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Complete Works of Gustave Flaubert

Page 491

by Gustave Flaubert


  Rocher de Cancale. — Deux rochers ; on passe dans la crevasse du premier à marée haute ; peuplé de lapins. — On voit le Mont Saint-Michel au milieu de la mer en bleu, dans la brume pénétrée de soleil, et les côtes de la Nor- mandie qui encerclent l’horizon. — M°” Maillart, erreur d’analyse ; c’était son magasin qui lui donnait ça ; nous croyons que c’était vice, c’était spéculation ; ses bagues, ce n’était pas pour se parer et pour plaire, c’était pour faire de sa personne une étagère portative.

  Dol. — Belle cathédrale ; haute métropole de Bretagne ; encore sur le chœur la crosse d’évêque ; gynécée trilobé.

  Pontorson. — Promenade triste au bord du Couesnon. — Prairies ; pays nourri et vigoureux, tout fourni d’arbres rapprochés.

  Mont Saint-Michel. — Chemin tout poussiéreux jusqu’à la grève. — Voitures qui transportent de la terre en quantité telle que ça a l’air d’une émigration barbare ; chariots blancs sur la grève blanche. — Le sol devient bourbeux, rigoles, effet de la voiture. — Deux curés. — Le Mont Saint-Michel debout, haut ; tours et remparts, murs à pic ; les contreforts de l’église alignés donnent une pente où poussent quelques arbustes ; portes, surtout la seconde ; escaliers. — Le couvent : prison, escalier droit ; garde- chiourme ignoble ; dédale d’escaliers et de couloirs ; on entend le bruit des métiers, même d’en bas, ce qui dans un tel lieu choque démesurément. — Église, chœur haut, d’une pureté de gothique remarquable ; elle a été brûlée ; on la divise par des rideaux et la nef sert de réfectoire. — Arcade romane crâne, l’entrée donne sur une plate-forme en vue de la mer : c’est là que se promènent les malades, toujours le système silentiaire. La vue de la mer à un pri- sonnier est une ironie, l’infini de l’espace à l’homme con- finé dans un point circonscrit. — Cloître en ogives, bon- net d’évêque ; c’est là que les prisonniers exécutent leur promenade que nous avons contemplée à Fontevrault. Homo bomini lupus, c’est ià le cas de le dire. Hobbes avait deviné les gentillesses pénitentiaires modernes ; on est épouvanté quand on pense qu’on peut un jour être con- damné au système cellulaire. — Le soir, sur une des tours, conversation avec un vieux marin qui a navigué dans toutes les mers, en Cochinchine, au Japon, etc. ; la mer était haute, des enfants se baignaient.

  A Tombelaine on jouit en plein de la vue du Mont Saint-Michel. — La femme qui nous y conduisait, cuisses d’homme. « Dieu dira : la pauvre bougresse a assez mangé de pain sec il faut lui donner un peu de viande.” — Ca- nons énormes à la porte du pays, herbe dans les meur- trières des courtines. — Petite fille muette.

  PoNTORSON. — Dans notre chambre, belles images où des MM. et des dames « en sablant le Champagne jettent des défis à ces Dieux qui font le bonheur de la vie » (c’est Bacchus et l’Amour). — M. Adolphe, gros maître de poste injuriant toutes les voitures qui ne se rangeaient pas et même celles qui se rangeaient.

  De Dol À CoMBOURG. — Vieux bonhomme silencieux qui nous conduit en tilbury ; route herbue, nourrie, petites montées.

  CoMBOURG. — Ecrasé par le château ; quatre tours réunies par des courtines, le tout couvert d’un toit, de sorte que les baies supérieures ont un peu l’air (aux courtines sur- tout) des sabords d’un bâtiment ; pas de jardin, pas de parc ; on entre par une grande cour de ferme ; perron d’en- viron trente marches, tout droit, le perron de René ; grands marronniers à gauche qui montent jusqu’au haut du château. — Imbécile qui nous menait là en bas bleus et fumant sa pipe. — Petite porte, cour étroite enfouie entre les murailles ; a l’air de la cour intérieure d’une prison. — Au second, à gauche, cette petite fenêtre carrée sous le toit est celle de la chambre de Chateaubriand enfant. Le proprié- taire actuel “qui déteste Victor Hugo et son oncle, à l’excep- tion du Génie du Christianisme, a fait effacer sur la porte de cette pièce des vers qu’on y avait mis”. C’est une petite porte en bois avec des rainures et des carrés ; la pièce est petite, basse, donnant sur le couchant, mais la vue est bouchée par la courtine d’en face. — Grande salle au rez-de-chaussée, dite salle des Chevaliers, lambrissée, peinte en blanc ; énorme épaisseur des murs ; vue sur le lac et sur le bois dont le terrain remonte doucement en ondulant. — Escaliers sombres en pierre, petits, tournants ; tout verts sur leurs parois, à cause du jour qui arrive par les meurtrières. — Des oiseaux volaient ; chaleur qui rendait tout cela plus triste : le soleil sur des ruines, c’est du vin qu’on met sur les lèvres d’un cadavre ; ils ont volé dans le grand salon au plafond peint et dont la peinture tombe en écailles ; cheminée grande à écusson brisé. — Sur les tours, trous des mâchicoulis. — On s’en va triste. — La route de Rennes a coupé le lac qui baignait jadis les pieds du château ; le lac se rétrécit, s’atterrit ; nénufars, grenouilles. — Nous lisons René en face, le soir dans une vieille édition du Gèn. du Christ. 1808, à gravures stupides, donnée par Mme de Marigny à M. Corvesier. La nuit je me réveille ; éclairs de chaleur ; ma silhouette sur le mur blanc en plâtre d’une maison en face.

  Hédé. — Enceinte dont nous faisons lé tour, dessus. — Tour ruinée. — Des Anglais en voiture ne descendent pas pour voir ça, et il y avait pourtant une vue grande, belle, riche, une vue immense de verdure et d’arbres.

  Rennes. — Rien, rien que le phoque ; ses narines ont l’air de deux coupures sur son museau ; baquet vert avec des tentures peintes en dedans ; quinquet d’en haut ; orgue de Barbarie. Quand le phoque sera parti de Rennes il n’y aura plus rien à y voir.

  Saint-Malo, bâti sur la mer et clos de remparts, semble, lorsqu’on arrive, une couronne de pierres posée sur les flots dont les mâchicoulis sont les fleurons. Les vagues battent contre les murs ou, quand il est marée basse, déferlent à leur pied sur le sable. De petits rochers couverts de varechs surgissent de la grève à ras du sol, comme des taches noires sur cette surface blonde. Les plus grands, dressés en rang à pic et tout unis, suppor- tent de leurs sommets inégaux la base des fortifi- cations, en prolongeant ainsi la couleur grise et en augmentant la hauteur.

  Au-dessus de cette ligne uniforme de remparts, que çà et là bombent des tours et que perce ail- leurs l’ogive aiguë des portes, on voit les toits des maisons serrés l’un près de l’autre, avec leurs tuiles et leurs ardoises, leurs petites lucarnes ou- vertes, leurs girouettes découpées qui tournent, et leurs cheminées de poterie rouge dont les fumi- gnons bleuâtres se perdent dans l’air.

  Tout à l’entour sur la mer s’élèvent d’autres îlots sans arbres ni gazon sur lesquels on distingue de loin quelques pans de mur percés de meur- trières tombant en ruines et dont chaque tempête enlève de grands morceaux.

  En face de la ville, rattaché à la terre ferme par une longue jetée qui sépare le port de la pleine mer, de l’autre côté du bassin, s’étend le quartier de Saint-Servan, vide, spacieux, presque désert et couché tout à son aise dans une grande prairie vaseuse. A l’entrée se dressent les quatre tours du château de Solidor reliées entre elles par des cour- tines, et noires du haut en bas. Cela seul nous récompensa d’avoir fait ce long circuit sur la grève, en plein soleil de juillet, au milieu de chan- tiers, parmi les marmites de goudron qui bouil- Iaient et les feux de copeaux dont on flambait la carcasse des navires.

  Le tour de la ville par les remparts est une des plus belles promenades qu’il y ait. Personne n’y vient. On s’asseoit dans l’embrasure des canons, les pieds sur l’abîme. On a devant soi l’embou- chure de la Rance, se dégorgeant comme un vallon entre deux vertes collines, et puis les côtes, les rochers, et partout la mer. Derrière vous se promène la sentinelle dont le pas régulier marche sur les dalles sonores.

  Un soir nous y restâmes longtemps. La nuit était douce, une belle nuit d’été, sans lune, mais scintillant des feux du ciel, embaumée de brise marine. La ville dormait ; les lumières, l’une après l’autre, disparaissaient des fenêtres, les phares éloi- gnés brillaient en taches rouges dans l’ombre qui sur nos têtes était bleue et piquée en mille en- droits par les étoiles vacillantes et rayonnantes. On ne voyait p
as la mer, on l’entendait, on la sentait, et les vagues se fouettant contre les rem- parts nous envoyaient des gouttes de Jeur écume par le large trou des mâchicoulis.

  A une place, entre les maisons de la ville et la muraille, dans un fossé sans herbe, des piles de boulets sont alignées.

  De là vous pouvez voir écrit sur le second étage d’une maison : “Ici est né Chateau- briand.”

  Plus loin, la muraille s’arrête contre le ventre d’une grosse tour : c’est la Quiquengrogne ; ainsi que sa sœur, la Générale, elle est large et haute, ventrue, formidable, renflée au milieu comme une hyperbole, et tient bon toujours. Intactes en- core et comme presque neuves, sans doute qu’elles vaudraient mieux, si elles égrenaient dans la mer les pierres de leurs créneaux, et si par leur tête frissonnaient au vent les sombres feuillages amis des ruines. Les monuments, en effet, comme les hommes et comme les passions, ne grandissent- ils pas par le souvenir ? ne se complètent-ils pas par la mort ?

  La cour déserte, où les tilleuls chétifs arron- dissent leur ombre sur la terre, était silencieuse comme celle d’un couvent. La femme du concierge alla chercher les clefs chez le commandant ; elle revint en compagnie d’une belle petite fille qui venait s’amuser à voir les étrangers. Elle avait les bras nus et tenait un gros bouquet. Ses cheveux noirs frisés d’eux-mêmes dépassaient de sa capote mignonne, et la dentelle de son pantalon flottait sur ses petits souliers de peau de chèvre rattachés autour de ses chevilles par des cordons noirs. Elle allait devant nous dans l’escalier en courant et en appelant.

  On monte longtemps, car la tour est haute. Le jour vif des meurtrières passe comme une flèche à travers le mur. Par leur fente, quand vous mettez la tête, vous voyez la mer s’enfoncer de plus en plus et la couleur crue du ciel qui grandit tou- jours, si bien que vous avez peur de vous y perdre. Les navires paraissent des chaloupes et leurs mâts, des badines. Les aigles doivent nous croire gros comme des fourmis.

  Nous voient-ils seulement ? Savent-ils que nous avons des villes, des arcs de triomphe, des clo- chers ?

  Arrivés sur la plate-forme, quoique le créneau vous vienne jusqu’à la poitrine, on ne peut se défendre de cette émotion qui vous prend sur tous les sommets élevés : malaise voluptueux, mêlé de crainte et de plaisir, d’orgueil et d’effroi, lutte de l’esprit qui jouit et des nerfs qui souf- frent. On est heureux singulièrement ; on vou- drait partir, se jeter, voler, se répandre dans l’air, être soutenu par les vents, et les genoux trem- blent, et l’on n’ose approcher du bord.

  Des hommes ont pourtant grimpé là, une nuit, avec une corde, mais jadis, dans ce prodigieux xvi’ siècle, époque de convictions féroces et de frénétiques amours. Comme l’instrument humain y a vibré de toutes ses cordes ! comme l’homme y a été large, rempli, fertile ! Ne peut-on pas dire de cet âge le mot de Fénelon : “Spectacle fait à souhait pour le plaisir des yeux ? » car, sans parler des premiers plans, croyances qui craquent sur leur base comme des montagnes qui s’écroulent, mondes nouveaux qu’on découvre, mondes per- dus qu’on exhume, et Michel-Ange sous son dôme, et Rabelais qui rit, et Shakespeare qui re- garde, et Montaigne qui rêve, où trouver ailleurs plus de développement dans les passions, plus de violences dans les courages, plus d’apreté dans les volontés, une expansion plus complète enfin de la liberté se débattant et tournant sous toutes les fatalités natives ? Aussi avec quel relief l’épi- sode se détache de l’histoire, et comme il y rentre cependant d’une merveilleuse façon pour en faire briller la couleur et en approfondir les hori- zons ! Des figures passent devant vous, vivantes en trois lignes ; on ne les rencontre qu’une fois ; mais longtemps on les rêve et on s’efforce à les compléter pour les mieux saisir. N’en étaient-ce pas de belles, entre autres, et de terribles, que celles de ces vieux soudards dont la race disparut à peu près vers 1598, à la prise de Vervins, tels que Lamouche, Heurtaud de Saint-Offrange, La Tremblaye qui s’en revenait portant au poing la tête de ses ennemis, ou ce La Fontenelle dont on a parlé ; hommes de fer dont les cœurs ne ployaient pas plus que les épées et qui, attirant à eux mille énergies divergentes qu’ils dirigeaient de la leur, réveillaient les villes en entrant au galop, la nuit, dans leurs murs, équipaient des corsaires, brû- laient la campagne, et avec qui l’on capitulait comme avec des rois ! Qui a songé à peindre ces violents gouverneurs de province, taillant à même la foule, violant les femmes et raflant l’or, comme d’Épernon, tyran atroce en Provence et mignon parfumé au Louvre, comme Montluc, étranglant les huguenots avec ses mains, ou comme Baligni, ce roi de Cambrai, qui lisait Machiavel pour copier le Valentinois, et dont la femme allait sur la brèche, à cheval, casque en tête et cuirassée. Un des hommes les plus oubliés de ce temps- là, un de ceux du moins que la plupart des his- toriens se contentent de nommer, c’est le duc de Mercœur, l’intrépide ennemi de Henri IV, qui lui résista plus longtemps que Mayenne, plus long- temps que la Ligue et que Philippe II. Désarmé à la fin, c’est-à-dire gagné, apaisé (à de telles con- ditions qu’on tînt secrets vingt-trois articles du traité) et ne sachant alors plus que faire, il s’en alla servir en Hongrie, combattit les Turcs, en attaqua un jour toute une armée avec cinq mille hommes, puis, vaincu encore par là et s’en reve- nant en France, mourut de la fièvre à Nuremberg, dans son lit, à l’âge de quarante-quatre ans.

  Saint-Malo vient de me le mettre en mémoire. II s’y heurta toujours et ne put jamais l’avoir pour sujet ni pour allié. Ils entendaient en effet faire la guerre pour leur propre compte, le commerce par leurs propres forces, et quoique ligueurs au fond, repoussaient le duc tout en ne voulant pas du Béarnais.

  Quand le sieur de Fontaines, gouverneur de la ville, leur eut appris la mort de Henri III, ils refu- sèrent de reconnahre le roi de Navarre. On prit les armes, on fit des barricades. Fontaines se ren- ferma dans le château, et chacun resta sur la défen- sive. Peu à peu ils empiétèrent. D’abord ils exi- gèrent de Fontaines qu’il déclarât vouloir les conserver dans leurs franchises. Fontaines céda, espérant gagner du temps. L’année suivante (1589) ils choisirent quatre généraux indépendants du

  ■9 gouverneur. L’année d’après (1590) ils obtinrent de tendre des chaînes, Fontaines accorda encore. Le roi était à Laval, il l’attendait. Le moment allait venir qu’il se vengerait d’un seul coup de toutes les humiliations qu’il avait reçues, de toutes les concessions qu’il avait faites. Mais il se hâta trop et se découvrit. Quand les Malouins vinrent à lui rappeler ses promesses, il leur répondit que si le roi se présentait il lui ouvrirait les portes. Dès lors on prit un parti.

  Le château avait quatre tours. C’est par la plus haute (la Générale), celle en qui Fontaines se fiait le plus, qu’ils tentèrent l’escalade. Ces audaces alors n’étaient pas rares, témoin l’ascension de la falaise de Fécamp par Bois-Rosé et l’attaque du château de Blein par Goebriant.

  On se concerta, on se réunit plusieurs soirs de suite chez un certain Frotet, sieur de la Landelle ; on s’aboucha avec un canonnier écossais de la place, et par une nuit de brouillard tous par- tirent en rfrmes, se rendirent sous les murs de la ville, se laissèrent couler en dehors avec des cordages et s’approchèrent du pied de la Géné- rale.

  Là ils attendirent. Un frôlement brusque se fit sur la muraille ; un peloton de fil tomba, ils y atta- chèrent vite leur échelle de corde qui fut hissée le long de la tour et liée par en haut, par le canon- nier, à l’extrémité d’une coulevrine braquée dans l’embrasure d’un créneau.

  Michel Frotet monta le premier, puis Charles Anselin, La Blissais et les autres. La nuit était sombre ; le vent soufflait ; ils grimpaient lente- ment, le poignard dans les dents, tâtonnant du pied les échelons et avançant les mains. Tout à coup (ils étaient au milieu déjà), ils se sentent descendre, la corde se dénoue. Pas un cri, ils res- tèrent immobiles. C’était le poids de tous ces corps qui avait fait faire la bascule à la coulevrine ; elle s’arrêta sur l’appui de l’embrasure, puis ils se remirent en marche et arrivèrent tous à la file sur la plate-forme de la tour.
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  Les sentinelles engourdies n’eurent pas le temps de donner l’alarme. La garnison dormait ou jouait aux dés sur les tambours. La terreur la prit, elle se réfugia dans le donjon. Les conjurés l’y poursuivirent ; on se battit dans les escaliers, dans les couloirs, dans les chambres ; on s’écra- sait sous les portes, on tuait, on égorgeait. Les habitants de la ville arrivèrent en renfort, d’autres dressèrent des échelles contre la Quiquengrogne, entrèrent sans résistance et commencèrent le pil- lage. La Péraudière, lieutenant du château, aper- cevant La Blissais, lui dit : « Voilà, Monsieur, une misérable nuit ». Mais La Blissais lui fit com- prendre qu’il n’était pas temps de discourir. On n’avait pas encore vu le comte de Fontaines. On alla à sa chambre, on le trouva mort sur le seuil, percé d’un coup d’arquebuse que lui avait tiré un des habitants, au moment qu’il sor- tait faisant porter un flambeau devant lui. “Au heu de courir au danger, dit l’auteur de la re-

 

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