Les refuges de pierre

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Les refuges de pierre Page 74

by Jean M. Auel


  La communauté frappait d’une marque d’infamie celles qui n’attendaient pas leurs Premiers Rites, mais certaines jeunes filles succombaient aux flatteries incessantes. En y cédant, elles devenaient moins désirables comme compagnes parce que cela dénotait un manque de maîtrise de soi. Certains trouvaient injuste de stigmatiser une femme parce qu’elle avait, jeune fille, transgressé naïvement une simple coutume. D’autres considéraient que c’était une épreuve révélatrice de leur intégrité, de leur force de caractère et de leur persévérance, toutes qualités jugées essentielles chez une femme.

  Les mères faisaient appel à la Zelandonia pour tenter de dissimuler le faux pas, et les Premiers Rites étaient célébrés dans tous les cas, puisqu’ils étaient indispensables pour qu’une jeune femme puisse s’unir. Les doniates veillaient à ce que les hommes choisis pour « ouvrir » les jeunes filles déjà ouvertes restent discrets, de façon que rien ne fût divulgué. Mais celles qui avaient cédé étaient connues en premier lieu des Zelandonia – lesquels figuraient parmi ceux qui estimaient en privé que c’était une mise à l’épreuve – et au moins soupçonnées par beaucoup d’autres.

  Cet été-là, un problème rare se posait. Une jeune fille, Janida de la Partie Sud de la Vingt-Neuvième Caverne, qui n’avait pas encore eu ses Premiers Rites, était enceinte et voulait s’unir au jeune homme qui l’avait prématurément ouverte. Peridal, également de la Partie Sud de la Vingt-Neuvième Caverne, ne se montrait guère pressé de devenir son compagnon, bien qu’il eût témoigné une obstination immodérée à la poursuivre de ses assiduités pendant l’hiver et à lui faire des promesses extravagantes. Le Rocher aux Reflets était si vaste et comprenait tant de niveaux qu’il ne leur avait pas été difficile de trouver des endroits écartés pour leurs rendez-vous amoureux.

  On disait pour sa défense que Peridal était très jeune. Il n’était pas sûr de vouloir s’unir si tôt, et sa mère ne tenait pas trop à ce qu’il prenne un engagement aussi important, surtout avec une fille qui avait cédé. Néanmoins, la Zelandonia usa de tout son pouvoir de persuasion pour les convaincre d’accepter. S’il n’était pas indispensable qu’une femme eût un compagnon lorsqu’elle devenait mère, il était préférable que l’enfant fût né du foyer d’un homme, en particulier le premier enfant.

  Autre aspect du problème : d’une manière générale, quand une femme tombait enceinte avant de choisir un compagnon, elle devenait plus désirable parce qu’elle avait prouvé qu’elle pouvait apporter des enfants au foyer d’un homme, mais l’infamie dont elle était frappée parce qu’elle n’avait pas su se contrôler demeurait. Janida et sa mère le savaient ; elles savaient aussi que, si la jeune fille était déjà honorée par la Mère quand elle s’unirait, cela porterait chance au couple et qu’elle serait donc considérée d’un œil favorable. Elles espéraient que l’un compenserait l’autre.

  Beaucoup de Zelandonii parlaient de cette affaire, dans un sens comme dans l’autre, mais la plupart s’accordaient à trouver la situation intéressante, en particulier du fait de la position défendue par Janida et sa mère. Ceux qui prenaient le parti de Peridal estimaient qu’il était trop jeune pour assumer les responsabilités d’un compagnon. D’autres soutenaient que, si la Mère avait choisi l’esprit de ce garçon pour honorer la jeune fille, Elle devait le juger capable de devenir homme de foyer. Malgré son manque de maîtrise de soi, Janida portait peut-être chance et Peridal aurait dû être content de s’unir à elle. Certains hommes envisageaient même de la prendre pour compagne, infamie ou pas, si le garçon y renonçait. Elle devait figurer au nombre des Élues de Doni pour être tombée enceinte aussi rapidement.

  Les jeunes filles qui se préparaient aux Rites des Premiers Plaisirs vivaient toutes dans une hutte gardée avec soin, proche de celle de la Zelandonia. Il avait été décidé que Janida resterait avec les autres et prendrait part à la cérémonie puisqu’elle devait passer par les Premiers Rites avant de pouvoir s’unir. La communauté avait estimé que Janida devait elle aussi apprendre ce que les jeunes filles devaient savoir, mais, quand elle rejoignit les autres, plusieurs d’entre elles émirent des objections.

  — C’est une cérémonie pour ouvrir une fille et en faire une femme. Si Janida est déjà ouverte, pourquoi vient-elle ici ? demanda l’une d’elles, assez fort pour être entendue de toutes. Les Premiers Rites sont réservés aux filles qui savent attendre, pas à celles qui trichent.

  Plusieurs jeunes filles approuvèrent mais une autre repartit :

  — Janida est ici parce qu’elle veut s’unir lors des premières Matrimoniales, et aucune fille ne peut le faire avant ses Premiers Rites. En outre, elle a déjà été honorée par la Mère.

  D’autres, qui avaient commencé à avoir leurs périodes lunaires peu de temps après la Réunion d’Été précédente et qui, selon les rumeurs, avaient elles-mêmes célébré en privé un rite d’ouverture, tâchèrent de se montrer plus bienveillantes, mais la plupart savaient qu’elles devaient rester prudentes. Leur réputation dépendrait de la discrétion de l’homme choisi pour elles, et il pouvait être parent d’une des filles qui avaient attendu. Elles avaient conscience qu’elles pouvaient elles aussi subir la même honte et voyaient les difficultés que cela entraînerait.

  Janida sourit à celle qui avait pris sa défense mais ne dit rien. Elle se sentait un peu plus avertie que la plupart des jeunes filles de la hutte. Au moins, elle savait à quoi s’attendre, à la différence de celles qui avaient patienté, et elle puisait un certain courage dans le fait qu’elle avait osé affronter tous ses détracteurs. De plus, elle était enceinte. Élue par Doni, quoi qu’on pût dire, et à un stade de sa grossesse où elle baignait dans l’optimisme. Elle ne savait pas que son état avait déclenché dans son corps la sécrétion de certaines hormones, elle savait seulement qu’elle était heureuse d’attendre un bébé.

  Malgré l’isolement et la surveillance des jeunes filles, les commentaires que provoqua l’arrivée de Janida – en particulier la phrase selon laquelle les Premiers Rites étaient « réservés aux filles qui savent attendre, pas à celles qui trichent » — firent le tour du camp. En l’apprenant, la Première fut furieuse. La fuite provenait forcément d’un membre de la Zelandonia – personne d’autre n’aurait pu s’approcher de la hutte – et elle aurait voulu savoir de qui il s’agissait.

  Ayla et Jondalar avaient passé la majeure partie de la journée à travailler sur les peaux d’aurochs, grattant d’abord la graisse et les membranes de la partie intérieure, puis les poils de la partie extérieure avec des racloirs en silex, trempant ensuite les peaux dans une solution de cervelle de femelle écrasée à la main et mélangée à de l’eau, ce qui leur donnait une souplesse étonnante. On les roulait, on les tordait – à deux, un à chaque extrémité – pour en faire sortir le plus d’eau possible. On perçait de petits trous autour du bord, à trois pouces d’intervalle. Puis on attachait la peau encore humide sur un cadre de bois en insérant une corde dans chaque trou.

  Une fois le cadre bien fixé, entre deux arbres ou sur une poutre horizontale, on travaillait la peau. A l’aide d’un bâton au bout arrondi, on retirait dans un sens puis dans l’autre, jusqu’à ce qu’après une demi-journée de labeur elle fût enfin sèche. A ce stade, elle était devenue presque blanche, douce et souple. On aurait pu la tailler et en faire un vêtement, mais, si la pluie la mouillait, il fallait l’assouplir de nouveau pour qu’elle ne durcisse pas en séchant. Afin de garder à la peau sa souplesse et son aspect velouté, même après lavage, il fallait procéder à un autre traitement. Plusieurs possibilités s’offraient, selon le produit que l’on souhaitait obtenir.

  Le plus simple était de la fumer. L’une des méthodes consistait à planter une petite tente de voyage conique, à y allumer un feu dégageant beaucoup de fumée, à accrocher en haut quelques peaux et à boucher les ouvertures. La fumée emplissait la tente, enveloppait les peaux, recouvrait chacune des fibres de collagène qu’elles contenaient. Après ce traitement, le cuir restait souple même après avoir été mouillé ou l
avé. Le fumage changeait aussi la couleur de la peau, qui, selon le bois utilisé, allait du jaune au brun en passant par le fauve et le marron.

  Un autre procédé consistait à mélanger de l’ocre rouge en poudre à du suif – de la graisse mise à fondre dans de l’eau frissonnante – et à faire pénétrer la pâte obtenue dans la peau. Non seulement elle lui donnait une couleur allant du rouge orangé au marron mais elle la rendait imperméable. On pouvait utiliser un bâton arrondi ou un os pour mêler la substance grasse à la peau, en écrasant la surface, en la polissant jusqu’à obtenir une patine brillante. L’ocre rouge prévenait la décomposition bactérienne et protégeait aussi des insectes, notamment des minuscules parasites vivant sur des animaux à sang chaud, comme l’homme.

  Troisième méthode, moins connue et requérant davantage de travail : donner à la peau une couleur blanche. Les échecs étaient nombreux car il était difficile de lui garder sa souplesse, mais en cas de réussite le résultat était étonnant. Ayla tenait cette technique d’une vieille Mamutoï nommée Crozie. Il fallait conserver son urine, attendre que, par un processus chimique naturel, elle se transforme en ammoniaque, agent blanchissant. Après avoir été raclée, la peau était mise à tremper dans l’ammoniaque puis lavée avec des racines de saponaire donnant une mousse épaisse, adoucie avec la bouillie de cervelle, enfin polie à la poudre de kaolin, une argile blanche fine, mélangée à un suif très pur.

  Ayla n’avait fabriqué qu’un seul vêtement blanc, avec l’aide de Crozie, mais elle avait repéré un gisement de kaolin non loin de la Troisième Caverne et envisageait de tenter un nouvel essai. Elle se demandait si la mousse qu’elle avait appris à fabriquer chez les Losadunaï avec de la graisse et des cendres de bois serait plus efficace que les racines de saponaire.

  En travaillant, elle avait entendu une partie des discussions au sujet de Janida et avait trouvé la situation intéressante parce qu’elle donnait un aperçu saisissant des traditions et des coutumes zelandonii. Il ne faisait aucun doute dans son esprit que Peridal avait fait germer la vie en Janida puisque tous deux avaient indiqué qu’aucun autre homme ne l’avait pénétrée, et Ayla était convaincue que c’était l’essence des organes masculins qui provoquait les grossesses. En retournant au camp de la Neuvième Caverne, fatiguée d’avoir raclé des peaux toute la journée, elle demanda à Jondalar pourquoi les Zelandonii tenaient absolument à célébrer les Premiers Rites avant que les jeunes femmes fussent libres de choisir un compagnon.

  — Je ne comprends pas ce que cela change, que Janida ait été ouverte par ce jeune homme l’hiver dernier ou qu’un autre homme l’ouvre maintenant, tant qu’elle n’a pas été forcée, dit-elle. Madenia des Losadunaï, elle, avait été violée par une bande de garçons avant ses Premiers Rites. Janida est un peu jeune pour une première grossesse, mais je l’étais moi aussi, et je ne savais même pas ce qu’étaient les Premiers Rites avant que tu me le montres.

  Jondalar éprouvait une profonde compassion pour la jeune fille. Lui-même avait enfreint les traditions de son peuple pendant son initiation en tombant amoureux de sa femme-donii et en voulant en faire sa compagne. Lorsqu’il avait découvert que Ladroman... Madroman... les avait épiés, puis avait révélé à toute la Caverne qu’ils avaient l’intention de s’unir, Jondalar, furieux, l’avait frappé plusieurs fois, lui brisant les dents. Madroman avait souhaité lui aussi que Zolena fût sa femme-donii – tous les garçons le voulaient – mais elle lui avait préféré Jondalar.

  Il pensait connaître les raisons de la position d’Ayla. Elle n’était pas née chez les Zelandonii, elle ne saisissait pas tout à fait leur attachement à des coutumes qu’ils avaient respectées toute leur vie, ni la difficulté de s’opposer à des traditions ancestrales. Il ne comprenait pas qu’elle-même avait violé les traditions du Clan et en avait payé les conséquences. Elle avait failli en mourir et ne craignait plus de mettre en cause toute tradition, quelle qu’elle fût.

  — On peut se montrer plus indulgent envers ceux qui viennent d’ailleurs, mais Janida savait à quoi s’attendre, répondit-il. J’espère que ce jeune homme s’unira à elle et qu’ils seront heureux ensemble. D’ailleurs, je crois savoir que d’autres le remplaceraient volontiers s’il refusait.

  — Je m’en doute. C’est une jolie jeune fille qui va avoir un bébé qu’elle pourra apporter au foyer d’un homme s’il est digne d’elle. Ils marchèrent un moment en silence puis Jondalar reprit :

  — Je crois que les Matrimoniales de cette Réunion d’Été resteront longtemps dans les mémoires. D’abord à cause de Janida et Peridal, qui seront parmi les plus jeunes qui se soient jamais unis, s’ils se décident finalement. Moi, je rentre d’un long Voyage, toi, tu viens de très loin, et les gens en parleront, même si personne ici ne soupçonne à quel point c’est loin. Et puis il y a Joplaya et Echozar. Ils ont tous deux des origines et une lignée inconnues ici. J’espère seulement que ceux que cela perturbe ne créeront pas de difficultés. L’attitude de Brukeval m’a stupéfié. Je croyais qu’il avait de meilleures manières.

  — Il a raison quand il affirme qu’il n’est pas du Clan, souligna Ayla. Sa mère l’était, mais il n’a pas été élevé par le Clan. Même si ses membres avaient accepté de le reprendre, il aurait eu du mal à vivre avec eux. Il connaît leur langue, plus ou moins, mais il ne sait même pas qu’il utilise les signes des femmes.

  — Les signes des femmes ? Tu ne m’avais jamais parlé de ça.

  — La différence est subtile mais elle existe. Les premiers signes que tous les bébés apprennent sont ceux de leur mère. Quand les enfants prennent de l’âge, les filles restent avec leur mère et continuent à apprendre auprès d’elle, tandis que les garçons commencent à accompagner plus souvent les hommes et apprennent leurs façons de faire.

  — Alors, qu’est-ce que tu m’as appris ? demanda Jondalar.

  — Le parler bébé, répondit Ayla en souriant.

  — Tu veux dire que, quand je parlais à Guban, je m’exprimais comme un bébé ? s’écria Jondalar, abasourdi.

  — Encore moins bien, pour être franche, mais il comprenait. Le simple fait que tu saches quelque chose et que tu essaies de parler de manière correcte l’impressionnait.

  — De manière correcte ? Parce que Guban pensait que c’était lui qui parlait de manière correcte ?

  — Bien sûr. Tu ne penses pas la même chose ?

  — Si, dit Jondalar en souriant. Quelle est la manière correcte, selon toi ?

  — C’est celle à laquelle chacun est habitué. En ce moment, pour moi, les façons de parler du Clan, des Mamutoï, des Zelandonii sont toutes correctes, mais au bout d’un moment, quand j’aurai parlé uniquement Zelandonii pendant quelque temps, je penserai sans aucun doute que c’est la manière correcte de parler, même si je ne parle pas correctement cette langue. La seule que je connaisse vraiment bien, c’est la langue du Clan, mais uniquement celle du Clan où j’ai grandi, et ce n’est pas la même qu’ici.

  En parvenant au petit cours d’eau, Ayla s’aperçut que le soleil se couchait et fut une fois de plus captivée par le flamboiement des couleurs du ciel. Ils s’arrêtèrent pour l’admirer.

  — Zelandoni m’a demandé si je voulais être choisi pour les Premiers Rites, demain, annonça Jondalar. Probablement pour Janida.

  — Elle l’a précisé ? Pourtant, d’après Marthona, les hommes ne savent jamais qui ils ouvriront.

  — Pas exactement. Elle a dit qu’elle voulait quelqu’un qui soit non seulement discret mais prévenant. Elle a dit qu’elle savait que tu étais enceinte et que je saurais donc m’occuper d’une jeune femme ayant besoin de la même sollicitude. De qui d’autre aurait-elle pu parler ?

  — Tu vas le faire ?

  — J’y ai songé. Il fut un temps où j’aurais été plus que disposé à accepter, mais j’ai répondu que je ne l’envisageais pas.

  — Pourquoi ?

  — A cause de toi.

  — Moi ? fit Ayla. Tu pensais que j’y verrais une objection ?

  — Tu en vois une ?r />
  — Si j’ai bien compris, c’est une coutume de ton peuple, et d’autres hommes qui ont déjà une compagne y participent.

  — Et tu l’accepterais, que cela te plaise ou non, c’est ça ?

  — Je suppose.

  — Si j’ai refusé, ce n’est pas parce que je pensais que tu t’y opposerais, mais parce que je n’accorderais pas à Janida l’attention qu’elle mérite. Je penserais à toi, je la comparerais à toi. Ce ne serait pas juste pour elle. Comme je suis mieux pourvu que la plupart des hommes, je me contiendrais, j’essaierais d’être délicat et tendre pour ne pas lui faire mal, et en même temps je regretterais de ne pas être avec toi. Cela ne me dérange pas d’être doux et prévenant, mais nous sommes bien assortis. Je n’ai pas à m’inquiéter de te faire mal, du moins pas encore. Quand ta grossesse sera plus avancée, je ne sais pas, mais nous trouverons un moyen.

  Ayla ne s’attendait pas à être si heureuse qu’il eût refusé. Elle avait entendu dire que la plupart des hommes trouvaient ces jeunes filles attirantes et se demanda si elle était jalouse. Elle souhaitait ne pas l’être, elle se rappelait ce que Zelandoni avait dit à ce sujet lors de la réunion des femmes. Si Jondalar avait accepté la proposition, elle ne s’y serait pas opposée mais se réjouissait qu’il ne l’eût pas fait. Ayla ne put s’empêcher de sourire, un grand sourire presque aussi radieux que le coucher de soleil et qui enveloppa Jondalar de sa chaleur.

 

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