Crève, l'écran

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Crève, l'écran Page 8

by Klopmann


  Sous le rai des lumières, des volutes dessinaient des points d'interrogation, des cercles concentriques et des taches de Rorschach dont le frémissement révélait l'emplacement des bouches d'aération. Près du bar où s'agglutinaient les premiers venus, un couple s'embrassait langoureusement, parfaitement indifférent à l'entrée de Jean Balland, l'une des plus grandes stars du pays, dont la crinière blanche magnifiquement peignée, le port drapé de nonchalance et l'incroyable présence avaient instantanément capté tous les regards, ou presque. Vespa regretta amèrement sa caméra. Mais il fallait choisir : c'était rester bêtement dehors ou entrer. Il savait d'expérience qu'il valait mieux ne pas courir trop de lièvres à la fois. Pour ce soir, il avait décidé de jouer la seule carte Silverstein et devait s'en tenir à ce choix. Tu l'auras, ton exclusivité, se dit-il pour mieux se consoler. Scrutant la masse dans l'espoir de retrouver le petit homme inquiet, il finit, après trois minutes, par aviser le divin chapeau, un peu compressé, dans la masse humaine. Silverstein avait oublié de le remettre à la fée du vestiaire pour mieux se protéger. Facile à repérer, à présent.

  Maggie fendait la foule avec une détermination à faire trembler un Gengis Khan. White Senior n'était plus qu'à quelques mètres d'eux. D'un frémissement collectif, le cercle s'ouvrit et les deux hommes, White et Silverstein, se firent bientôt face. Vespa crut voir un hamster (à chapeau) comme tombé dans la piscine. L'un sûr de lui et l'autre éthéré, les deux hommes se lancèrent un regard d'admiration curieuse et réciproque. Deux monstres sacrés, deux acteurs – l'un producteur et l'autre réalisateur –, deux divinités de ce cinéma dont c'était là la kermesse annuelle allaient pour la première fois se serrer la main, vraiment. C'était une joie sincère et partagée. Conscients d'assister à quelque chose d'exceptionnel, les témoins retinrent leur souffle.

  – Hi, Bobby ! C'est gentil d'être venu.

  C'était gentil mais c'était exactement ce qu'il ne fallait pas faire. Robert Silverstein dé-tes-tait qu'on l'appelât Bobby ou même, comme Altman, Bob. À la contraction de la main qui avait repris possession de son bras gauche Maggie sentit qu'un aiguillon venait de pénétrer le cuir diaphane de son protégé. Alerte rouge ! Elle fit diversion :

  – Je ne vous présente pas, je pense… Moi, je suis Maggie Blum, de WPC.

  – Et moi, ROBERT Silverstein, ajouta le précieux personnage. Comment allez-vous, Senior ?

  Senior n'avait pas de prénom. Pas de risque, se dit l'homme au chapeau. Senior et Junior : plutôt impersonnel. Le fin du fin, c'était qu'il n'y avait pas besoin d'ajouter le nom de famille : tout le monde les connaissait ainsi. Ils n'avaient aucun homonyme dans le métier. Qui donc aurait osé ? Junior, c'était Junior White et Senior, Senior White. Un Brown Senior n'avait pas plus de chances de se faire appeler Senior qu'un Green Junior, Junior. Marques déposées, ancrées dans l'imaginaire populaire… Depuis l'avènement des White, Senior et Junior étaient devenus d'imprenables et inimitables citadelles patronymiques.

  – On m'a dit que c'était très réussi, Harlem, Frisco… J'espère que je pourrai bientôt le voir.

  Son dernier film.

  – C'est le prochain qui sera réussi, vous le savez bien ! Le meilleur, c'est toujours celui qu'on n'a pas encore fait. Enfin, sérieusement, je l'aime bien, ce film. Mais je me demande… Est-ce que vous l'auriez financé, maintenant que vous êtes producteur ?

  – Vous voulez que je vous dise ? Non, je ne l'aurais sûrement pas produit. On donne plutôt dans l'action et les effets spéciaux, nous, vous le savez bien. Votre style, c'est pas vraiment le nôtre, commercialement. Mais j'adore !

  Il avait émis « j'adore » avec un léger claquement snobinard. Maggie était dans ses petits souliers. Dans son cou, Senior sentit comme un courant d'air. Sans doute l'Ange qui passait, flap, flap, sur leurs têtes.

  – Je ne l'aurais pas produit, mais j'aurais peut-être aimé le tourner ! J'aime bien votre style. C'est pas le mien, mais j'aime bien, répéta Senior.

  J'en ai autant à ton service, se dit Silverstein. Mais pourquoi faut-il toujours que les gens qu'on aime bien fichent tout par terre rien qu'en ouvrant la bouche sans texte ? Cette sûreté de soi crispait Silverstein. Ce type devait croire que tout ce qu'il touchait allait se transformer en or ; le comble, c'est que c'était vrai. Silverstein, lui, croyait qu'il ne réussissait jamais vraiment rien, dans la vie. Adulé, couvert d'honneurs, il ne croyait pas qu'on l'aimait. Tout l'effrayait. Il se sentait rejeté. Traumatisme d'enfance : abandon, puis adoption orageuse. Un jour, il raconterait ça aussi dans un film.

  Le rayon puissant d'une poursuite six cents watts traversa la fumée, filant caresser une des naïades de service qui s'était postée au bon moment au bon endroit. Ils avaient prévu leur coup. Roulement de tambour, les conversations baissèrent d'un cran. Silverstein tourna aussi la tête et blêmit… L'hor-reur ! Flanquée d'un des faux Beatles en tenue Sgt Pepper, la fille tenait dans ses bras un banjo. Pas besoin d'être grand clerc pour comprendre. Qu'avait-il eu besoin de se fourrer dans ce guêpier ? Impossible d'y échapper, tout le monde le regardait à présent. On lui avait réservé une surprise. Dès lors qu'il était entré dans la boîte, quelqu'un avait eu l'idée géniale d'aller chercher un banjo. Le salaud. Qu'il soit sept fois maudit, cracha le regard sous les sourcils froncés, sous le chapeau.

  Un murmure s'amplifia.

  – Mister Joe ! Mister Joe ! Mister Joe ! commençait de clamer la foule.

  Pris au piège. Mister Joe, c'était une chanson du Sud qu'il avait jouée dans un vieux film et qu'il continuait de gratter, le mercredi, au Winnie's Bar où il avait ses habitudes, à New York. Tous les mercredis sans exception. C'est pour cela qu'il voyageait peu et court. Seulement voilà : au Winnie's Bar il y avait, en bas, le public, et sur la scène autour de lui, en garde rapprochée, les copains. Là, au Xanadu, sans vraie séparation ni vrais copains, l'évidence de sa totale vulnérabilité le paralysait. Autant sortir à poil sur Fifth Avenue. Et Senior qui enfonçait le clou !

  – Quelle bonne surprise, un banjo… Il est d'ailleurs superbe (et d'esquisser un accord). Eh bien, oui, Robert, vous n'allez pas refuser, tout de même ?

  – Bien sûr que non, s'efforça-t-il de sourire en saisissant l'instrument qu'on lui tendait.

  Silverstein était prisonnier d'un cercle de lumière aussi rond que le banjo. Et en plus, il y avait un micro HF dans l'instrument à quatre cordes. Tout le monde allait l'entendre. Le batteur donna la mesure, la guitare fit son travail et Silverstein, résigné, le sien pour amuser la galerie.

  Vespa n'avait pas quitté son observatoire. Il venait de comprendre comment il pourrait retourner en sa faveur la contrariété de Silverstein, tellement perceptible à ses yeux. Accompagné d'une fausse section de cuivre tout droit sortie d'un synthétiseur, le banjo commençait de balayer l'espace sonore. C'est vrai qu'il jouait bien, le bougre. Les White rayonnaient. On en parlerait longtemps, de leur réception. Les gens qui réussissent ont vraiment l'art de la récupération, songea Vespa en acceptant une coupe. Encore un quart d'heure et l'homme serait mûr. Nerveusement exténué, il n'aurait de cesse de sortir : Vespa lui proposerait alors de filer à l'anglaise avec Maggie et d'aller s'isoler en mer. Tout seuls, sans personne. Au large d'une baie superbe. Pas de bruit. Juste la rumeur du public, étouffée, au loin, parfois zébrée par quelques vaguelettes qui s'écraseraient sur la coque du bateau. Le cri d'une mouette, peut-être. Juste les trois dans la cabine du yacht loué par WPC pour ses réceptions. Il savait qu'il était inutilisé ce soir-là : il possédait le programme officiel de la société.

  Juste les trois, et aussi la caméra.

  Pourvu qu'il y ait des gilets de sauvetage et des bouées dans tous les coins, sur ce rafiot. Sinon, Silverstein n'acceptera pas. Mais ce n'est pas un rafiot, c'est un yacht de prestige. Alors, pas de crainte : les bouées font partie du décor. Elles ajoutent au confort, elles rassurent. N'aie pas peur, Silverstein, allez… Une petite interview presque reposante à côté de toutes ces émotions. Silverstein venait d'achever son cinquième morceau et fit comprend
re au public qu'il en avait fini. Les White père et fils se précipitèrent pour lui donner l'accolade, tandis que le photographe officiel s'agitait comme une mouche. Après avoir déposé le banjo sur les planches du praticable, Silverstein lança un regard affolé à Maggie qui le répercuta en direction de Vespa. L'éclair lui confirma que les circonstances lui étaient favorables, et l'émotion lui fouetta le sang.

  XIV

  Une lueur enfantine brilla dans l'œil de Solnia qui réalisait un vieux rêve : il venait d'allumer sa propre machine à café, un cube noir tout neuf qu'il s'était fait livrer, à ses frais, pour l'installer sur l'armoire basse de son bureau. L'automate de l'étage délivrait pourtant un café tout à fait acceptable. Mais la question n'était pas là. Pure affaire de confort : il n'y avait pas à ses yeux plus grand luxe au monde que celui d'une tasse de café préparée sur place, sans quitter son bureau, sans rencontrer de collègues, bref sans prendre le risque de laisser interrompre ses pensées par le premier quidam venu, même bien intentionné. Et puis, quand l'eau passait du réservoir chauffant au filtre papier, l'odeur du breuvage le stimulait. Elle donnait à la pièce une fausse atmosphère de chez-soi qu'il jugeait tout à fait propice à la réflexion. Il glissa prudemment le mode d'emploi et la garantie dans un tiroir qui contenait déjà deux tasses et une réserve de café, tourna autour de l'objet, le contempla, l'admira et attendit l'heureux glouglou avant de se servir une rasade du breuvage qu'il appréciait noir, tout noir, et sans sucre. Il huma le contenu de sa grande tasse aux armes de Scotland Yard, souvenir d'un stage effectué chez les Britanniques qui ne boivent pas que du thé, goûta la merveille et la trouva tristement fade.

  Je mettrai plus de café la prochaine fois, se dit-il.

  Quatre dossiers l'attendaient sur son bureau. Pas vraiment des rapports, plutôt des indications dont il allait s'efforcer de faire la synthèse ; les premiers éléments rapportés par ses lieutenants. Chaque chemise contenait quelques feuillets dactylographiés, rien d'officiel, des notes utiles à chaque membre de l'équipe. Elles valaient souvent mieux que les dépositions car c'était dans ces rédactions-là que, libres de leur prose, les lieutenants se livraient, quand ils en avaient le temps, aux constatations les plus intéressantes. Solnia imposait l'exercice à ses collaborateurs non seulement pour faire circuler les informations, mais aussi pour contraindre chacun à réfléchir : le temps de rédiger, les enquêteurs devaient nécessairement clarifier leurs idées. D'autant que Solnia leur demandait de mêler constats et impressions. C'était sa méthode, peu goûtée en haut lieu mais suffisamment efficace pour éviter à Solnia les récriminations que l'originalité ne manque pas d'attirer, en général, dans la police.

  Dans un premier temps, le commissaire s'intéressait davantage au climat psychologique qu'aux faits. Certains policiers développent des thèses sur la base d'actes précis ; lui fonctionnait à l'inverse. Il lui fallait d'abord bien comprendre les lieux et l'esprit des protagonistes des crimes dont il s'occupait, ensuite il construisait des scénarios. Alors seulement, il se plongeait dans l'analyse des faits. C'était un cérébral, un solitaire, Solniatcheff. Un artiste qui lançait ses troupes sur des pistes à demi précises en leur laissant le loisir de changer d'orientation au cas où. Un angoissé qui compilait les sensations avant les faits et qui, une fois ses idées clarifiées, demandait reconfirmation des faits ou quelque complément d'enquête sur des détails. Encore fallait-il les définir, ces détails… Il passait des jours et parfois des semaines à ruminer avant l'illumination instinctive. Lorsqu'elle survenait, l'affaire était généralement bouclée en deux jours. Effet de cette jeunesse que ses collègues de même rang ne lui pardonnaient pas, son étonnant flair compensait le manque d'expérience. À chacun son style, et à chaque style sa technique. Peu académique, la sienne donnait d'excellents résultats que ses chefs avaient estimés, dans une statistique interne destinée aux tableaux d'avancement, à 82 %. Pas mal dans le domaine criminel ! Ce qui le chiffonnait toutefois, c'était qu'il restait 18 %. Preuve que ce monde n'est pas parfait, se dit-il en éclusant son café. Et il saisit les premières feuilles. Un style inimitable. Pas réglementaire.

  Mais très utile.

  NOTE À L'ATTENTION DE V. SOLNIA

  De : Véronique Blanche

  Objet : enquête General TV

  Contenu : profil DCD

  1. Préambule

  1.1. Les indications médicales fournies par le médecin du service (lire annexes) laissent clairement entendre qu'il n'existe aucune raison médicale objective de décès prématuré. Pas de problèmes physiques reconnus. Médecin traitant de Verrat : Dr Bernard Van den Schmuyck (boulevard de la Cluse, 35). Médecin traitant de Visseur : Dr Fabio Lucchini (chemin du Pré-aux-Fées, 44).

  1.2. Cadre de travail : climatisation sans défaut. Forte charge d'ions positifs en raison du nombre d'écrans allumés en permanence. Analyse de l'air négative : pas de substances nocives. La mort a vraisemblablement été provoquée. Cause indéterminée.

  2. Profil Charly Verrat

  2.1. Marié depuis quatre ans à Véronique Janin. 34 et 32 ans. Un enfant de 3 ans, Éric. Elle : vendeuse dans une boutique de produits pour soins corporels, chante dans un chœur universitaire. Lui : bassiste de Rock'N'Down, un groupe qui marche pas mal. Cadre de vie privée : quatre pièces quartier résidentiel (avenue Romulus-et-Rémus, 12), meublées confort mais banales. Une pièce sert de chambre de musique. Voisins élogieux : famille sympathique et musicien silencieux (il répète au casque). Vu les cinq autres musiciens avec Béroud. Local au domicile du batteur, qui vit dans une grande maison au sous-sol insonorisé (Jacques Lacourt, rue des Tilleuls, 18). Un disque enregistré à compte d'auteur. Deux des titres sont de lui. En résumé, pas de conflit apparent. Le plus timide du groupe. Assez renfermé. RND donne une dizaine de concerts par année, genre gros rock qui tache. Contact : Ampli Productions, une boîte sérieuse (rue de Cireilles, 61).

  2.2. À General TV depuis deux ans. Travaillait auparavant dans une boîte privée en qualité d'électronicien. A été formé à General TV pour devenir opérateur vidéo à 2/3 temps, idéal pour faire de la musique en parallèle. Enregistre les images, étiquette les cassettes, gère – en alternance – la diffusion des cassettes du journal (il charge l'ordinateur). Lit des revues musicales au travail quand il n'y a rien à faire. Réputé serviable et discret. Pas un type de contacts. A fait une déprime il y a trois ans et passe pour être encore fragile.

  2.3. Casier vierge. Pas d'aspérités dans les déclarations de ses relations de travail (lire annexes) : aucune suspicion d'histoire de cœur, d'argent, de jalousie, politique ou autre.

  2.4. Commentaire : le type qui se défoule seulement sur scène. Très secret. Tout à fait le genre de gars dont on apprend un jour qu'il pille durant ses loisirs les résidences de la région, ou qu'il se travestit en femme pour donner des coups de fouet dans des boîtes spécialisées. Trop secret, ou alors complètement lisse. Dans le premier cas, dualité caractérielle ; dans le second cas, routine existentielle autoprotectrice. Dans les deux cas, la force de caractère du DCD n'est pas garantie. Je pencherais pour un type mal dans ses pompes, angoissé et complexé ; potentiellement les plus dangereux. Cependant, rien ne permet en l'état d'identifier double vie ou casserole relationnelle.

  3. Profil Joseph Visseur

  3.1. Célibataire, 38 ans. Vit plus ou moins avec Françoise Bolle, 27 ans, auxiliaire vidéo (son assistante, en somme). Expansif et bavard, toujours au fait de la dernière histoire à la mode ou des dernières rumeurs internes. Vit dans trois pièces très design. Peu d'objets mais très raffinés. Beaucoup de livres (jolie collection d'ouvrages sur l'ésotérisme et goût manifeste pour les productions issues du Bauhaus). Une télé géante dernier cri : doit vraiment aimer son métier. Claque son salaire en beaux objets et en voyages.

  3.2. A bourlingué jusqu'à 26 ans et est entré à General TV sur concours. Coordinateur des images, assez grosse responsabilité (je ne vous fais pas le topo, vous avez vu). Dirige une équipe de quatre personnes. Très concentré au travail, compens
e à la caf' en racontant des histoires. Assez populaire dans la maison. Passe néanmoins pour un cynique : tient des propos amers sur la nature humaine. Probablement un peu mystique.

  3.3. Casier vierge, sauf retrait de permis pour excès de vitesse. Brouille notoire avec le chef de la téléthèque (Antoine Hirsch, ligne professionnelle directe 43 44 67…) dont il a révélé contre son gré l'homosexualité. J'ai vu le type (déposition en annexes). Beau comme un dieu (mais pourquoi faut-il que les plus sexy soient toujours pédés, chef ?). Depuis lors, il déteste Visseur mais je crois qu'il n'y a pas d'affaire personnelle. Visseur s'est fait mousser, il avait des infos, c'est tout. Plus bête que méchant. N'empêche que l'autre, ça l'a marqué. Mobile insuffisant, à mon sens, et procédé inexpliqué.

 

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