by Jean M. Auel
Croyant que sa conversation avec son frère l’avait incité à chercher un site qui convînt aux chevaux, Jondalar lui avait exprimé sa reconnaissance. Joharran ne l’avait pas détrompé. Il s’était soucié avant tout du confort de sa Caverne, mais les remarques de Jondalar sur les besoins des animaux étaient peut-être demeurées dans un coin de son esprit et l’avaient aidé à trouver cet endroit. En tout cas, si cela lui valait la gratitude de son frère, il n’y voyait pas d’inconvénient. Diriger une Caverne aussi nombreuse posait parfois des problèmes, et qui pouvait dire quand il aurait besoin de l’aide de son frère ?
Comme il était déjà tard, ils décidèrent d’attendre le lendemain pour construire les huttes et plantèrent les tentes de voyage. Une fois le camp installé, quelques Zelandonii se rendirent dans la partie centrale pour retrouver des amis ou des parents qu’ils n’avaient pas vus depuis la dernière réunion, et s’enquérir des activités du lendemain, mais la plupart des autres, fatigués, restèrent sur place. Ils firent le tour du lieu pour choisir l’endroit précis où ils voulaient construire leur hutte et pour repérer les matériaux nécessaires.
Ayla et Jondalar mirent les chevaux à la longe près du cours d’eau en pensant qu’il valait mieux les attacher, plus pour les protéger des gens que pour entraver leurs mouvements. Ils auraient aimé leur accorder davantage de liberté. Une fois que tout le camp les connaîtrait et ne serait plus tenté de les chasser, ils pourraient peut-être les laisser aller à leur gré, comme aux alentours de la Neuvième Caverne. Le lendemain matin, après avoir vérifié que les chevaux n’avaient besoin de rien, Jondalar et Ayla accompagnèrent Joharran quand il se rendit dans la partie centrale pour rencontrer d’autres chefs. Il fallait prendre des décisions sur les expéditions de chasse et de cueillette, ainsi que sur le partage de ce qu’elles rapporteraient, dresser la liste des activités et des cérémonies, notamment les premières Matrimoniales d’été. Loup trottinait à côté d’Ayla. Tous avaient entendu parler de l’étrangère qui exerçait un pouvoir étrange sur les animaux, mais le voir de ses propres yeux, ce n’était pas la même chose. Le trio se fraya un chemin entre les camps sous des regards ébahis, et même ceux qui connaissaient Joharran ou Jondalar demeuraient bouche bée au lieu de leur retourner leurs salutations.
Ils marchaient derrière des broussailles basses qui cachaient le loup quand un homme approcha dans leur direction.
— Jondalar, j’ai appris que tu étais rentré de ton Voyage avec une femme, cria-t-il en courant vers eux. J’aimerais que tu me la présentes.
Il avait un défaut d’élocution bizarre qu’Ayla n’arriva pas à identifier tout de suite ; puis elle se rendit compte qu’il parlait un peu comme un enfant, mais avec une voix d’homme. Il zézayait.
Jondalar leva les yeux, fronça les sourcils. Ce n’était pas quelqu’un qu’il désirait voir. En fait, c’était, de tous les Zelandonii, le seul qu’il espérait ne pas rencontrer. Bien que cette affectation d’amitié ne lui plût pas, il ne pouvait se dérober aux présentations.
— Ayla des Mamutoï, voici Ladroman de la Neuvième Caverne.
Il avait pris le ton le plus neutre possible mais Ayla détecta aussitôt une désapprobation sous-jacente et lui lança un coup d’œil. La tension des muscles de la mâchoire, la posture hostile constituaient autant indices.
Ladroman tendit les deux mains vers Ayla et sourit, révélant qu’il lui manquait deux incisives. Elle croyait avoir deviné qui était cet homme, et l’espace vide de la denture le lui confirma. C’était avec lui que Jondalar s’était battu ; il l’avait frappé et lui avait brisé deux dents. En conséquence, il avait dû quitter la Neuvième Caverne pour aller vivre un moment chez Dalanar, ce qui était sans doute la meilleure chose qui lui fût arrivée. Cela lui avait donné la possibilité de connaître l’homme de son foyer et d’apprendre l’activité qui finirait par le passionner – la taille du silex – auprès de celui qui en était le maître incontesté.
Ayla en savait assez sur les tatouages faciaux pour se rendre compte que l’homme était un acolyte, destiné à devenir Zelandoni. A sa grande surprise, elle sentit Loup frôler sa jambe pour venir se placer entre elle et Ladroman, entendit son grognement sourd, celui qu’il poussait quand il la croyait menacée. Peut-être perçoit-il le rejet de Jondalar, pensa-t-elle ; en tout cas, Loup n’aime pas cet homme.
Ladroman hésita, recula, les yeux écarquillés de peur.
— Loup ! Reste derrière, ordonna-t-elle dans la langue mamutoï en avançant d’un pas pour les présentations. Je te salue, Ladrrroman de la Neuvième Caverrrne.
Elle prit les deux mains tendues. Elles étaient moites.
— Ce n’est plus Ladroman, ni la Neuvième Caverne. Je suis maintenant Madroman de la Cinquième Caverne des Zelandonii, acolyte de la Zelandonia. Sois la bienvenue, Ayla des... des quoi ? Muh, Mutoni ? fit-il, jetant un coup d’œil au loup, dont le grondement s’intensifiait.
L’homme lâcha aussitôt les mains d’Ayla. Il avait remarqué son accent, mais, troublé par l’animal, il n’y prêta guère attention.
— Elle n’est plus Ayla des Mamutoï, elle est maintenant Ayla de la Neuvième Caverne des Zelandonii, corrigea Joharran.
— Tu as déjà été acceptée par les Zelandonii ? En tout cas, Mamutoï ou Zelandonii, je suis heureux de faire ta connaissance, mais il faut que j’aille... à une réunion, maintenant, zézaya-t-il.
Il se retourna et partit presque en courant. Ayla regarda les deux frères, qui arboraient des sourires quasiment identiques.
Joharran avisa le groupe qu’il cherchait et où se trouvait Zelandoni. Elle fit signe au trio d’approcher, mais ce fut Loup qui retint surtout l’attention. Craignant qu’il ne réagisse comme avec Madroman, Ayla lui ordonna de rester en arrière pendant les présentations. Plusieurs personnes eurent l’air surprises quand l’étrangère au curieux accent fut présentée comme zelandonii, anciennement mamutoï, mais on leur expliqua que, puisque la question de l’endroit où elle vivrait après son union avec Jondalar ne se posait pas, la Neuvième Caverne l’avait déjà acceptée.
La décision la plus importante, hormis celle de s’unir, concernait le lieu où s’installerait le couple : l’homme irait-il vivre parmi le peuple de la femme, ou la femme vivrait-elle chez le peuple de l’homme ? Dans un cas comme dans l’autre, l’accord des deux Cavernes était nécessaire, mais surtout de celle qui accueillerait un nouveau membre. Comme les Zelandonii savaient où vivraient Jondalar et Ayla, son acceptation par la Neuvième Caverne réglait le problème.
Ayla garda Loup près d’elle en écoutant les chefs discuter. Il fut décidé de célébrer une cérémonie le lendemain soir afin de trouver la meilleure direction à prendre pour la première chasse. Si tout se passait bien, les premières Matrimoniales auraient lieu peu après. Ayla avait appris qu’il se déroulait toujours deux séries de Matrimoniales chaque été. Les premières pour les couples, généralement d’une même région, qui avaient décidé de s’unir pendant l’hiver ; les secondes, peu avant le départ, en automne, pour des couples appartenant à des Cavernes différentes, et qui avaient pris leur décision pendant la Réunion d’Été, après avoir fait connaissance un ou deux mois plus tôt ou à la saison précédente.
Jondalar saisit l’occasion d’intervenir :
— A propos de Matrimoniales, j’ai une requête à soumettre. Puisque Dalanar est l’homme de mon foyer et qu’il prévoit de venir, je voudrais savoir si on pourrait retarder la première cérémonie jusqu’à son arrivée. J’aimerais qu’il assiste à mon union.
— Je ne vois aucune objection à un report de quelques jours, répondit un Zelandoni, mais si Dalanar ne vient que beaucoup plus tard...
— J’aimerais mieux m’unir à Ayla pendant la première cérémonie, mais, si Dalanar tarde trop, je suis prêt à attendre la seconde. Je tiens à ce qu’il soit présent.
— C’est acceptable, convint Celle Qui Était la Première. Je pense cependant que nous devons décider maintenant de combien de jours nous pouvons reporter les premi�
�res Matrimoniales, et cela dépend des autres couples qui souhaitent s’unir tout de suite.
Une femme mûre portant sur le visage les marques de son appartenance à la Zelandonia les rejoignit d’un pas précipité.
— Je crois savoir que Dalanar et les Lanzadonii seront présents cette année, dit-elle à Joharran. Il a envoyé un messager à Zelandoni de la Dix-Neuvième Caverne, puisque c’est la plus proche du lieu de la Réunion d’Été, pour prévenir tout le monde. La fille de sa compagne doit s’unir cet été et il tient à ce qu’elle ait une belle cérémonie. Je crois savoir aussi qu’il cherche un doniate pour son peuple. C’est une occasion à saisir pour un acolyte expérimenté ou un jeune Zelandoni.
— Jondalar nous en avait informés, Zelandoni de la Quatorzième, dit Joharran.
— C’est pour cette raison qu’il conduit ses Lanzadonii ici cette année, ajouta son frère. Ils n’ont pas de guérisseur – bien que Jerika ait quelques connaissances dans ce domaine –, personne pour célébrer les cérémonies. Nous leur avons rendu visite en chemin et Joplaya s’est engagée pendant notre séjour : elle sera unie à Echozar...
— Dalanar la laissera s’unir à un homme né d’une Tête Plate ? l’interrompit Zelandoni de la Quatorzième. Un esprit mêlé ? Comment peut-il faire une chose pareille ? La fille de sa compagne ! Je sais que Dalanar a accepté de drôles de gens dans sa Caverne, mais pas ces animaux !
— Ce ne sont pas des animaux ! lança Ayla, le front barré d’un pli de colère.
23
La femme se tourna vers Ayla, surprise que la nouvelle venue fût intervenue, et plus encore qu’elle eût osé la contredire avec autant d’effronterie.
— Tu n’as pas à prendre la parole, rétorqua-t-elle. Ce dont nous discutons ne te concerne pas. Tu es une visiteuse, ici, pas même une Zelandonii.
— Pardonne-moi, Zelandoni de la Quatorzième, dit Celle Qui Était la Première : Ayla a été présentée aux autres, j’aurais dû te la présenter aussi. En fait, elle est zelandonii. La Neuvième Caverne l’a acceptée avant notre départ.
La femme se tourna vers la Première avec une hostilité quasi palpable. Ayla sentit que cette animosité était ancienne et se rappela l’histoire d’une doniate qui avait espéré devenir Première mais à qui on avait préféré Zelandoni de la Neuvième. C’était sans doute elle.
Joharran tenta d’apaiser tout le monde :
— Ayla et Jondalar nous assurent que les Têtes Plates sont des êtres humains, et non pas des animaux. Je pense d’ailleurs que c’est une question dont nous devrions discuter et j’avais l’intention de la soulever. Je ne sais si le moment est bien choisi, car nous avons d’autres choses à régler d’abord.
— Je ne vois pas pourquoi nous devrions en discuter maintenant ou plus tard, répliqua la femme.
— C’est important, ne serait-ce que pour notre sécurité, répondit Joharran. Si ce sont des êtres intelligents – et Ayla et Jondalar m’en ont presque convaincu –, pourquoi ne se sont-ils pas révoltés quand nous les avons traités comme des animaux ?
— Parce que ce sont des animaux, repartit la femme.
— Ayla dit que c’est parce qu’ils ont choisi de nous éviter. De notre côté, nous les évitons aussi, le plus souvent. Mais que se passera-t-il s’ils commencent à résister lorsque nous prétendrons que toutes les terres nous appartiennent : terrains de chasse, lieux de rassemblement ? Que devrons-nous décider s’ils changent d’attitude et en revendiquent une partie pour eux ? Je pense que nous devons nous préparer à cette éventualité ou tout au moins en débattre.
— Moi, je pense que tu exagères le danger. Pourquoi les Têtes Plates se mettraient-ils tout d’un coup à réclamer un territoire ?
— Ils le font déjà, dit Jondalar. De l’autre côté du glacier, les Losadunaï considèrent que la contrée au nord de la Rivière Mère est territoire Tête Plate. Ils restent au sud de cette limite, exception faite de ceux qui provoquent des troubles, et je crains fort que le Clan ne le tolère plus très longtemps, surtout les plus jeunes.
— Qu’est-ce qui t’amène à penser cela ? demanda Joharran à son frère. Tu ne m’en avais jamais parlé.
— Peu après notre départ, quand Thonolan et moi sommes passés de l’autre côté du glacier, par-dessus les montagnes, à l’est, nous sommes tombés sur une bande de Têtes Plates – des hommes du Clan –, un groupe de chasseurs, et nous avons eu une petite altercation.
— Quel genre d’altercation ? fit Joharran. Tous les autres écoutaient avec attention.
— Un jeune nous a jeté une pierre, sans doute parce que nous nous trouvions de leur côté de la rivière, sur leur territoire. Thonolan a riposté en lançant une sagaie quand il a perçu un mouvement dans le bois où ils se cachaient. Soudain, ils se sont tous montrés. A deux contre tout un groupe, nos chances étaient minces. Pour dire la vérité, je crois qu’elles n’auraient pas été meilleures à un contre un. Ils sont courtauds mais puissants. Je me demandais, comment me tirer de cette situation, c’est leur chef qui a résolu le conflit.
— Comment sais-tu qu’ils avaient un chef ? questionna un homme. Et même s’ils en avaient un, comment sais-tu que vous n’aviez pas affaire à une simple meute ?
— Je le sais parce que j’en ai rencontré d’autres depuis. Mais, même ce jour-là, c’était évident. Il a ordonné au jeune de rapporter la sagaie à Thonolan et de récupérer la pierre, puis ils ont disparu dans le bois. Il a remis les choses comme elles étaient avant, et pour lui, la question était réglée. Comme personne n’avait été blessé, je pense qu’elle l’était, en effet.
— Ordonné au jeune ? Les Têtes Plates ne savent pas parler ! railla l’homme.
— Ils parlent, mais pas comme nous, répondit Jondalar. Ils font des signes, avec leurs mains, surtout. J’en ai appris quelques-uns pour communiquer avec eux mais Ayla est bien meilleure que moi. Elle connaît leur langue.
— J’ai beaucoup de mal à le croire, dit Zelandoni de la Quatorzième Caverne.
— Moi aussi, j’avais du mal à le croire au début, reconnut Jondalar en souriant. Je n’avais jamais vu un Tête Plate de près avant cette rencontre. Et toi ?
— Je n’en ai jamais vu et je ne souhaite pas en rencontrer, répondit la femme. Il paraît qu’ils ressemblent à des ours.
— Pas plus que nous. Ils ont l’air d’êtres humains, des êtres humains différents mais il n’y a pas à s’y tromper. Les chasseurs de ce groupe portaient des épieux et des vêtements. Tu as déjà vu des ours comme ça ?
— Des ours intelligents, alors.
— Ne les sous-estime pas. Ce ne sont ni des ours ni aucune autre sorte d’animaux.
— Tu dis que tu as communiqué avec eux ? demanda un homme. Quand ?
— Un jour, alors que nous vivions chez les Sharamudoï, j’ai eu des ennuis sur la Grande Rivière Mère. Les Sharamudoï vivent sur ses rives non loin de l’endroit où elle se jette dans la mer de Beran. Quand on vient de quitter le glacier, la Mère n’est qu’un torrent, mais là où ils vivent, elle est si large par endroits qu’on dirait un lac. Elle a l’air calme et lisse mais son courant est d’une force et d’une rapidité trompeuses sous la surface. Tant d’autres cours d’eau, grands ou petits, sont venus la grossir que, lorsqu’on la voit chez les Sharamudoï, on comprend pourquoi on l’appelle la Grande Rivière Mère.
Jondalar avait pris un ton de conteur et tous l’écoutaient, captivés.
— Les Sharamudoï fabriquent d’excellents bateaux avec des troncs d’arbre évidés, transformés en une sorte de coquille aux pointes effilées. J’apprenais à en manœuvrer un avec une pagaie quand j’ai perdu le contrôle du bateau.
Avec un sourire d’excuse, il poursuivit :
— Pour être tout à fait franc, je fanfaronnais un peu. Les Sharamudoï ont pour habitude de garder une ligne toute prête, avec hameçon et appât, dans leur bateau, et je voulais leur prouver que moi aussi j’étais capable de capturer un poisson. L’ennui, c’est que là-bas, le poisson est à la mesure de la rivière, en particuli
er l’esturgeon. Les Sharamudoï ne disent pas qu’ils vont pêcher quand ils s’en prennent aux plus gros ; ils disent qu’ils vont chasser.
— J’ai vu un jour un saumon grand comme un homme, affirma un Zelandonii.
— Là où se termine la Grande Rivière Mère, certains esturgeons sont plus grands que trois hommes de haute taille, assura Jondalar. J’ai jeté la ligne à l’eau et je n’ai pas eu de chance : j’ai attrapé un poisson ! Ou plutôt c’est un gros esturgeon qui m’a attrapé. Comme la ligne était attachée au bateau, quand le poisson s’est mis à filer dans l’eau il m’a entraîné. J’ai perdu la pagaie, je ne maîtrisais plus rien. J’ai voulu couper la ligne avec mon couteau mais le bateau a heurté quelque chose et, sous le choc, le couteau m’a sauté des mains. Ce poisson était fort, rapide. Il a essayé de plonger et a failli me faire tomber plusieurs fois. Je ne pouvais que m’accrocher tandis qu’il descendait la rivière à toute vitesse.
Plusieurs voix demandèrent de concert :
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— Jusqu’où t’a-t-il entraîné ?
— Comment tu as réussi à l’arrêter ?
— Par chance, l’hameçon avait blessé l’esturgeon et il saignait. Ses forces ont fini par s’épuiser mais il m’avait tiré sur une longue distance en aval. Quand il a renoncé à lutter, nous nous trouvions dans un bras peu profond de la rivière. J’ai gagné la berge à la nage, soulagé de sentir quelque chose de solide sous mes pieds...