Crève, l'écran
Page 1
Table des Matières
Page de Titre
Table des Matières
Page de Copyright
Epigraphe
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Chapitre XXVI
Chapitre XXVII
Chapitre XXVIII
Chapitre XXIX
Chapitre XXX
Chapitre XXXI
Chapitre XXXII
Chapitre XXXIII
Chapitre XXXIV
Chapitre XXXV
Chapitre XXXVI
Chapitre XXXVII
Chapitre XXXVIII
Chapitre XXXIX
Chapitre XL
Épilogue
© Librairie Arthème Fayard, 2001.
978-2-213-65324-2
Le Prix du Quai des Orfèvres a été décerné sur manuscrit anonyme par un jury présidé par M. le Directeur de la Police judiciaire, au 36, quai des Orfèvres. Il est proclamé par M. le Préfet de police.
Novembre 2001
I
Une chambre froide. Glaciale, je veux dire. C'était un de ces hôtels où, dans le hall déjà, tout suintait d'un luxe tellement convenu qu'il en devenait vulgaire. À perte de vue du marbre blanc et, pour accrocher l'œil, huit lithographies – pas du meilleur cru – signées Dali sur de vastes murs courbes. Quelques motifs lourdingues et cuivrés paraient la réception, en fait une niche assez laide, dotée d'un interminable comptoir derrière lequel s'agitait une nuée de personnages compassés aux boutons brillant sous l'halogène comme autant de petites pastilles trop propres, trop clinquantes, bien assorties et finalement assez kitch.
Le courant d'air qui balayait le hall accentuait méchamment l'impression de froideur qui l'avait saisi lorsqu'il lui avait fallu remplir sa fiche d'entrée. La 612 lui paraissait parfaitement assortie au décor, sauf qu'elle avait l'air conditionné. Une fois de plus, son regard des premiers instants ne l'avait pas trahi. Lorsque, descendant d'une voiture officielle, il avait scruté le hall et les salons pour voir où on le logerait, il s'était instantanément dit qu'il se déplairait sûrement dans cet hôtel. À moins d'y trouver, peut-être, une Vénus qui, bien sûr, n'attendrait que lui. C'était son fantasme de reportage, son rêve transitionnel en quelque sorte ; la seule valeur sûre dans l'incessant changement d'hôtels auquel il soumettait sa carcasse usée au gré du calendrier des festivals. Trente ans que cela durait. Et ça n'arrivait jamais. Dans sa chambre comme dans toutes les autres, une courte table en aggloméré, rivée au mur, soutenait un petit téléviseur qui trônait près du plateau des verres. Tout de suite il chercha le frigo. Il y a toujours un bar dans les chambres de ce prix. Plus tard il y glisserait la petite bouteille de whisky achetée dans le ciel français à une hôtesse aimable comme une porte de grange.
L'agencement des lieux tenait de la photocopie. Il imagina l'étage, dont, comme on enroule le couvercle d'une boîte de sardines, on aurait enlevé le plafond d'un tour de clé. Un vieux goût pour l'architecture. Il parvenait à dresser mentalement d'excellentes axonométries et celle-ci lui révéla, le temps d'un frisson, l'horrible perspective de pièces toutes semblables avec leurs tables trop rigides, leurs chaises posées comme sur des marques fixes par des femmes de chambre qui s'y seraient retrouvées les yeux bandés, et leurs rideaux sur mesure, tombant à point. Au moins vingt chambres par étage. Il posa sur la couette sa lourde valise comme on jette un sac de charbon – le lit ne bougea pas trop, c'était bon signe – et déposa avec mille précautions le sac plus modeste bourré d'électronique qui contenait son outil et constituait son gagne-pain.
La vue était agréable. La mer, la plage. Cette Croisette qui se croit, en mai, le nombril du monde. Depuis le temps, il avait appris à la connaître parfaitement, dans son déguisement froufroutant. À chaque fois, il portait sur elle un regard plus amusé, plus effrayé, plus cynique – et cependant toujours conquérant. En société, il se plaisait à se plaindre du rythme effréné qu'imposait aux travailleurs des médias ce marathon mondain. Mais il aimait, au fond, entendre les protestations étonnées de son auditoire. Elles lui donnaient une stature. Comme les envieux adorent la frime, il faisait mouche à tous les coups en parlant de Cannes d'un air contraint et blasé, très travaillé. Plus on lui en demandait et plus il pouvait raconter, d'un ton artificiellement détaché, ses rencontres avec des vedettes dont le contact lui conférait par procuration comme un surcroît de prestige. Elles étaient furtives, ces rencontres, mais il savait dresser sans mentir, dans ses récits, des portraits assez précis de ses interlocuteurs.
Le rituel lui imposait pour commencer de déverrouiller sa valise. Le numéro n'avait pas changé depuis un bon quart de siècle. C'était le seul qu'il pouvait mémoriser. Il n'avait pas la mémoire des chiffres. Gino Vespa s'acharna sur la serrure grippée par le voyage. Il tenta la force, puis la manière douce, et amena enfin les bons chiffres dans leur fenêtre. La valise céda en révélant une petite apocalypse dans le rangement de ses chemises qu'il croyait avoir si bien ordonnées. Avisant ensuite les quatre misérables cintres d'une armoire indigne d'un palace, il se plut, quand même, à esquisser un sourire de contentement… Depuis trente minutes qu'il était là, personne encore ne l'avait dérangé. Pas de téléphone, pas de fax et pour cause : il n'avait pu communiquer l'adresse qu'il ne connaissait pas, au moment de son départ. C'est un chauffeur du festival qui, muni des dernières informations du bureau des logements, l'avait conduit à bon port après l'avoir attendu à l'aéroport. L'hôtel n'était pas à son goût, mais, connaissant la hiérarchie des logements officiels du festival, il observa qu'on l'avait bien traité. Il avait la cote.
Il venait de passer une semaine de chien. Cette quiétude le rasséréna. Elle était factice, certes, mais bien dans le ton. Allumant la télé pour voir si le réseau local fonctionnait toujours, au cas où il suivrait les conférences de presse depuis son lit, il se dit qu'il se garderait bien, à l'avenir, de donner son adresse avant un ou deux jours.
C'est alors que le téléphone sonna, l'arrachant à ses illusions.
– Salut, vieille noix ! fit la voix. Pas facile de te trouver.
– Comment as-tu su que j'étais là ? fit la vieille noix qui avait déjà compris.
– Le service de presse, vieux. Pas compliqué. Écoute, je ne t'appelle pas pour le boulot. Juste pour que tu saches. La Tronche part en retraite anticipée.
– Eh bien, ça m'en touche une sans secouer l'autre, tenta Vespa qui avait lu dans la presse que c'était l'une des expressions attribuées à Jacques Chirac.
– Peut-être, mais je voulais te le dire.
– Merci, Jo. Je suis crevé. Tu me laisses y penser, et on se rappelle demain comme prévu, d'accord ?
Joseph Visseur n'était pas le moins crispant des potes de Vespa. Mais il savait comme personne activer radio-couloirs au bunker, le siège de General TV. Souvent Vespa s'était dit que ce devait être insupportable de croiser quotidiennement un type pareil, au bunker. Mais pour un indépendant, ces petites teignes valaient de l'or : elles l'informaient des derniers ragots, toujours utiles pour connaître la température ambiante. Finalement, se dit-il, la démission du rédacteur en chef pouvait l'arranger.
Bernard Depassy – la Tronche – n'aimait pas le cinéma. Un autre peut-être lui achèterait davantage de reportages, et ce ne serait pas plus mal. Bienheureux de laisser les paons de General TV se battre entre eux pour gagner le fauteuil encore chaud, il décida de ne plus y penser et se roula un petit joint léger.
II
Boulevard Champion, le bâtiment de General TV formait un carré parfait. Les fenêtres en biseau ne parvenaient pas à briser la rigidité de l'immeuble. Les voisins ne l'aimaient guère, ce bâtiment, mais il en imposait. Une chaîne de télévision se doit d'avoir un siège à la mesure de ses ambitions : visible, reconnaissable, massif. Deux mille personnes y travaillaient. Au moins le tiers d'entre elles se prenait pour Fellini sous prétexte que la télé, c'est magique et que « c'est un lieu de la création ». Un autre tiers faisait la fortune des psy.
Depuis trente ans qu'elles avaient leur épicentre à la cafétéria, située sur le toit dans une sorte de pavillon menant à la terrasse, les conversations tenaient cependant à l'analyse d'une activité immuable et permanente : le jeu des chaises. Le départ de la Tronche tombait à pic pour redonner du piment aux pronostics. C'est là, à la caf', que Joseph Visseur tenait ses quartiers quand l'actualité le laissait souffler. Sinon, il logeait au cinquième, l'étage du journal télévisé, au milieu duquel trônait une grande cage de verre – l'aquarium – qu'un amoncellement d'écrans de contrôle nimbait de mystère aux yeux des visiteurs. C'était son royaume, sa passion et son métier : la coordination des images. Il représentait la chaîne dans le réseau international d'échanges qui permet aux télévisions d'utiliser parfois les images des autres, d'enregistrer les reportages des agences et de recevoir ceux de leurs propres correspondants.
Dans l'aquarium, on voyait de tout. Le cynisme des vieux pros était à la mesure de la bouillie qu'ils visionnaient à longueur d'échanges : certains cameramen de terrain, dans les régions en guerre, balançaient au réseau des images vraiment ignobles. On ne pouvait qu'à peine le leur reprocher. Après tout, il y avait des acheteurs ! C'était une pâte visqueuse, la matière première d'un spectacle quotidien, le journal. Seule la voix de Visseur s'élevait avec douceur dans cette rédaction sous tension. D'un timbre agréable, elle annonçait : « Reportage belge, roi Albert… », « Budapest, attentat… ». Demain, pour l'ouverture du festival, ce serait aussi : « Cannes, sujet Vespa. » Les ravages d'une guerre ou les paillettes d'un festival de cinéma pouvaient se suivre de près, après avoir été tournés simultanément, parallèlement : c'était la représentation des heures d'un monde quadrillé par les caméras. Les pièces d'un patchwork. L'univers semblait se déverser dans l'aquarium avec ses baleines et ses requins, ses fines anémones et ses algues tueuses, tout entremêlés et menant un bal d'enfer.
Tout le monde à General TV connaissait Vespa. Il avait fait ses armes dans la maison avant de gagner son indépendance. Il vendait depuis lors ses reportages en free-lance et s'était offert un car de montage, luxe au-dessus de ses moyens mais nécessaire à la pleine maîtrise de ses sujets qu'il vendait « clés en main ». Demain à 18 heures, Vespa disposerait de cinq minutes pour injecter son reportage dans le réseau, grâce à l'antenne du car d'une petite chaîne privée à laquelle il donnerait, en échange, ses images brutes. La contre-affaire, c'est la base chez les fauchés. Et comme toujours, Visseur veillerait au bon fonctionnement des magnétoscopes, qui vivaient leurs dernières heures depuis l'arrivée du tout numérique. Vespa travaillait à l'ancienne, c'était son luxe, son caprice, à l'heure où n'importe quel ordinateur s'offrait à monter et sonoriser vos propres films.
Le problème du Dr Borowczyk est qu'il connaissait trop bien la maison. Rien de ce qui agitait le petit monde de General TV ne lui échappait. Psychiatre à la mode installé dans les beaux quartiers à l'enseigne de Borowczyk & Papadiamantis, sans autre précision, comme une société d'import-export, il recevait dans son cabinet quelques-uns des névrosés de la télé. Ceux, du moins, qui reconnaissaient l'être. Il savait avant l'heure ce qui se tramait, qui baisait qui au propre comme au figuré, et s'amusait à comparer les versions comme on oppose face nord et face sud d'événements semblables. C'est fou ce que les gens de télé pouvaient être sûrs de leur pouvoir ! En collectant leurs petits secrets, Borowczyk savait qu'en fait le seul vrai pouvoir était de son côté puisqu'il connaissait, lui, tout de chacun. « Mécanicien de l'âme » comme il aimait à se présenter aux sceptiques, il avait fait des merveilles avec un ancien présentateur du journal qui n'aurait jamais avoué, en pleine gloire, qu'il se couchait sur un divan pour tenir le coup. Il avait depuis viré mystique et n'hésitait plus à vanter, comme une potion vitale, les bienfaits des séances onéreuses du bon Dr Borowczyk.
L'agenda de Borowczyk était plein des noms de gens qui feignaient ne pas le connaître hors de son cabinet. Sa spécialité : le syndrome de l'antenne. Un mal sournois. Surdimensionnement de l'ego. Beaucoup vouaient au célèbre médecin une passion sans faille. Ils en devenaient serviles et multipliaient les pirouettes jusqu'à parvenir à dîner en sa compagnie. Le frémissement des têtes sur le passage de ceux que le public reconnaissait les comblait d'aise car, faute d'être au sommet, au moins avaient-ils le sentiment de profiter aussi des scintillements de la neige. Pas un ne pensait, dans cette courte béatitude, que la neige finit toujours par fondre. La névrose commence au premier cri, se disait souvent Borowczyk ; il n'y a d'humain qui ne soit malade.
III
Sa moustache rafraîchie par la glace du Chivas, Gino Vespa déplaça la télévision afin de mieux étaler, sur la petite console de sa chambre, les documents du festival qu'il n'avait pas oublié d'emporter. L'indispensable corvée commençait : établir son planning. La préparation de ses sujets devait évidemment précéder la présentation officielle des films. Il lui fallait repérer les conférences et projections de presse, calculer le temps de travail et s'organiser, avant les longues nuits de fêtes auxquelles il se devait d'aller. C'était là, en effet, son terrain de chasse. Il y repérait les attachées de presse, retrouvait les acteurs qu'il connaissait, félicitait les producteurs ou adressait un signe amical aux cinéastes… Personne n'était dupe : chacun avait besoin de chacun. Sans vedettes, pas de reportages. Commercialement, pour lui, c'était zéro. Mais sans promotion, les films, c'était zéro itou : la valeur marchande de Vespa tenait donc à la large diffusion de ses reportages, laquelle lui valait une considération certaine et très intéressée. Donnant-donnant ! Au front, c'était l'une de ses devises favorites.
Cette année, Vespa s'était mis en tête d'obtenir un entretien exclusif avec Robert Silverstein. Inutile de dire que les concurrents se pressaient au portillon. C'était donc le moment de retrouver les délégués de la World Pictures Company, une petite nuée d'attachées de presse qui serraient leur champion d'aussi près que les G Men encadrent le Président des États-Unis. « Vous comprenez, il est si fragile et tellement sollicité… » Il connaissait le discours par cœur. Dans un premier temps, il n'aurait aucun mal à ficeler un petit sujet d'ambiance pour tenir les délais. Mais il s'était promis de réaliser un peu plus tard un joli scoop. Comme toujours, il avait préparé un petit carnet qui lui servirait d'agenda de poche. La première opération consista à y reporter les apparitions officielles de Robert Silverstein, références strictement indicatives qu'il enrichirait ensuite de toutes les informations utiles qu'il allait glaner. Il réfléchit un bref instant.
Constat : la conférence de presse officielle ne lui serait d'aucune utilité.
Décision : il fallait pénétrer le cercle intime de Silverstein.
Question : où donc pouvait bien se trouver Maggie Blum ?
C'était son contact chez WPC, un dragon roux dans la soixantaine qu'il avait connu à Essaouira alors qu'Orson Welles y tournait Othello. C'était un frêle papillon de nuit ; en même temps qu'elle était la maîtresse du premier assistant, elle faisait ses débuts comme scripte. À présent devenue bourdon, elle régnait sur la communication européenne de la compagnie. Comme elle jouait du banjo, elle avait probablement noué des liens part
iculiers avec Robert Silverstein. Tout le monde savait que le cinéaste grattait aussi quatre cordes dans un orchestre de jazz. Aussi Vespa décida-t-il de jeter en priorité son filet sur sa vieille copine qu'il lui fallait retrouver absolument. Il appela le service des chauffeurs en se faisant passer pour un ponte :
– Bonjour, ici Marin Karmitz. J'avais rendez-vous avec Maggie Blum de WPC, nous devions rejoindre Robert Silverstein mais j'ai été retenu. Savez-vous où ils sont allés ? On devait se voir sur les hauts.
Les grosses pointures ne logent pas toujours sur la Croisette. Souvent les équipes d'un film louent une villa cossue, en amont, sur les plus beaux points de vue et, surtout, loin du stress.
– Je ne peux pas vous dire où loge M. Silverstein. Je suis vraiment désolé.
On avait bien dressé le téléphoniste mais déjà Vespa commençait de le rouler. On n'apprend pas aux vieux singes à faire la grimace.
– Évidemment, jeune homme. Je ne vous demande pas l'adresse de M. Silverstein. C'est le téléphone de Maggie Blum que je cherche. Il faut absolument que je lui parle.
– Un instant, je vous prie.
C'était visiblement un novice. Parfait. La crainte de commettre un impair le conduirait à donner une piste. Marin Karmitz, tout de même… Au bout du fil, on entendait la musique du générique des projections. Vespa replongea sa moustache dans son verre et patienta.
– Vous êtes là ? Je ne peux pas vous dire où loge Mme Blum. Vous dites bien de WPC ? Parce qu'on a plusieurs Blum.
– Oui, Maggie Blum, World Pictures Company. Bon, pas de problème pour l'adresse. Donnez-moi simplement un numéro.
– Essayez le 67 89 41… Il y a un secrétariat.
– Merci, mon cher. Monsieur comment ?
– Jeannin, fit l'autre, tout soulagé d'avoir renseigné une huile sans trahir sa mission.