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Complete Works of Gustave Flaubert

Page 473

by Gustave Flaubert


  Puisque nous parlons d’histoire, à cent pas de là, en face le vieux château, se trouve la maison où fut surprise la duchesse de Berry en 1832. Le cœur se serre dans cette petite chambre nue tendue d’un sale papier gris et à peine éclairée par des carreaux jaunes. Nous vîmes la plaque derrière laquelle se cachèrent la princesse et ses compagnons ; on a peine à croire qu’ils y aient pu tenir. Toute cette demeure est discrète et froide, on n’y entend aucun bruit, point d’enfant qui joue ni de chien qui aboie. Habitée par deux vieilles filles dévotes, avec son étroite cour sombre, son allée humide, son escalier de bois qui se pourrit à la pluie, elle a quelque chose de découragé, de ruiné, de honteux comme si elle sentait jusque dans ses pierres l’amertume du souvenir.

  Il ne reste du vieux château que les deux tours d’entrée, celle dû pied-de-biche à gauche du pont-levis, celle de la boulangerie à droite. Il y a encore d à peu près intact un autre corps de logis percé de fenêtres de la fin du xve siècle, et dans la cour un vieux et beau puits orné d’un élégant couronnement de fer pour y suspendre des poulies. Des canons, cirés comme des bottes, sont rangés en ligne sur l’herbe à côté de boulets mis distinctement suivant leur calibre, comme les mètres de cailloux sur le bord des routes ; deux ou trois soldats couchés sur le dos dormaient tranquillement au soleil et sans doute rêvaient à quoi ? probablement que ce n’était ni au duc de Mercœur, qui fit bâtir le bastion de la Croix de Lorraine, maintenant délabré, ni au cardinal de Retz qui s’en évada, et pas davantage à la reine Anne qui se maria à Louis XII dans la chapelle du fer à cheval, convertie en poudrière. S’ils rêvaient, n’était-ce pas plutôt aux bonnes parties de boules que l’on faisait le dimanche après vêpres, au jour où ils apercevront le coq du clocher par-dessus les arbres de leur village ou à la payse qu’ils y ont laissée ? Il n’y a que les gens ayant pour métier de penser, qui se fourrent dans le cerveau les passions des époques disparues ; les braves gens ont assez des leurs ; ils font l’histoire — et nous, nous la lisons.

  Deux ou trois hommes en chemises chantaient dans la caserne en brossant leurs habits et en polissant les boutons de cuivre avec de la craie. Au second étage, sur le rebord d’une ravissante fenêtre carrée, un pantalon rouge, étalé tout ouvert, laissait tomber ses deux jambes le long du mur, et déployait avec une impudence bête son grand pont à doublure grise. Quand nous fûmes sortis du château, nous allâmes visiter le musée. Le conservateur, occupé dans un coin à peinturlurer quelque chose, se dé- rangea de sa besogne et vint officieusement lier avec nous une conversation artistique, mais bientôt nous ayant vus admirer un Delacroix, le brave homme remit sa casquette sur sa tête et nous tourna les talons, ce qui nous le fit suspecter de se livrer au paysage Bertin ou au genre histoire romaine, à grands renforts de lances en queue de billard et de casques en pots à l’eau. Nous sommes restés longtemps devant un tableau dans la vieille manière allemande, représentant une Adoration des Mages ; le dessin en est d’une naïveté presque iro- nique : un mage, vêtu d’une sorte de manteau d’évêque, se prosterne aux pieds du Christ avec un air si stupide et un front si déprimé qu’on croirait volontiers que c’est une malice du peintre ; il y a des nègres singuliers, ajustés dans des cale- çons rouges et couverts de colliers de corail ; à une fenêtre, des femmes et des hommes passent la tête et montrent une mine ébahie. Tout cela est vivant et drôle, heurté en tons rouges et verts (un peu comme la Tentation de Saint Antoine de Breu- ghel), intense d’expression, amusant de détail, original d’ensemble et d’un effet impossible à faire comprendre quand on ne l’a pas vu.

  Nous avons aussi remarqué la Scène de carnaval, Par Lancret. Dans une grande chambre boisée, une belle dame en corsage jaune et en jupon rose, avec de longues manches aux coudes, est entre un danseur et un pierrot qui l’invitent au menuet. Des deux côtés, sur des sièges, des amis sourient et causent. Au premier plan un petit enfant traîne un joujou ; c’est là une bonne maison où il fait chaud, une maison où l’on s’amuse ; on sent que dehors il pleut et que les masques courent dans la crotte, le temps est gris, un vrai temps de car- naval, on jouera tout à l’heure la comédie et l’on mangera ce soir des beignets.

  J’aime beaucoup aussi du même auteur un por- trait de la Camargo. Elle danse en plein vent, sur l’herbe, en robe de satin blanc avec des rubans bleus et des guirlandes de roses ; à sa droite un tambour remue ses baguettes et un fifre enfle ses joues ; à gauche un violon, un basson et une femme qui regarde. La Camargo ! quel nom ! est-ce qu’il n’est pas tout résonnant de grelots ver- meils ? est-ce qu’il ne vous envoie pas, comme dans une ritournelle folâtre, avec le vent chaud d’une jupe qui tourne, une odeur de poudre d’iris ou de jasmin d’Espagne et des aperçus de rotules blanches qui se raidissent sur des édredons de soie jaune dans un boudoir plein de porcelaines de Saxe et tout couvert de pastels ?

  L’antithèse, comme peinture, comme visage et comme idée, se trouve en face, dans ce portrait de femme qu’on attribue à’MurilIo. Elle est vêtue d’une robe bleue blanchie par l’usage ; ses che- veux noir de suie et mal peignés surplombent d’un ton mort sa figure verdâtre, sous son front bas et mélancolique ses yeux bruns retroussés vous envoient un regard idiotement profond qui déplaît tout en attirant ; à la main elle tient un petit livre, un livre de prières, elle passe sa vie dans les bas côtés de l’église, à l’ombre “humide des piliers, éblouie par les illuminations de l’autel, incessamment éperdue dans les emportements de l’amour mystique, et le soir elle rentre dans son grenier nu où elle a des apparitions de la Vierge et des voix d’anges qui l’appellent par son nom. Voici un rare et bon portrait, celui d’Elisabeth d’Angleterre, par Tibaldi. II faut renoncer, s’il n’est pas ressemblant, à se faire jamais une idée des gens que l’on n’a pas connus, ce qui serait triste vu que tous ceux que l’on connaît d’ordi- naire ne sont pas si récréatifs. Une prodigieuse fraise à gros tuyaux empesés, brodée d’un fil noir, enserre sa longue tête osseuse, aux pommettes saillantes et aux lèvres rouges ; son front pâle est droit, élevé et fièrement intelligent. Sous des sour- cils blonds, rares à leur jonction, ses grands yeux bleus, sortis, grands ouverts, roulent et regardent avec vivacité et réflexion ; le menton pointu, le bout du nez rond, la bouche avancée où l’on pres- sent des dents longues décèlent la férocité sen- suelle, tandis que la chevelure d’un blond roux, très montée et ondée en demi-cercles successifs, et ornée d’œillets rouges sur le côté gauche, lui donne un air raide et noble, un ragoût bizarre d’une distinction imposante. C’est celle-là qu’on appelait de son temps « l’émeraude des mers, la perle de l’Occident », et pour laquelle, jouant Ri- chard III, Shakespeare s’arrêta tout à coup afin de lui ramasser son mouchoir.

  Je donnerais bien le Villemain complet que j’ai acheté dans mon enfance, action insensée qui ne m’a pas fait interdire, ce qui prouve la débonnaireté de ma famille ; je donnerais aussi le cours de M. Saint-Marc Girardin que je conserve, comme dit René pour m’ôter à l’avenir tout mouvement de joie, j’y ajouterais même une vieille paire de babouches marocaines qui l’été m’est très commode, et de plus mes droits de citoyen, l’estime de mes compatriotes et le reste d’une bouteille de beau vernis qui commence à s’épaissir, oui, je donnerais tout cela de grand coeur et sur l’heure pour savoir le nom, l’âge, la demeure, la profession et la figure du monsieur qui a inventé pour les statues du musée de Nantes des feuilles de vignes en fer-blanc, qui ont l’air d’appareils contre l’onanisme. L’Apollon du Belvédère, le Discobole et un joueur de flûte sont enharnachés de ces honteux caleçons métalliques qui reluisent comme des casseroles. On voit, d’ailleurs, que c’est un ouvrage médité de longtemps et exécuté avec amour, c’est escalope sur les bords et enfoncé avec des vis dans les membres des pauvres plâtres, qui s’en sont écaillés de douleur. Par ce temps de bêtises plates qui court, au milieu des stupidités normales qui nous encombrent, il est réjouissant, ne fût-ce que par diversion, de rencontrer au moins une bêtise échevelée, une stupidité gigantesque. Ma
lgré tous mes efforts je ne suis parvenu à me rien figurer sur le créateur de cette pudique immondicité. J’aime à croire que le Conseil municipal en entier y a pris part, que MM. les ecclésiastiques l’avaient sollicitée, et que les dames l’ont trouvée convenable.

  Nous avons été ensuite au muséum d’histoire naturelle, maigre collection qui, je pense, n’est pas curieuse pour un savant, mais où il y a néanmoins une momie égyptienne, debout, à côté de son cercueil peint, des coraux tout roses, des coquilles nacrées et des crocodiles suspendus au plafond. Il y a aussi dans un bocal d’esprit-de-vin deux petits cochons unis ensemble par le ventre et qui, cabrés sur leurs pattes de derrière, relevant la queue et clignant des yeux, sont, ma foi, fort plaisants. Placés ainsi à côté de deux fœtus humains, de monstruosité analogue, ils en disent peut-être plus long que beaucoup de nos œuvres. Mais quel est celui qui saura voir, dans ces manifestations irrégulières de la vie, les expressions multiples et graduées de cet art inconnu, qui gît dans son immobilité mystérieuse au fond des océans, dans les profondeurs du globe, dans le foyer de la lumière, y variant les créations successives et perpétuant l’Être.

  Depuis six mille ans qu’il l’étudié, l’homme commence peut-être à épeler la première lettre de cet alphabet qui n’a pas d’oméga. Quand pourra-t-il lire une phrase ?

  Si ce que l’on appelle les monstruosités de la nature ont entre elles leurs rapports anatomiques, c’est-à-dire plastiques, et leurs lois physiologiques, c’est-à-dire nécessaires pour exister, pourquoi n’auraient-elles pas (partant de ce principe et dès lors nous plaçant dans ce monde qui paraît la négation du nôtre et qui, peut-être, en est bien le corollaire), pourquoi donc tout cela n’aurait-il pas sa beauté aussi, son idéal ? Les anciens ne le croyaient-ils pas ? et leur mythologie est-elle autre chose qu’un univers monstrueux et fantastique, revêtu de formes impossibles à notre nature et belles pourtant, tant elles sont justes en elles- mêmes et harmoniques l’une à l’autre ? N’adorez- vous pas les longs cheveux glauques des Naïades et la voix des Sirènes, gouffre de mélodie qui faisait tourbillonner les navires ? Qu’est-ce qui n’a pas trouvé la Chimère charmante, aimé sa narine de lion, ses ailes d’aigle qui bruissent et sa croupe à reflets verts ? — Ne croyez-vous pas, comme s’ils avaient existé, aux Satyres ricaneurs qui pas- saient leurs oreilles pointues derrière les bouquets de myrtes et dont les pieds de boucs tombaient en cadence la nuit sur le gazon des jardins ? — Et ces rêves-là, pas plus que ceux de la nature, n’ont été non plus créés par un homme, ni mis au monde en un jour ; comme les métaux, comme les ro- chers, comme les fleuves, comme les mines d’or, et comme les perles, ils ont sourdi lentement, goutte à goutte, se formant par couches successives, se produisant d’eux-mêmes et se tirant du néant par leur force interne. Nous les contemplons pareille- ment avec un ébahissement inquiet et rétrospectif, cherchant peut-être au delà du souvenir si, avant notre vie, comme eux aussi nous n’avons pas existé, si nos pensées n’ont pas cohabité dans une patrie commune avec ces pensées devenues formes, si le principe de notre forme à nous n’a pas couvé jadis au sein de la chrysalide univer- selle, avec la graine des chênes et les sources qui ont fait la mer.

  La belle chose qu’une tête de sauvage ! Je me souviens de deux qui étaient là, noires et luisantes à force d’être boucanées, superbes en couleurs brunes, avec des teintes d’acier et de vieil argent. La première (celle d’un habitant du fleuve des Amazones) porte des dents qu’on lui a enfoncées dans les yeux ; parée d’ornements d’un goût moui, couronnée de toutes sortes de plumages, et les gencives à nu, elle grimace d’une façon horrible et charmante ; à côté sont suspendus les colliers bigarrés de plumes d’oiseaux qu’autrefois dans la savane, quand elle criait et remuait, elle a pris sur les ennemis vaincus ; les colliers sont nombreux, ce qui prouve que c’était un brave, qui avait expédié beaucoup d’âmes à Areskoni, car ces petites choses-là sont l’inverse de nos mé- dailles de sauvetage. On a mis près d’elfe une tête d homme de la Nouvelle-Zélande, sans autre orne- ment que les tatouages qui l’ont engravée comme des hiéroglyphes et que les soleils que l’on dis- tingue encore sur le cuir brun de ses joues, sans autre coiffure que ses longs cheveux noirs, débou- clés, pendants, et qui semblent humides comme des branches de saule. Avec ses plumes vertes sur les tempes, ses longs cils abaissés, ses paupières demi-closes, elle a un air exquis de férocité, de volupté et de langueur. On comprend en la regar- dant toute la vie du sauvage, ses sensualités de viande crue, ses tendresses enfantines pour sa femme, ses hurlements à la guerre, son amour pour ses armes, ses soubresauts soudains, sa pa- resse subite et les mélancolies qui le surprennent sur les grèves en regardant les flots.

  Tout cela existe encore, ce n’est pas un conte, il y a encore des hommes qui marchent nus, qui vivent sous les arbres, pays où les nuits de noces ont pour alcôve toute une forêt, pour plafond le ciel entier. Mais il faut partir vite, si vous les vou- lez voir ; on leur expédie déjà des peignes d’é- caille et des brosses anglaises pour nettoyer leur chevelure, écumeuse de la sueur des courses, plaquée de rouge par le sang caillé des bétes féroces ; on leur taille des sous-pieds pour les pantalons qu’on leur fait ; on leur prépare des lois pour les villes qu’on leur bâtit ; on leur envoie des martres d’école, des missionnaires et des journaux.

  Nous évitons généralement ce qu’on a soin de nous indiquer comme curieux, ainsi nous n’avons vu ni la colonie de Mettray, près Tours, ni l’hô- pital des fous, à Nantes, ni les forges d’Indret, ni le fort Penthièvre, ni le phare de Belle-Isle et nous ne sommes pas encore entrés dans aucun des beaux cafés des villes où nous passons, mais nous sommes allés à Clisson. Sur un coteau au pied duquel se joignent deux rivières, dans un frais paysage égayé par les claires couleurs des toits en tuiles abaissés à l’ita- lienne et groupés là ainsi que dans les croquis d’Hubert, près d’une longue cascade basse qui fait tourner un moulin, tout caché dans le feuillage, le château de Clisson montre sa tête ébréchée par-dessus les grands arbres. A I’entour, c’est calme et doux. Les maisonnettes rient comme sous un ciel chaud ; les eaux font leur bruit, la mousse floconne sur le courant où se trempent de molles touffes de verdure. L’horizon s’allonge, d’un côté, dans une perspective de prairies et, de l’autre, remonte tout à coup, enclos par un vallon boisé dont le flot vert s’évase et descend jusqu’en bas.

  Quand on a passé le pont et qu’on se trouve au pied du sentier raide qui mène au château, on voit, debout, hardi et dur sur le fossé où il s’appuie dans un aspect vivace et formidable, un grand pan de muraille tout couronné de mâchicoulis éventrés, tout empanaché d’arbres et tout tapissé de lierres dont la masse ample et nourrie, découpée sur la pierre grise en déchi- rures et en fusées, frissonne au vent dans toute sa longueur et semble un immense voile vert que le géant couché remue, en rêvant, sur ses épaules. Les herbes sont hautes et sombres, les plantes sont fortes et dardues ; le tronc des lierres, noueux, rugueux, tordu, soulève les murs comme avec des leviers, ou les retient dans le réseau de ses branchages. Un arbre vert a percé l’épaisseur de la muraille et, sorti horizontalement, suspendu en l’air, a poussé tout à l’aise l’irradiation de ses rameaux. Les fossés dont la pente s’adoucit par la terre qui s’émiette des bords et par les pierres qui tombent des créneaux ont une courbe profonde, et la porte, avec sa vigoureuse ogive un peu cintrée et ses deux baies servant à relever le pont-levis, a l’air d’un grand casque qui regarde par les trous de sa visière.

  Entré dans l’intérieur, vous êtes surpris, émerveillé par le mélange des ruines et des arbres, la ruine faisant valoir la jeunesse verdoyante des arbres, et cette verdure rendant plus âpre la tristesse de la ruine. Voilà bien l’éternel et beau rire, le rire éclatant de la nature sur le squelette des choses ; toutes les insolences de sa richesse, la grâce profonde de ses fantaisies, les envahissements de son silence. Un enthousiasme grave vous prend à l’âme ; on sent que la sève coule dans les arbres et que les herbes poussent,
en même temps que les pierres s’écaillent et que les murailles s’affaissent. Un art sublime a arrangé, dans l’accord suprême des discordances secondaires, la forme vagabonde des lierres au galbe sinueux des ruines, la chevelure des ronces au fouillis des pierres éboulées, la transparence de l’air aux sail- lies résistantes des masses, la teinte du ciel à la teinte du sol, et vous en tressaillez intérieurement comme si cette double vie fonctionnait en vous-même, tant survient, brutale et immédiate, la per- perception de ses harmonies et la conscience de ses développements.

 

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