détriment de mes occupations, je t’accompagne à la promenade, au théâtre, partout où m’entraînent tes fantaisies, tu n’es pas coupable, c’est ma faute. Mais ce qu’en retour j’ai le droit d’exiger formellement, c’est que le nom de ma femme soit, ici, à couvert de toute insulte et le mien de tout ridicule.

  (Il montre le bracelet qui est tombé sous la console.)

  Mme DE SAINT-LAURENT

  (suivant des yeux la direction de son doigt, à part)

  Le bracelet !... je l’avais oublié ! (haut) Je ne vous comprends pas, mon ami.

  PAUL

  De qui, cela ?

  Mme DE SAINT-LAURENT (avec innocence)

  Mais... de vous... probablement ?...

  PAUL (avec rage)

  Ou de Monsieur Gaétan de Rumpigny !

  Mme DE SAINT-LAURENT (avec calme)

  Ah ! vous croyez ?... c’est possible...

  PAUL

  Comment ? possible ?

  Mme DE SAINT-LAURENT

  D’ailleurs, on peut interroger le domestique.

  PAUL

  Je le renverrai, le domestique. La maison entière est d’accord pour me tromper !

  Mme DE SAINT-LAURENT (haussant les épaules)

  Dans quel but ? tous les jours une femme reçoit des bracelets.

  PAUL

  Cela dépend !

  Mme DE SAINT-LAURENT

  Mais quand il viendrait de la personne que vous dites, ce n’est pas une raison pour le mépriser. (Elle le ramasse.)

  PAUL

  Tu oserais...

  Mme DE SAINT-LAURENT

  (mettant le bracelet à son bras)

  Je le dois dans l’intérêt de votre honneur, mon ami ! vous devenez vraiment d’une jalousie...

  PAUL (se défendant)

  Moi ?

  Mme DE SAINT-LAURENT (avec sentiment)

  Comme si je pouvais en aimer un autre, maintenant ! (à part, tandis qu’il se retourne au moment où elle veut l’embrasser) Ça le tient en haleine, cette peur-là !

  PAUL (serrant les poings)

  Une histoire qui aura une fin, je le jure !

  MME DE SAINT-LAURENT

  Vous voilà dans des dispositions charmantes pour le souper de garçon de ce pauvre Monsieur Amédée.

  PAUL

  Je voudrais qu’il fût au diable, son souper !

  Mme DE SAINT-LAURENT (joignant les mains)

  Un intime, le seul de vos amis qui connaisse le secret de notre bonheur ! (Elle l’embrasse.)

  PAUL (radouci)

  Amène-t-il quelqu’un avec lui ?

  Mme DE SAINT-LAURENT

  Je l’ignore ; aussi, pour ne pas nous trouver tous les trois en tête à tête, j’ai invité mon professeur de déclamation.

  PAUL

  Riche idée !... un imbécile !...

  Mrae DE SAINT-LAURENT

  Oh ! je sais bien que vous le détestez ; vous allez recommencer vos attaques contre mes idées de théâtre, n’est-ce pas ?

  PAUL (impatienté)

  Parbleu ! si j’avais voulu une actrice, je n’aurais pas choisi une femme de chambre.

  Mme DE SAINT-LAURENT (piquée)

  Les femmes de chambre de ma sorte sont du goût des personnes les plus distinguées ; je connais des gens qui vous valent, et qui auraient la délicatesse de ne pas me rappeler...

  PAUL (l’interrompant)

  Ces gens-là viennent-ils ce soir ?

  Mme DE SAI
NT-LAURENT

  Pourquoi pas ?

  PAUL (prenant son chapeau)

  Si la chose a lieu, je décampe.

  Mme DE SAINT-LAURENT (lui barrant le chemin)

  Vous ne ferez pas à votre ami Amédée un pareil affront, un tel jour...

  PAUL (croisant ses bras)

  Ainsi, tu as invité Monsieur de Rumpigny ?

  MME DE SAINT-LAURENT

  Amédée le connaît...

  PAUL (même jeu)

  Et je vais me voir condamné...

  MME DE SAINT-LAURENT (l’interrompant)

  Vous êtes bien injuste à son égard.

  PAUL

  C’est le moyen de ne pas être autre chose.

  Mme DE SAINT-LAURENT

  Ah ! mon Dieu ! (Elle feint de s’évanouir. On sonne.)

  PAUL (embarrassé)

  Allons pas de bêtises !

  Mme DE SAINT-LAURENT

  Vous me tuerez !

  PAUL

  Remets-toi !

  Mme DE SAINT-LAURENT

  Vous ne partirez pas ?

  PAUL

  Non, je reste ! j’aime autant rester après tout, et si ce faquin vient me braver impunément... (On sonne de nouveau.)

  MME DE SAINT-LAURENT

  (à Paul, d’une voix languissante)

  Les domestiques sont peut-être sortis, mon ami ?

  (Paul, après un instant d’hésitation, va ouvrir la porte.)

  Scène 7

  Mme DE SAINT-LAURENT

  Ah ! cet excellent monsieur Roch ! Soyez le bienvenu, monsieur Roch.

  M. ROCH

  (s’incline académiquement devant Paul, puis s’avançant, à pas mesurés, vers Mme de Saint-Laurent)

  Me permettrez-vous une légère observation, Madame !

  (geste de Mme de Saint-Laurent) Votre ah ! manque absolument de justesse. Votre ah ! peint l’étonnement, la surprise, comme si vous disiez, en ouvrant votre fenêtre :

  « Ah ! il pleut ! » tandis que dans la circonstance présente, où j’ai l’honneur d’être attendu de vous, votre ah ! ne peut être qu’un ah ! de contentement, de joie même :

  « Ah !... enfin !... cet excellent monsieur Roch ! » Bien, étalez « excellent ». « Soyez le bienvenu, monsieur Roch. »

  (se retournant vers Paul)

  Pardon, mille fois, Monsieur, mais ce sont ces nuances-là qui font la perfection !...

  (à Mme de Saint-Laurent, avec emphase)

  Bienvenu, le bienvenu monsieur Roch !... tous mots de valeur...

  PAUL (à part)

  Quel idiot !

  Mme DE SAINT-LAURENT (subjuguée)

  Sans flatterie, Monsieur, espérez-vous tirer quelque chose de votre élève ?

  M. ROCH

  (appuyé sur la jambe gauche, avançant un peu la droite, avec des gestes du bras et des inflexions savantes)

  J’en ai plus que l’espérance, Madame, j’en ai la certitude !

  (avec un aimable sourire) ne possédez-vous pas déjà la meilleure garantie de réussite... (se penchant vers elle) la beauté ?

  MME DE SAINT-LAURENT (flattée)

  Ah !

  M. ROCH (vivement)

  Très bien, ce ah ! là, très bien ! (s’approchant d’elle) Avezvous observé, Madame, comme je me suis posé, en vous parlant d’une façon vraie et agréable tout à la fois ? Point d’appui, la jambe gauche ; la droite un peu avancée, attitude favorable à la liberté du bras, à la bonne assiette de l’abdomen, et qui laisse aux poumons un développement plus facile... car il faut bien se pénétrer de ce principe, que la voix est le son produit par l’air quand il est chassé des poumons.

  PAUL (avec une admiration ironique)

  Vous croyez ?

  M. ROCH (se retournant vers Paul, avec énergie)

  Pas autre chose, Monsieur, pas autre chose ! (revenant à Mme de Saint-Laurent) Et avez-vous noté, vers la fin, cette légère inclination de la partie supérieure de mon corps, comme pour vous faire toucher du doigt la délicatesse du compliment ?

  Mme DE SAINT-LAURENT (avec admiration)

  C’est vrai, tout cela !

  M. ROCH (à Paul)

  Avec la permission de Monsieur, Madame peut nous donner un petit échantillon...

  PAUL (vivement)

  Pas ce soir ! nous sommes en vacances, monsieur Roch !

  vous voyez que je connais aussi les mots de valeur.

  Mme DE SAINT-LAURENT

  (bas à Paul, en lui faisant de gros yeux)

  De grâce, soyez raisonnable, taisez-vous !

  LE DOMESTIQUE

  Monsieur le vicomte de Rumpigny. (Il sort.)

  Scène 8

  Mme DE SAINT-LAURENT (à part, avec rêverie)

  Vicomte !

  M. DE RUMPIGNY

  (tenue complète de gandin ; il parle tout en marchant et en s’inclinant)

  De deux longueurs ! j’avais parié pour Giselle, une affaire certaine, un coup d’or ! et figurez-vous, Madame, que nous avons perdu de deux longueurs, (bas) Ravissante ! (se tournant vers Paul, avec un léger salut) Monsieur, j’ai l’honneur d’être...

  PAUL (assez sèchement)

  Moi de même !

  M. DE RUMPIGNY

  (pirouettant sur ses talons et se trouvant nez à nez avec M. Roch)

  Deux longueurs !

  M. ROCH (gravement)

  C’est énorme !

  M. DE RUMPIGNY (piqué)

  Plaît-il, Monsieur ?

  M. ROCH (souriant avec supériorité)

  Permettez ! moi, je ne juge des choses que d’après la façon dont elles sont dites, et (se tournant vers Mme de SaintLaurent) je suis bien aise de le faire remarquer à Madame, vos deux longueurs peuvent aller d’ici à la lune, (allongeant le mot en imitant M. de Rumpigny) Deux longueurs !

  M. DE RUMPIGNY (indigné)

  Mais Monsieur !...

  M. ROCH (imperturbable)

  Que si, légèrement, sans peser, vous eussiez dit : deux longueurs... (se retournant vers Mme de Saint-Laurent, avec une grande vitesse de prononciation) de deux longueurs, oh ! alors il n’y aurait pas une personne, ici présente, qui ne fût émue, qui ne fût saisie, si j’ose le dire, révoltée, en comparant cette grande trahison de la fortune avec l’exiguïté de la différence. (à demi-voix, à Mme de Saint-Laurent)

  Et toujours, pour point d’appui, le pied gauche.

  M. DE RUMPIGNY (bas, à Mme de Saint-Laurent)

  Quelle est cette brute ?

  Mme DE SAINT-LAURENT (bas, d’un air suppliant)

  Mon professeur de déclamation.

  M. DE RUMPIGNY (souriant)

  Ah ! très bien !

  PAUL (à part, avec inquiétude)

  Que peuvent-ils se dire ainsi tous les deux ?

  Scène 9

  AMÉDÉE

  (du dehors, donnant de grands coups de pied dans la porte)

  Ouvrez ! ouvrez !

  Mme DE SAINT-LAURENT (à Paul)

  Monsieur Amédée.

  M. ROCH

  (Il se précipite avant Paul pour ouvrir la porte du fond, et se heurte avec le domestique qui vient de la porte de gauche )

  Doucement donc ! (Le domestique ouvre la porte et sort.)

  AMÉDÉE

  (Il entre suivi de M. Casimir, il est chargé de deux énormes ananas.)

  Je n’ai pas voulu taper trop ; avec ma force, j’aurais défoncé les deux battants !

  M. CASIMIR (à part, boutonné jusqu’au cou)

  Il y a eu du feu, ici, on étouffe.

  AMÉDÉE

  (à Mme de Saint-Laurent, en inclinant sa tête entre les deux ananas)

  Salut, belle dame ! (bas) Tu n’as pas voulu, cruelle ! (haut, en se retournant) Monsieur de Rumpigny ! (Il salue.) Mon cher Paul, je ne tends pas la main, je n’ai que des branches !

  (bas, à Mme de Saint-Laurent, en lui désignant M. Roch)

  Peut-on compter sur cette redingote marron ?

  Mme DE SAINT-LAURENT (bas, en riant)

  Comme sur moi-même !

  AMÉDÉE (haut, a
vec joie, en soulevant les deux ananas)

  Very well !

  MME DE SAINT-LAURENT (à Paul)

  Sonnez le domestique, mon ami, Monsieur Peyronneau est plus chargé qu’une table de noce. (Paul appuie sur un timbre.)

  AMÉDÉE (réclamant)

  Moi ? vous plaisantez ! je les porte, à bras tendu, depuis la voiture (se tournant vers M. Casimir) n’est-ce pas, Casimir ? (le présentant à Mme de Saint-Laurent) Mon professeur de gymnastique, belle dame !

  M. CASIMIR (saluant militairement)

  Pour vous servir ! (à part) On étouffe !

  PAUL (à part)

  Quel monde ! quel monde ! c’est pour trouver cela que j’ai déserté ma maison !

  (Le domestique a pris les deux ananas, et les place au bout de la table, qu’il tire au milieu de l’appartement.)

  AMÉDÉE (regardant la pendule)

  Tiens ! une pendule qui retarde sur mon estomac d’une bonne heure ! (regardant la table toute servie) Quand nous serons prêts...

 

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