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Crève, l'écran

Page 4

by Klopmann


  Une petite colonne se pressait vers la machine à café du self-service. Plus loin, un groupe se faisait servir une carafe de rosé. Quelques journaux traînaient sur les tables. C'était peut-être le seul endroit de la maison où se trouvait un téléviseur… muet. La vue était superbe et valait bien des programmes. Le vent qui balayait le toit du bunker semblait avoir chassé les clients de la terrasse. Un couple tenace tentait cependant d'étaler des papiers sur la table avant d'y renoncer, finalement, et de prendre place toujours contre la vitre mais, cette fois, à l'intérieur. Redevenue sérieuse, l'animatrice se mêla à une conversation foireuse sur le sexe des anges en général et celui des chefs en particulier. Faisant mine de quitter sa table, Solnia fit le tour de l'étage avant de s'installer à une autre table. Dans son champ d'audition, on se lamentait sur le nombre de crashes nerveux de ces derniers mois. À en croire un quidam bruyant, ce serait Borowczyk qui finirait par diriger la maison.

  – Chez nous, bramait l'homme, les huiles vont chez le psy comme on invite des voyantes à la Maison-Blanche !

  Pur phénomène de mode. Puis la conversation passa sur le terrain politique. Solnia entendit en soupirant ce qu'il tenait pour un alignement de bêtises. Très instructif. On ne lui avait pas menti. De tous les lieux du bunker, la caf' était bien celui où s'exprimaient le mieux les colères, où se diffusaient le plus sûrement toutes les informations parallèles ; le déversoir de mille tensions nerveuses qui, libérées par l'aspect convivial conféré à l'étage par de larges verrières et des plantes, y formaient un marais de ragots.

  On croisait sur cette eau-là des grenouilles et des hérons, des mouches éphémères et d'increvables silures. Le cycle de la vie faisait vivre et mourir ces bêtes-là au rythme des changements structurels et des renversements d'alliances. Parfois, des hordes s'abattaient sur une libellule innocente ; d'autres fois, c'était quelque poisson des grands fonds qui ne parvenait plus à remonter à la surface. Mais le règne des prédateurs s'avérait parfois court. Solnia fut tenté de penser qu'après tout il n'en va pas autrement dans toute grande entreprise – dans la banque ou dans les assurances par exemple, et même dans l'administration –, mais il comprit que deux phénomènes, au moins, modifiaient ici les données.

  D'une part, le mouvement à l'antenne des têtes et des émissions faisait naître chez beaucoup de vains espoirs et d'usantes frustrations. D'autre part, dans ce business public, l'ego prenait une place considérable. Au total, il régnait au bunker une tension ambiante assez étrange. La cafétéria apportait à chacun un bol d'air, au propre comme au figuré : dans ce bâtiment entièrement climatisé, on ne pouvait ouvrir les fenêtres qu'à la caf'. Ce dont chacun profitait largement. La conception même de l'étage – comme posé sur le toit du bâtiment, en fausse pièce rapportée – avait fait échapper cet espace aux critères rigides de l'organisation des autres niveaux. C'était un monde à part, comme une enclave.

  Constatant qu'il était presque 18 heures, Solnia traversa l'étage pour téléphoner au médecin légiste. Prenant cette fois l'ascenseur, il regagna le cinquième. Avisant un box vidéo libre, il s'y installa en fermant la porte, composa au petit bonheur le zéro et obtint immédiatement une téléphoniste à qui il demanda une ligne. À son grand étonnement, celle-ci lui fut donnée sans qu'il eût besoin de s'annoncer. C'était un coup, pensa-t-il en gestionnaire de service qu'il était aussi, à perdre des millions en bavardages privés.

  – Alors, toubib ?

  Pour rien au monde Solnia n'aurait voulu faire médecine. À cause de la dissection. Mais en même temps, passionné par ce faisceau complexe de données qui permettent au cerveau d'un bon flic de réaliser d'utiles synthèses, il vouait à chacun de ses partenaires un respect teinté souvent d'admiration. Les zombies de l'IJ, l'Identité judiciaire, capables de faire parler les poussières ne le fascinaient pas moins que la morgue ; non pour ce qu'elle était mais par ce qu'elle révélait souvent de la nature même des homicides.

  Il entendit le petit claquement sec et métallique caractéristique d'un objet posé avec détermination sur une table froide de marbre, de zinc ou d'acier. Un scalpel, un couteau, un objet métallique.

  – Un instant. Je reprends mes lunettes. Je les avais posées.

  – J'ai entendu.

  Solnia savait ainsi déstabiliser bien du monde mais, avec le légiste, il avait affaire à fort calibre. Chaussant ses bésicles, le téléphone coincé sur l'épaule, l'autre ne se démonta pas :

  – Quelle marque, les lunettes, Sherlock ?

  – Four Roses, fit Solnia qui connaissait le goût caché du médecin pour le bourbon.

  Un bref silence au bout du fil : match nul.

  – Bon, soyons sérieux. Votre type est mort naturellement, il n'y a aucun doute sur ce point. Mais c'est quand même étrange : le cœur a lâché en pleine crise d'asphyxie. Votre bonhomme manquait d'oxygène. Il est mort en état d'étouffement. L'arrêt cardiaque, c'est une conséquence.

  – On ne l'a pas étranglé ? Ces marques, sur le cou…

  – Les siennes. Il a dû paniquer. On voit qu'il a tiré sur son col. Après, il a perdu les pédales et s'est infligé des marques en croyant libérer la trachée. Réaction de panique assez caractéristique. Mais je le répète : la mort, c'est l'arrêt cardiaque.

  – C'est humain, ça ? Tout qui foire en même temps ?

  – Vous voulez que je vous dise ?

  – À votre avis…

  – Eh bien, oui, c'est possible. Mais chez les centenaires cacochymes, pas chez les trenta flamboyants. Votre homme était en bonne santé. Il n'a pas été empoisonné mais c'est un fait : les boulons ont lâché de tous les côtés.

  Un autre claquement au bout du fil. Le bruit caractéristique d'un briquet Dupont.

  – Et en plus, vous fumez ?

  Le médecin tira une bouffée de sa Dunhill pour éviter d'avoir à marquer sa surprise.

  – Vous allez devenir crispant, commissaire.

  – Un outil de travail. Quand on ne provoque pas, rien ne vient. Mais quand on agresse, les gens se masquent. Alors, plus subtilement, on les crispe jusqu'à ce qu'ils miaulent. C'est là qu'ils sont le plus naturels. Une technique, cher ami…

  – Ravi d'en faire les frais. Mais, entre nous, votre technique, j'apprécierais que vous la laissiez de côté…

  – Excusez-moi, fit Solnia dans un effort de bonté. Donc, reprit-il pour résumer, il étouffe, panique sans doute et fait un arrêt cardiaque. Vous voulez que je vous dise ?

  – Non, bien sûr, bêtifia le médecin en singeant l'autre.

  – Il est mort de trouille.

  – Vous plaisantez ?

  – Non.

  – Le comble, c'est que vous avez peut-être raison. Moi aussi, j'arrive à cette conclusion. On ne peut pas dire que ça clarifie les choses…

  – Pas vraiment. Et puis, ce n'est pas vraiment sûr. C'est quand même un peu baroque, comme hypothèse ! Reste qu'on ne panique pas sans raison. Ses propres raisons, de bonnes ou de mauvaises raisons, les raisons des autres, mais des raisons. On l'a peut-être déclenchée, cette panique…

  – Alors, ce serait un meurtre ? proposa Four Roses, sur un mode plus affirmatif qu'interrogatif.

  – Non. Comment s'assurer la mort immédiate de quelqu'un en lui faisant simplement peur ? C'est irréaliste.

  – La mort naturelle reste inexpliquée quand même.

  – C'est bien ce qui me gêne. Je crois que je vais cuisiner de plus près ses collègues. Et puis, on va remonter dans son histoire. J'aimerais bien que vous creusiez un peu les poisons… Seul un empoisonnement pourrait ainsi tout bloquer dans un corps humain. Vous n'êtes pas d'accord ?

  – Objectivement, si. J'ai déjà fait les analyses courantes : rien de commun, et même, je m'avance à le dire, rien de connu.

  – Médicalement, la trouille, ça se traduit comment ?

  – Un état de grand stress provoque une production excessive d'adrénaline. Au-delà d'un taux de saturation bien défini, certaines cellules cardiaques meurent. Et quand les fibres nerveuses ne remplissent pl
us leur fonction, le cœur se met à battre la chamade avant de lâcher. Médicalement, je vais inscrire « décès causé par dégénération myofibrillaire » en signant le bulletin de sortie. C'est correct mais ça n'explique rien.

  – L'adrénaline, dites-vous ? Ça se trouve en pharmacie.

  – C'est un produit dont on se sert en cas de choc anaphylactique. Une saloperie, mais ça soulage.

  – Quelle quantité ?

  – En général, 0,50 milligramme par injection. Mais c'est variable.

  Le médecin lança un regard noir à l'attention du commissaire absent, silencieux à l'autre bout du fil.

  – Je vous vois venir. J'ai creusé cette piste. Taux d'adrénaline excessif mais banal. Il n'a pas bu la tasse.

  – Je vois que vous me connaissez. J'allais vous le demander…

  – Dans notre métier aussi, on sonde l'âme humaine.

  – Celle des morts ? Comme légiste, vous arrivez en général un peu tard, non ?

  – Dans ce cas, je m'occupe plutôt des corps. Le concret. Le reste, c'est votre part du boulot, commissaire.

  Tous les voyants passèrent au rouge. Solnia ressentit l'impératif besoin de replacer la discussion dans son contexte technique.

  – Et si on lui en avait injecté, de l'adrénaline ? Une dose de cheval ?

  – Notre client ne serait pas mort sur le coup. Il aurait réagi, protesté, hurlé, je ne sais pas, moi ; il aurait fait quelque chose pour donner l'alarme. Figurez-vous que l'idée m'a traversé l'esprit aussi, mais je n'ai pas trouvé la moindre trace de piqûre. Je l'ai retourné et examiné sous toutes ses coutures – à propos, il a subi une ablation de l'appendice. Mais on s'en fout, c'est sans importance.

  Vlad Solnia cala ses jambes sur la table et, découvrant un nouveau confort, s'étonna de ne pas l'avoir fait plus tôt. Perplexe, il dévia la conversation.

  – Ici, les gens bougent. Des cameramen, des journalistes. Ils vont partout. J'ai vu les images qu'ils s'envoient. Dès qu'il y a du sang, des larmes ou du Churchill, ils rappliquent au bout du monde. Ils pataugent dans la merde. Il y a des cinglés du plan morbide qui balancent n'importe quelle horreur des contrées les plus reculées. Ces types, enfin, certains d'entre eux, ils sont complètement déconnectés. Et vous savez quoi ? L'un ou l'autre aurait très bien pu ramener d'ailleurs un poison qu'on ne connaît pas, une dégueulasserie qui ne serait pas dans les manuels. Pourquoi ? Histoire de fric, de cul, je ne sais pas, moi. Quelque chose qui donnerait envie de tuer. Je me charge de ça, mais vous, toubib, faites-moi plaisir : renseignez-vous à fond sur les poisons rares, les produits mortels dont on ne connaît pas l'usage en Europe ; les légendes, même. Partez chez les pharaons ou chez les Incas, faites-vous faxer les protocoles du KGB, maintenant que la baraque est par terre ; plongez chez les Borgia et relisez vos classiques sur les Jivaros. Je vous offre un autre doctorat, sauf qu'il vous faudrait quatre ans pour le mettre au point, alors que moi, j'attends vos bases tout de suite.

  Une sourde excitation gagnait Solnia dont le flot expansif masquait l'intransigeance ; méthode infaillible parce que charmeuse. Son fond slave, sans doute.

  – Je suis médecin, pas détective…

  – Vous aurez de l'aide si vous voulez. Mes gars feront le lien. Mais je vous en prie, ne négligez pas cette piste. Nous n'en avons pas d'autre.

  – Je ne le vous fais pas dire.

  18 h 10. Et Visseur qui doit m'attendre, se dit Solnia.

  – Il faut que j'abrège. On a fait le tour ?

  – Oui, sauf que si je comprends bien, j'ai quatre jours pour étudier l'histoire universelle des poisons de la mythologie à nos jours, avec élaboration des tests idoines destinés à vérifier l'hypothétique présence dans les tissus de mon patient – c'est vous qui n'êtes pas patient – d'une substance dont on ne connaît pas la composition. Sans problème !

  – J'en étais sûr. Allez, bonne chance !

  Il raccrocha. Deux à un. C'est ainsi qu'il aimait la vie. Dépliant ses jambes pour se remettre sur pattes, il ouvrit la porte du box sur un couloir qu'une fille en jean parcourait, au même moment, à toute bombe. Contrairement à ce qu'on dit, observa-t-il, un jean sied au fessier. Tout dépend du fessier.

  Contournant les armoires antifeu qui contenaient archives et papeterie, il regagna les escaliers, chercha la rédaction, marcha un peu et découvrit un spectacle inattendu.

  – Ah, vous êtes là ! hurla dans son dos une voix puissante.

  C'était Depassy. Il ne l'a pas volée, ce Depassy, sa réputation de Tronche, se dit Solnia. Le commissaire – une parade de son répertoire – pivota, ne répondit pas et se contenta de fixer le fâcheux exactement entre les deux yeux : le point faible du rhinocéros quand on lui tire dessus. La bête ralentit le souffle.

  – On vous cherche partout, fit plus humblement la Tronche.

  – Moi aussi, je me cherche. Qui suis-je ? D'où viens-je ? Dans quel état j'erre ?

  – Ce n'est pas le moment de plaisanter. Visseur…

  Et là, Solnia comprit. La Tronche confirma :

  – Visseur est mort ! Venez vite !

  Le commissaire dut serrer des coudes pour entrer, bondissant comme un tigre, dans l'aquarium où quinze Diafoirus se penchaient sur le corps bleu et inerte de Visseur. Les écrans scintillaient mais le son avait été coupé. Le mutisme du monde prenait une dimension particulière dans l'aquarium qui résonnait, ordinairement, des mille bruissements du monde. Visseur était couché sur son pupitre, une main sur un potentiomètre.

  – C'est quoi, ce bouton ? Le son ?

  – La clim', répondit un journaliste que Solnia avait déjà vu animer des débats politiques, Antoine Marreux.

  La climatisation. Pas d'air. Enfin, sensation de pas d'air. Le début d'étouffement. Tout avait pourtant l'air normal… Il faudrait que le toubib se démène.

  Comme s'il avait perçu le regard coulissant du policier, Marreux fit preuve d'autorité à l'endroit de la faune qui guettait aux premières loges :

  – Il serait bon que vous sortiez. Nous sommes trop nombreux ici.

  C'était un truc pour rester dans la place. Solnia, qui n'en était pas dupe, rendit grâce à cette astuce :

  – Très juste. Merci de sortir.

  Et, s'adressant à l'animal qui paraissait aussi terrassé que Visseur :

  – Vous aussi, monsieur Depassy. Je resterai avec ce journaliste, M. Marreuil.

  – Marreux.

  – Marreux. Vous passerez des coups de fil pour moi, monsieur Marreux, pendant que je l'examine.

  Le journaliste se faisait des qualités de sa personne une idée bien éloignée des tâches de secrétariat, mais enfin, il ne broncha pas. Après tout, c'était le meilleur moyen de se tenir informé. Il n'y avait aucune raison de douter qu'ensuite ses confidences allaient rehausser son panache, à la caf'. Marreux attendit les instructions pendant que Solnia se penchait sur le cou du mort.

  – Appelez le 36 67 67… C'est le lieutenant Wolf. Mettez-moi sur conversation libre dès que vous l'aurez.

  – C'est un inspecteur ?

  – On ne dit plus « inspecteur ». C'est un officier. Appelez-le.

  Solnia se pencha. Aucune marque apparente sur le cou de Visseur. Même visage que Verrat, souffrant et cyanosé, dépersonnalisé. Dès que l'adjoint fut en ligne, le commissaire s'approcha de l'appareil, sans quitter des yeux le mort affalé, et fit le topo en donnant ses ordres :

  – Je vous veux ici avec Bernard dans trente secondes. Dans la voiture, appelez le toubib. Comme il va râler, vous lui direz que les Jivaros sont parmi nous. Oui, dites-lui bien « les Jivaros ». Et puis envoyez un mail sur le circuit interne : je veux tout le monde dans mon bureau demain à 8 h 30. On fera le point. Il se passe des drôles de choses à la télé.

  Marreux faisait des signes pour éloigner les curieux de la vitre. Dans l'écran du programme General TV, un type en cravate énonçait les titres du journal.

  Déjà 20 heures.

  VIII

  Une nuit était passée. Réunion au Quai. Suivant l'exemple du commissaire, l'équipe res
tait debout pendant les séances. C'était encore un de ses trucs pour aller à l'essentiel. Debout, on s'écoute moins parler : comme ça devient vite fatigant, on va droit au but. Solnia s'était fait livrer un téléviseur relié à deux magnétoscopes, l'un VHS et l'autre betamax – le format pro –, qu'il avait fait brancher sur le meuble bas dans lequel il rangeait ses classeurs. L'ensemble masquait la reproduction d'un Turner représentant le port de Londres au soleil couchant. « Je ne sais jamais si je vis le jour ou la nuit, alors j'aime l'entre-deux », répétait-il à ses visiteurs, qui, parfois, histoire de briser la glace, complimentaient le fonctionnaire pour le choix de son tableau. De vraies crapules, en général, ces visiteurs-là. Ceux qui avaient de l'aisance, les cols blancs. Entre « amateurs d'art », n'est-ce pas…

  – Alors, toubib ? (La phrase rituelle.)

  – Pas d'assimilation de drogue et toujours pas de poison connu, fit le médecin.

  Ils étaient à présent cinq, face à Solnia. Quatre officiers et le toubib.

  – Les poisons connus agissent de diverses manières, reprit le toubib. Souvent le cœur s'arrête sous l'effet du produit ; parfois, c'est plutôt l'étouffement par paralysie musculaire. Il semble que les Russes aient mis au point un truc qui brûle instantanément l'oxygène que transporte le sang, mais je n'ai jamais vu cela. C'est dans un rapport officiel que j'ai trouvé les références. Parfois, l'étouffement survient après un dysfonctionnement de l'aorte, mais les symptômes post mortem sont alors différents.

  – Donc…

 

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