Au pied de deux grands arbres dont les troncs s’entre-croisent, un jour verdâtre passe sur la mousse, et le dôme des feuilles vous rabat une claire lumière qui, largement, illuminant tous ces débris, en épaissit les ombres et en dévoile toutes les finesses.
On s’avance, on s’en va, errant le long des barbacanes, passant sous les arcades qui s’éventrent et d’où s’épand quelque longue plante frissonnante. Les voûtes comblées qui contiennent des morts résonnent sous vos pas ; les lézards courent sous les broussailles, les insectes grimpent contre les murs, le ciel brille et la ruine assoupie continue son sommeil.
Avec sa triple enceinte, ses donjons, ses cours intérieures, ses mâchicoulis, ses souterrains, ses remparts mis les uns sur les autres, comme écorce sur écorce et cuirasse sur cuirasse, le vieux château des Clisson se peut reconstruire en entier et réapparaître pour nous. Le souvenir des rudes existences d’autrefois en découle comme de lui-même, avec l’émanation des orties et la fraîcheur des lierres.
De longues traînées noires montent encore en diagonales le long des murs, comme au temps où flambaient les bûches dans les cheminées larges de dix-huit pieds. Des trous symétriques alignés dans la maçonnerie indiquent la place des étages où l’on arrivait jadis par ces escaliers tournants qui s’écroulent et qui ouvrent sur l’abîme leurs portes vides. Quelquefois un oiseau, débusquant de son nid accroché dans les ronces, au fond d’un angle sombre, s’abaissait, les ailes étendues, et passait par l’arcade d’une fenêtre pour s’en aller dans la campagne.
Au haut d’un pan de muraille élevé, nu, gris, sec, des baies carrées, inégales de grandeur et d’alignement, laissaient éclater à travers leurs barreaux croisés le bleu vif du ciel qui tirait l’œil à lui par la séduction de sa couleur. Les moineaux dans les arbres poussaient leur cri aigre et répété. Une vache broutait, qui marchait là dedans comme dans un herbage, épatant sur l’herbe sa corne fendue.
Il y a une fenêtre, donnant sur une prairie que l’on appelle la prairie des Chevaliers. C’était, de dessus ces bancs de pierres entaillées dans l’épaisseur de la muraille, que les grandes dames d’alors pouvaient voir les chevaliers entrechoquer le poitrail bardé de fer de leurs chevaux et la masse d’armes descendre sur les cimiers, les lances se rompre, les hommes tomber sur le gazon. Par un beau jour d’été comme aujourd’hui, peut-être, quand ce moulin qui claque sa cliquette et met en bruit tout le paysage n’existait pas, quand il y avait des toits au haut de ces murailles, des cuirs de Flandre sur ces parois, des lames de corne à ces fenêtres, moins d’herbe, et des voix et des rumeurs de vivants, oui, là, plus d’un cœur, serré dans sa gaine de velours rouge, a battu d’angoisse et d’amour. D’adorables mains blanches ont frémi de peur sur cette pierre que recouvrent maintenant les orties, et les barbes brodées des grands hennins ont tressailli dans ce vent qui remue les bouts de ma cravate et qui courbait le panache des gentilshommes.
Nous sommes descendus dans le souterrain où fut enfermé Jean V. Dans la prison des hommes nous avons vu encore au plafond le grand crochet double qui servait à pendre ; et nous avons touché avec des doigts curieux la porte de la prison des femmes. Elle est épaisse de quatre pouces environ, serrée avec des vis, cerclée, plaquée et comme capitonnée de fers. Par le petit guichet grillé pratiqué au milieu on jetait dans la fosse ce qu’il fallait pour que la condamnée ne mourût point, car la porte, bouche discrète des plus terribles confidences, était de celles qui se ferment et ne s’ouvrent pas. Quel bon temps pour la haine ! Quand on haïssait quelqu’un, quand on l’avait enlevé dans une surprise, ou pris en trahison dans une entrevue, mais quand on l’avait enfin, qu’on le tenait, on pouvait à son aise le sentir mourir d’heure en heure, de minute en minute,compter ses angoisses, boire ses larmes, On descendait dans son cachot, on lui parlait, on marchandait son supplice pour rire de ses tortures, on débattait sa rançon ; on vivait sur lui, de lui, de sa vie qui s’éteignait, de son or qu’on lui prenait. Toute votre demeure, depuis le sommet des tours jusqu’au pied des douves, pesait
sur lui, l’écrasait, l’ensevelissait ; et les ven- geances de famille s’accomplissaient ainsi, dans la famille, et par la maison elle-même qui en constituait la force et en symbolisait l’idée.
Quelquefois, cependant, quand ce misérable était un grand seigneur, un homme riche, quand il allait mourir, quand on en était repu et que les larmes de ses jeux avaient fait à la haine de son maître comme des saignées rafraîchissantes, alors on parlait de le relâcher. Le prisonnier pro- mettait tout : il rendrait ses places fortes, il re- mettrait les clefs de ses meilleures villes, il don- nerait sa fille en mariage, il doterait des églises, il irait à pied au Saint-Sépulcre. Et de l’argent ! de l’argent encore ! II en ferait plutôt faire par les juifs ! Donc on signait le traité, on le contre- signait, on l’antidatait ; on apportait les reliques, on jurait dessus, et le prisonnier revoyait le soleil. II enfourchait un cheval, partait au galop, rentrait chez lui, faisait baisser la herse, convoquait ses gens et décrochait son épée. Sa haine éclatait au dehors en explosions féroces. C’était le moment des colères terrifiantes et des rages victorieuses. Le serment ? le pape vous en relevait, et pour la rançon, on ne la payait pas.
Lorsque Clisson fut enfermé dans le château de l’Hermine, il promit pour en sortir cent mille francs d’or, la restitution des places appartenant au duc de Penthièvre, la non-exécution du ma- riage de sa fille Marguerite avec le duc de Pen- thièvre. Et, dès qu’il fut sorti, il commença par attaquer Chatelaudren, Guingamp, Lamballe et Saint-Malo, qui furent pris ou capitulèrent. Le duc de Penthièvre se maria avec sa fille, et quant aux cent mille francs d’or qu’il avait soldés, on les lui rendit. Mais ce furent les peuples de Bretagne qui payèrent. 1
Lorsque Jean V fut enlevé, au pont de Loroux, par le comte de Penthièvre, il promit une rançon d’un million ; il promit sa fille aînée, fiancée déjà au roi de Sicile. II promit Moncontour, Sesson et Jugon, et ne donna ni sa fille, ni l’argent, ni les places fortes. Il avait fait le vœu d’aller au Saint- Sépulcre. II s’en acquitta par procureur. II avait fait voeu de ne plus lever ni tailles ni subsides ; le pape l’en dégagea. II avait fait vœu de donner à Notre-Dame de Nantes son pesant d’or ; mais comme il pesait près de deux cents livres, il resta fort endetté. Avec tout ce qu’il put ramasser et prendre, il forma bien vite une ligue et força les Penthièvre à lui acheter cette paix, qu’ils avaient vendue.
De l’autre côté de la Sèvre, et s’y trempant les P’eds, s’étend sur la colline le bois de « la Ga- renne », parc très beau de lui-même, malgré ses beautés factices. M. Lemot (le père du proprié- t^re actuel), qui était un peintre de l’Empire et uu artiste lauréat, a travaillé là du mieux qu’il a Pu à reproduire ce froid goût italien, républicain, romain, si fort à la mode du temps de Canova et de madame de Staël. On était pompeux, gran- diose et digne. C’était le temps où on sculptait des urnes sur les tombeaux, où l’on vous peignait en manteau et chevelure au vent, où Corinne chantait sur sa lyre, à côté d’Oswald qui a des bottes à la russe, et où il fallait enfin qu’il y eût sur toutes les têtes beaucoup de cheveux épars et dans tous les paysages beaucoup de ruines.
Ce genre noble ne manque pas à la Garenne. II y a un temple de Vesta et, en face, un temple à l’Amitié, grand tombeau renfermant deux amis (M. Lemot et le sénateur Cacot), ce qui fait pas- ser un peu par-dessus le ridicule du nom qu’ils ont choisi pour leur boîte commune. Ne nions pas, en effet, les sentiments prétentieux et les enthousiasmes déclamatoires, on peut pleurer de bonne foi tout en arrondissant gracieusement Je coude pour tirer son mouchoir, faire une pièce de vers sur un bonheur ou un malheur quel- conque et le faire sentir aussi bien que ceux qui n’en font pas, et il n’est pas encore absolument prouvé qu’il soit impossible d’aimer la femme que l’on appelle sa déité ou son bel ange d’amour.
Les inscriptions, les rochers composés, les ruines artificielles sont prodigués ici avec naïveté et conviction. Sur un morceau de granit, on lit c
et illustre vers de Delille :
Sa masse indestructible a fatigué le temps.
Plus loin, vingt vers du même Delille ; ailleurs, sur une pierre taillée en forme de tombe : In Ar- cadia ego, non-sens dont je n’ai pu découvrir l’in- tention. Mais toutes les richesses poétiques sont réu- nies dans la grotte d’Héloïse, sorte de dolmen naturel sur le bord de la Sèvre.
(#) “Ce que nous éprouvons dans ces lieux, dit M. Richer, auteur d’un voyage dans la Loire-Infé- rieure, Héloïse l’a éprouvé, elle a senti, admiré, et rêvé comme nous. » Eh bien, je l’avoue, je ne suis pas comme M. Richer ni comme Héloïse, j’ai senti peu de chose, je n’ai admiré que les arbres, trouvant que la grotte qu’ils ombragent serait très congruante pour y déjeuner, l’été, en compagnie de quelques amis etd’Héloïses quelconques, d’au- tant que la proximité de l’eau permettrait d’y mettre rafraîchir les bouteilles, et je n’ai rien rêvé du tout. Mais il y a des gens heureux, des gens bien doués, sensibles, imaginatifs, qui sont tou- jours à la hauteur des circonstances, qui ne man- quent pas de pleurer à tous les enterrements, de rire à toutes les noces, et d’avoir des souvenirs devant toutes les tuiles cassées et toutes les bi- coques non construites à la mode du jour. Ceux- là vous disent que la vue de la mer leur inspire de grandes pensées et que la contemplation.d’une forêt élève leur âme vers Dieu. Ils sont tristes en regardant la lune, et gais en regardant la foule. « Ce nom consacré, continue M. Richer, c’était lui seul que cette grotte devait offrir. L’inscription qu’on y lit est peut-être inutile, car le sentiment est toujours plus prompt que la parole. » Quoique
Inédit, pages 71 à 73. je sois volontiers de l’avis de M. Richer et que je pense comme lui que l’inscription n’était pas utile, je ne peux cependant résister au plaisir de la transcrire.
Héloïse peut-être erra sur ce rivage,
Quand aux yeux des jaloux dérobant son séjour
Dans les murs du Pollet elle vint mettre au jour
Un fils, cher et malheureux gage De ses plaisirs furtifs et de son tendre amour.
Peut-être en ce réduit sauvage, Seule plus d’une fois elle vint soupirer Et goûter librement la douceur de pleurer.
Peut-être, sur ce roc assise,
Elle rêvait k son malheur. J’y veux rêver aussi ! j’y veux remplir mon cœur
Du doux souvenir d’Héloïse.
Et ià-dessus le visiteur ingénu s’efforce à se figurer Héloïse errante sur ce rivage avec le petit Astrolabe qu’elle tient par la main, il s’apitoie sur le résultat de ses plaisirs furtifs et de son tendre amour ; il est vrai que si l’idée du tendre amour l’afflige, le tableau des plaisirs furtifs le ragaillardit un peu ; il tâche de trouver sauvage ce réduit, il ne s’en doutait pas tout à l’heure, mais cependant if fe trouve sauvage en effet ; enfin if fa voit pleu- rant sur le roc assise, rêvant à son malheur, et il veut rêver aussi, il veut remplir son cœur du doux souvenir d’Héloïse. II le remplit donc ou du moins il fait tout son possible pour le remplir. Mais non, il ne le remplit pas assez, il ne le remplit pas à son gré, il voudrait l’en remplir tout à fait, l’en combler, l’en bourrer, l’en faire craquer... n’importe ! II s’en retourne, écrit son nom sur l’album du concierge, tire sa pièce de 3o sols et part heureux : il a eu des émotions, il a eu des souvenirs.
Pourquoi donc a-t-on fait de cette figure d’Hé- •oïse, qui était une si noble et si haute figure, quelque chose de banal et de niais, le type fade de tous les amours contrariés et comme l’idéal étroit de la fillette sentimentale ? Elle méritait mieux pourtant, cette pauvre maîtresse du grand Abélard, celle qui l’aima d’une admiration si dévouée, quoiqu’il fût dur, quoiqu’il fût sombre et qu’il ne lui épargnât ni les amertunes ni les coups. Elle craignait “de l’offenser plus que Dieu même, et désirait lui plaire plus qu’à lui ». Elle ne voulait pas qu’il l’épousât, trouvant que « c’était chose messéante et déplorable que celui que la nature avait créé pour tous... une femme se l’ap- propriât et le prit pour elle seule... », sentant, di- sait-elle “plus de douceur à ce nom de maîtresse et de concubine qu’à celui d’épouse, qu’à celui d’impératrice », et, s’humiliant en lui, espérant gagner davantage dans son cœur.
O créatures sensibles, ô pécores romantiques qui, le dimanche, couvrez d’immortelles son mau- solée coquet, on ne vous demande pas d’étudier ‘a théologie, le grec ni l’hébreu dont elle tenait école, mais tâchez de gonfler vos petits cœurs et d élargir vos courts esprits pour admirer dans son Nîtelligence et dans son sacrifice tout cet immense amour. Le parc n’en est pas moins un endroit dés- agréable. Les allées serpentent dans le bois taillis, les touffes d’arbres retombent dans la rivière. On entend l’eau couler, on sent la bonne odeur des feuilles. Si nous avons été irrités du mauvais goût qui s’y trouve, c’est que nous sortions de Clisson qui est d’une beauté si solide et si simple, et puis que ce mauvais goût, après tout, n’est plus notre mauvais goût à nous autres. Mais d’ailleurs, qu’est- ce donc que le mauvais goût ? N’est-ce pas inva- riablement le goût de l’époque qui nous a pré- cédés. Tous les enfants ne trouvent-ils pas leur père ridicule ? Le mauvais goût du temps de Ron- sard, c’était Marot ; du temps de Boileau, c’était Ronsard ; du temps de Voltaire, c’était Corneille, et c’était Voltaire du temps de Chateaubriand que beaucoup de gens, à cette heure, commencent à trouver un peu faible. O gens de goût des siècles futurs, je vous recommande les gens de goût de maintenant. Vous rirez un peu de leurs crampes d’estomac, de leurs dédains superbes, de leur prédilection pour le veau et pour le laitage et des grimaces qu’ils font quand on leur sert de la viande saignante et des poésies trop chaudes.
Comme ce qui est beau sera laid, comme ce qui est gracieux paraîtra sot, comme ce qui est riche semblera pauvre, nos délicieux bou- doirs, nos charmants salons, nos ravissants cos- tumes, nos intéressants feuilletons, nos drames palpitants, nos livres sérieux, oh ! oh ! comme on nous fourrera au grenier, comme on en fera de la bourre, du papier, du fumier, de l’engrais ! Ô postérité ! n’oublie pas surtout nos parloirs gothiques, nos ameublements Renaissance, les discours de M. Pasquier, la forme de nos chapeaux et l’esthétique de la Revue des Deux-Mondes !
C’est en nous laissant aller à ces considérations philosophiques que notre carriole nous traîna jusqu’à Tiffauges. Placés tous deux dans une espèce de cuve en fer-blanc, nous écrasions de notre poids l’imperceptible cheval qui ondulait dans les brancards : c’était le frétillement d’une anguille dans le corps d’un rat de Barbarie. Les descentes le poussaient en avant, les montées le tiraient en arrière, les débords le jetaient de côté et le vent l’agitait sous la grêle des coups de fouet. Pauvre bête ! Je n’y puis penser sans de certains remords.
La route, taillée dans la côte, descend en tournant, couverte sur ses bords par des massifs d’ajoncs, ou par de larges banques d’une mousse roussàtre. A droite, au pied de la colline, sur un mouvement de terrain qui se soulève du fond du vallon, de grands pans de muraille inégaux allongent les uns par-dessus les autres leurs sommets ébréchés.
On suit une haie, on prend un sentier, on entre sous un porche tout ouvert qui s’est enfoncé dans le sol jusqu’aux deux tiers de son ogive. Les hommes qui y passaient jadis à cheval n’y passeraient plus qu’en se courbant maintenant. Quand la terre s’ennuie de porter un monument trop longtemps sur elle, elle s’enfle de dessous, monte sur lui, le gagne, et pendant que le ciel lui rogne la tête elle lui enfouit les pieds. La cour est déserte, l’en- ceinte est vide, les herses ne remuent pas, l’eau dormante des fossés reste plate et immobile sous les ronds nénufars.
Le ciel était blanc, sans nuages, mais sans so- leil. Sa courbe pâle s’étendait au large, couvrait la campagne d’une monotonie froide et dolente. On n’entendait aucun bruit, il faisait silence, les oiseaux ne chantaient pas, l’horizon même n’avait point de murmure, et les sillons vides — c’était un dimanche — ne vous envoyaient ni les glapis- sements des corneilles qui s’envolent, ni le brui
t doux du fer des charrues. Nous sommes descendus à travers les ronces dans une douve profonde, cachée au pied d’une tour qui se baigne dans l’eau et dans les roseaux. Une seule fenêtre s’ouvre, un carré d’ombre coupé par la raie grise de son croisillon de pierre. Une touffe folâtre de chèvre- feuille sauvage s’est pendue sur le rebord et passe en dehors sa bouffée verte et parfumée. Les grands mâchicoulis, quand on lève la tête, laissent voir d’en bas, par leurs ouvertures béantes, le ciel seu- lement ou quelque petite fleur inconnue qui s’est nichée là, apportée par le vent, un jour d’orage, et dont la graine aura poussé à l’abri, dans la fente des pierres.
Tout à coup un souffle de vent est venu, doux et long, comme un soupir qui s’exhale, et les arbres dans les fossés, les herbes sur les pierres, les joncs et les lentilles dans l’eau, les plantes des ruines et les gigantesques lierres qui, de la base au faîte, revêtaient la tour sous leur couche uni- forme de verdure luisante, ont tous frémi et cla- poté leur feuillage ; les blés dans les champs ont roulé leurs vagues blondes, qui s’allongeaient, sur les têtes mobiles des épis. La mare d’eau s’est ridée et a poussé un flot sur le pied de la tour ; les feuilles des lierres ont toutes frissonné en- semble, et un pommier en fleur a laissé tomber ses boutons roses.
Rien, le vent qui passe, l’herbe qui pousse, le ciel à découvert. Pas d’enfant en guenilles gardant une vache qui broute la mousse dans les cailloux ; pas même, comme ailleurs, quelque chèvre solitaire sortant sa tête barbue par une cre- vasse de remparts et qui s’enfuit effrayée en fai- sant remuer les broussailles ; pas un oiseau chan- tant, pas un nid, pas un bruit ! Ce château est comme un fantôme, muet, abandonné dans cette campagne déserte ; il a l’air maudit et plein de ressouvenances farouches. II fut habité pourtant, ce séjour triste dont les hiboux maintenant sem- blent ne pas vouloir. Dans le donjon, entre quatre murs livides comme le fond des vieux abreuvoirs, nous avons compté la trace de cinq étages. A trente pieds en l’air, ayant encore ses deux piliers ronds et sa plaque noircie, une cheminée est res- tée suspendue. II est tombé de la terre dessus et des plantes y sont venues comme dans une jardi- nière qui serait restée là. Au delà de la seconde enceinte, dans un champ labouré, on reconnaît les restes d’une chapelle, aux fûts brisés d’un portail ogival. L’avoine y a poussé, et les arbres ont remplacé les colonnes. Cette chapelle, jadis, était pleine d’ornements d’or et de soie, d’encensoirs, de chandeliers, de calices, de croix, de pierreries, de plats de ver- meil, de burettes d’or ; un chœur de trente chan- teurs, chapelains, musiciens, enfants, y poussaient des hymnes aux sons d’un orgue qui les suivait quand ils allaient en voyage. Ils étaient couverts d’habits d’écarlate fourrés de petit-gris et de menu-vair. II y en avait un que l’on appelait l’archidiacre, un autre que l’on appelait I’évêque, et on demandait au pape qu’il leur fût permis de porter la mitre comme à des chanoines ; car cette chapelle était la chapelle et ce château était un des châteaux de Gilles de Laval, sire de Rouci, de Montmorency, de Retz et de Craon, lieute- nant général du duc de Bretagne et maréchal de France, brûlé à Nantes, le 25 octobre 1440, dans la Prie de la Madeleine, comme faux monnayeur, assassin, sorcier, sodomite et athée.
Complete Works of Gustave Flaubert Page 474