Cet après-midi, j’ai rendez-vous avec Buckley pour voir le dernier film de Julianne Moore. Il pleut toujours, les métros sont bondés, impossible d’attraper un taxi… J’arrive donc en retard. Nous n’avons pas le temps de papoter avant le début du film. Je pense à Jack durant toute la séance. En sortant, nous décidons d’aller boire une bière. Comme d’habitude, à peine dehors, j’allume une cigarette.
— Tu ne peux pas t’en empêcher ?me demande Buckley qui tient un vaste parapluie au-dessus de nos têtes.
— J’ai à peine fumé aujourd’hui, dis-je en protestant.
J’essaie de souffler la fumée vers l’extérieur, mais le vent la rabat vers nous et je vois bien qu’il fait la tête.
— Tu devrais t’arrêter, Tracey. Le seul endroit où tu peux fumer désormais, c’est dans la rue ou chez toi, tu parles d’un plaisir !
Je le regarde en silence, il ne boude jamais comme cela.
— Quel est le problème, Buckley ?
— Il n’y a aucun problème, je ne veux pas être un fumeur passif, c’est tout.
— Oui, je comprends, mais je vois bien qu’il y a autre chose.
— C'est fini avec Sonja.
— Oh, non !
— Oh, si !
Je suis vraiment désolée pour lui, même si une petite part de moi-même crie en silence : « Yes ! ». Je ne vous ai jamais caché que c’est ce que j’attends depuis ma rupture avec Will ! J’ai souffert d’être attirée par mon meilleur ami alors qu’il sortait avec Sonja, mais ça me fait quand même de la peine de le voir aussi malheureux.
— C'est mieux comme ça, dit Buckley en tenant la porte du pub avec son pied tout en tentant de refermer le parapluie trempé.
Je lance ma cigarette dans une flaque et je rentre dans le bar. Celui-ci est vide, à part le barman captivé par un match des Giants diffusé sur un écran géant. Nous commandons deux Buds.
— Raconte, dis-je à Buckley.
— Nous nous sommes séparés d’un commun accord. Nous avons beaucoup parlé la nuit dernière. Elle m’a fixé un ultimatum. Je lui ai dit que je ne voulais pas vivre avec elle, alors elle est partie.
Le barman dépose les deux bières devant nous et retourne à son match.
— Ça va ?
— Ça ira mais pour l’instant, c’est un peu difficile.
— Je sais ce que tu ressens.
— Oui, j’imagine.
— Tu t’en sortiras.
— Oh, je sais bien, cela m’est déjà arrivé, tu te souviens ?
Avant Sonja, Buckley sortait avec une autre fille, qui a rompu avec lui. C'est alors que j’ai fait sa connaissance. A l’époque, je sortais avec Will. Aujourd’hui, nous sommes libres tous les deux.
Non ! J'ai Jack. En écoutant les confidences de Buckley, j’avais presque oublié Jack ! Je dois le lui dire.
— Au fait, j’ai rencontré quelqu’un.
Buckley me lance un regard étonné, du genre, pourquoi me racontes-tu ça maintenant ? A dire vrai, je n’en sais rien moi-même mais je sens que je le dois.
— Il travaille chez Blaire Barnett, dans le département médias. J’ai fait sa connaissance le soir de la fête de la boîte, la semaine dernière. Nous nous sommes revus vendredi soir.
— Super, répond Buckley platement sans me regarder.
Il joue avec les petites gouttes de fraîcheur qui constellent sa bouteille de bière. Il les fait couler comme des larmes.
— Il s’appelle Jack. Il est supersympa, drôle, intelligent et il connaît par cœur les capitales de tous les Etats d’Amérique…
Tais-toi, Tracey, tu ne vois pas que Buckley est malheureux ? Mais si, je le vois bien, mais je ne peux pas m’en empêcher.
— Il connaît vraiment toutes les capitales ? demande Buckley en me regardant enfin.
— Oui, dis-je avec un sourire triomphant, comme si c’était un exploit.
— J’ignorais que tu attachais de l’importance à ce genre de choses, Tracey.
Pour dire la vérité, moi aussi. Will ne connaissait rien à ce sujet. De toute façon, pour lui, rien ne comptait à part lui-même, alors la géographie américaine, vous pensez ! J’ai très envie de partager ma joie avec Buckley. C'est merveilleux de rencontrer quelqu’un comme Jack qui s’intéresse à autant de sujets, dont moi, apparemment. Mais Buckley visiblement s’en fiche, il reste silencieux, et machinalement, dessine des ronds sur le bois du bar avec sa bouteille de bière. En désespoir de cause, je relance le sujet Sonja.
— Tu crois qu’elle changera d’avis ?
Il réagit aussitôt.
— Tu changerais d’avis toi ?
— Je ne sais pas. Tout dépend si le fait de vivre ensemble est essentiel. Est-ce que tu crois que tu peux évoluer sur ce sujet ?
— Non, répond-il sans hésiter.
Voilà bien les mecs ! J’adore Buckley, mais il me fait penser à mes frères. Aussi butés qu’eux, sans aucune nuance. C'est toujours tranché.
— Tu peux t’expliquer, Buckley ?
— Je pense simplement que vivre ensemble n’est pas une bonne idée.
— Et pourquoi ?
— Nous ne nous connaissons que depuis quelques mois.
Soudain, j’ai une illumination.
— Buckley, Sonja n’est qu’une petite amie de transition !
— Une quoi ?
— C'est une nana avec qui tu sors après une rupture douloureuse. Elle te permet de te remettre mais elle n’est pas la femme de ta vie.
— Où as-tu entendu ce genre de débilité ? Dans l’émission d’Oprah Winfrey ?
Non, ça vient de Kate mais c’est tout comme… Inutile de le lui dire, je lui explique seulement :
— Le plus important, c’est que tu saches que ce genre de relation intermédiaire n’est pas faite pour durer. Tu ne peux pas t’investir complètement puisque tu es encore en train de cicatriser et de te reconstruire. Tu n’es pas prêt.
— Je comprends ce que tu veux dire, commente Buckley qui, à ma grande surprise, semble accepter ma théorie.
— C'est absolument impossible que tu passes d’une histoire d’amour qui finit mal, à une autre qui commence. Tu dois d’abord te remettre avant de te relancer dans une aventure.
— Alors, à ton avis, je serai prêt dans combien de temps ?
— Je ne sais pas… Un an peut-être ?
Cela me paraît bien, un an. Mais à partir de quand ? Will est parti pour son festival de théâtre en juin, il a arrêté de me téléphoner en juillet et m’a larguée en septembre. De quand date la vraie rupture ?
— Tu veux dire, reprend Buckley, que je dois attendre un an avant de retomber amoureux ?
— Non ! Sonja comptait pour du beurre, je viens de t’expliquer que c’était une relation intermédiaire ! Le délai court à partir de ton histoire précédente.
— Tu ne trouves pas que c’est un peu compliqué, Tracey ?
Si. Beaucoup trop. Et démoralisant aussi. Toute la nuit j’ai rêvé de Jack, et depuis ce matin, je n’arrête pas de penser à lui. Même à l’église. Je dois vraiment faire un gros effort pour me rappeler que Jack n’est que le moyen pour moi de tourner la page après Will et de me permettre de faire place nette pour le prochain qui sera le bon. Si le compte est juste, je serai prête pour une nouvelle relation dans six mois. Je me tourne vers Buckley.
— Je pense qu’un an c’est trop long. Six mois doivent suffire.
— Ça faisait six mois que j’avais rompu avec ma copine quand j’ai rencontré Sonja, dit Buckley, le regard sombre.
— Oh.
— Donc, Sonja n’est pas une relation intermédiaire.
— Tu as raison, je réponds, à court d’argument.
Mais je ne veux pas que Sonja soit la femme de sa vie ! Ce sera moi la femme de sa vie, quand je serai prête moi-même !
Euh, et Jack ?
Je le veux aussi.
Mais d’après la théorie de Kate, aucun des deux n’est pour moi.
Pour le moment.
— Je ne sais pas ce que je veu
x, je sais seulement ce que je ne veux pas, poursuit Buckley.
— Tu ne veux pas vivre avec une fille.
— C'est vrai.
— Tu ne veux pas te marier en juin.
— Pas en juin prochain en tout cas. Tu veux une autre bière ?
J’aimerais bien mais je sens qu’il en a assez. Nous sortons. Buckley prend le métro et je décide de rentrer à pied malgré la pluie. J’ai besoin d’exercice et ces derniers temps, la météo est si exécrable que je ne marche plus. Il est hors de question que je regrossisse, ce serait épouvantable, avec tout le mal que je me suis donné pour perdre tous mes kilos ! Je ne suis pas aussi obsédée par mon apparence que Will. Je sais qu’il y a des choses beaucoup plus graves dans la vie, mais à mon échelle, à part la peur d’avoir un cancer du poumon ou d’être poussée sous une rame de métro par un psychopathe, je suis terrifiée à l’idée que je pourrais regrossir. Si j’étais aussi grosse qu’avant, croyez-vous qu’un mec comme Jack aurait envie de sortir avec moi ? Et Will ? Il sortait bien avec moi à l’époque… Mais il ne me voyait pas telle que j’étais, il voyait l’adoration que je lui portais. Nous étions ensemble, sans l’être, puisque je sais maintenant qu’il m’a toujours trompée avec des filles minces. Il m’a du reste quittée pour une fille mince. Si vous saviez comme j’aimerais qu’il me voie aujourd’hui, telle que je suis devenue. Nous avons toujours des contacts, mais seulement par téléphone. La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était le soir de notre rupture, j’avais déjà maigri, mais depuis j’ai encore perdu quelques kilos, et ça se voit ! Je cherche mon reflet dans les vitrines de Tower Record au coin de Broadway. Je ressemble à une souris trempée, mais une souris menue. Suis-je assez mince pour plaire à Will maintenant ?
Quelle importance, tu sais très bien que c’est un pauvre type, complètement narcissique. Et même s’il revenait, tu n’en voudrais pas !
Je n’ai pas seulement changé d’apparence, j’ai aussi changé à l’intérieur. Je suis plus forte, plus confiante et aussi plus heureuse.
Si tu es si sûre de toi, pourquoi vérifies-tu dans les vitrines des magasins que tu es aussi mince qu’Esme Spencer ?
Le feu passe au rouge. Je traverse. Comme je voudrais que l’ancienne Tracey, inquiète et pessimiste, ne repointe pas le bout de son nez tout le temps ! Est-ce que j’aurai ma promotion ? Est-ce que je me marierai un jour ? Est-ce que je vais rester mince ? Toutes ces questions me prennent la tête.
Quand j’arrive enfin chez moi, non seulement je suis trempée et glacée, mais en plus j’ai le cafard. Tout ce que je souhaite, c’est un bain brûlant, un pyjama chaud, une tasse de thé et le dernier roman de Jane Smiley, acheté il y a une semaine et que je n’ai pas encore eu le temps d’ouvrir. J’ai l’esprit tellement occupé par toutes ces réflexions que je ne pense pas à regarder si j’ai reçu des messages. Ce n’est qu’une fois réchauffée et changée, ma tasse de thé à la main, le programme télé dans l’autre, que je m’aperçois que mon répondeur clignote.
— Salut, Tracey, c’est Jack…
De surprise, j’avale une gorgée brûlante de thé. J’ai la gorge ébouillantée.
—... Je voulais te dire que j’ai vraiment passé une très bonne soirée, hier. J’ai envie de te revoir vite, voici mon numéro : 718 555 7455… Appelle-moi, sinon je passerai te dire un petit bonjour demain à ton bureau. Bonne soirée.
Tétanisée, la gorge en feu, je regarde le répondeur fixement.
Il avait dit qu’il m’appellerait.
Il a appelé.
Je vois du champagne et une pièce montée. En haut de la pièce montée, plantés dans la crème, il y a un couple de mariés en plastique.
Désolée. C'est plus fort que moi.
9
Lundi matin, j’arrive tôt au bureau afin d’avoir le temps de déposer mon premier « mystérieux flocon de neige » dans le casier de Myron. D’après Jack, Myron est un fan des Jets, je lui ai donc acheté un petit footballeur en plastique portant la tenue du club. Sympa et pas cher.
Je dois allumer la lumière dans la cuisine du bureau, car il est très tôt et il fait encore nuit dehors. Je regarde le café passer, les mains au fond de mes poches, frigorifiée. Je pense à Jack que je n’ai pas rappelé hier soir. Ce n’est pas plus mal de se faire un peu désirer. Si j’avais agi de la sorte avec Will, les choses se seraient peut-être passées autrement. Mais pour être vraiment honnête, j’avais la trouille en téléphonant à Jack de tomber sur Mike. Je suis aussi mal à l’aise de ne pas avoir tenu la promesse que j’avais faite à Kate. Je ne devais pas sortir plus d’une fois avec Jack et voilà que je couche avec lui et que je commence à faire des plans sur la comète…
Enfin, si je n’ai pas téléphoné à Jack, c’est parce que Buckley m’a lui-même téléphoné jusqu’à une heure du matin pour analyser sa relation avec Sonja. Impossible d’abréger, il a été tellement gentil avec moi quand j’ai rompu avec Will. Tout au long de notre discussion, je me demandais insidieusement si nous étions faits l’un pour l’autre.
Je parle de Buckley et moi.
Après tout, il m’a plu tout de suite et je sais que je lui plaisais aussi. Aujourd’hui, comme aucun de nous deux n’est engagé dans une relation, nous allons peut-être tomber amoureux l’un de l’autre. Je m’imagine très facilement sortir avec lui. Ce qui ne veut rien dire, puisque l’année dernière, à l’époque, j’étais en train de planifier mon mariage avec Will dans les moindres détails. Dieu sait pourtant que le mariage était le dernier de ses soucis. Il était alors serveur dans les mariages des autres puisqu’il travaillait pour Cocktails et petits fours. C'est dingue ! Comment ai-je pu être aveugle à ce point !
Nous ne sommes que lundi matin, dommage qu’il me faille attendre encore deux jours pour en parler à mon psy. Je me sers une tasse de café et me dirige vers mon bureau. J’ai peut-être reçu un e-mail de Jack. J’aimerais bien correspondre avec lui de cette façon, ce serait plus discret que de se téléphoner. Et puis, un e-mail, je peux le relire, le couper, l’effacer, contrôler la situation, en somme.
Un paquet m’attend sur mon bureau. Un paquet recouvert de papier cadeau doré avec un gros ruban en velours rouge. Je reconnais la signature de Godiva. Une boîte de cinq cents grammes ! Ça alors ! De qui cela peut-il venir ? Je tourne la boîte dans tous les sens. Pas de carte.
— Salut, boss, qu’est-ce que c’est ? demande Mike qui vient d’arriver.
— Des chocolats.
— Super !
— Oui.
Est-ce l’effet de mon imagination ou son regard pétille ?
Jack ! C'est ça, les chocolats viennent de Jack et Mike est dans la confidence. C'est pour ça qu’il a le regard brillant.
— Dis donc, tu as la cote avec ton « mystérieux flocon » !
Je vois, il couvre Jack.
— C'est impossible que ça soit « le mystérieux flocon », c’est beaucoup trop cher. Ces chocolats coûtent au moins le double du budget de toute la semaine.
— Ils étaient peut-être en solde, répond-il d’un air évasif.
C'est sûr maintenant, ils viennent de Jack. Oui, mais alors, pourquoi n’y a-t-il pas de petit mot ?
— Miam ! Des chocolats pour le petit déjeuner ! s’écrie Brenda en pointant le bout de son nez. On fête quoi ? Tu m’en offres un, Tracey ?
— Bien sûr.
Je suis bien décidée à ne pas me laisser tenter, après les oignons frits de samedi soir et les pop-corn au cinéma hier, il ne me reste plus qu’à coller les chocolats directement sur mes hanches. J’ouvre la boîte et je la pose sur le haut d’une pile de dossiers, puis je dis à Brenda et à Mike :
— Je vous en prie, servez-vous.
C'est ce qu’ils font, puis ils me laissent en tête à tête avec les chocolats, le papier cadeau, le ruban et mes questions sans réponses.
Un peu plus tard dans la matinée, alors que mes pensées tournent toujours autour de Jack, l’homme en question se présente devant moi.
— Bonjour, dit-il d’une voix douce.
Il porte un pantalon noir, une chemise blanche impeccablement repassée et une cravate noire et blanche que je reconnais.
— Oh, bonjour.
— Des chocolats, dit-il en regardant la boîte ouverte qui à cette heure-ci est déjà à moitié vide.
Je précise que je n’en ai mangé qu’un.
— Oui, dis-je en tentant de déchiffrer son expression. Tu en veux un ?
— Non, merci, je n’aime pas cela.
— Tu n’aimes pas le chocolat ?
Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui n’aime pas le chocolat. Dans ce cas, pourquoi m’en aurait-il offert une boîte ? Je me suis trompée, ce n’est pas lui. Mais qui alors ?
— Cela me donne mal à la tête.
— Tout ce qui est en chocolat ?
— Sauf les gâteaux, j’adore les gâteaux au chocolat.
Je le regarde en silence, nous nous sourions. Il n’y a aucune gêne entre nous, comme il y en avait tant autrefois entre Will et moi.
— Jolie cravate. Elle est à Mike ?
— Non, elle est à moi mais je la lui prête parfois.
Cela m’amuse d’imaginer Mike en train de piller le placard de Jack. Je croyais que c’était plutôt un truc de nana.
— Dianne déteste qu’il m’emprunte une cravate. C'est elle qui lui choisit ses vêtements. Elle n’aime que le style classique, ennuyeux et hors de prix, ce qui n’est pas étonnant puisqu’elle est elle-même très ennuyeuse.
— Est-ce qu’il y a quelque chose que tu apprécies quand même chez elle ?
— Rien du tout. C'est quelqu’un de très malfaisant.
— Pourquoi Mike sort-il avec elle ?
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