Crève, l'écran
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– On doit y aller. Business first !
Elle vérifia soigneusement les étiquettes des cassettes et saisit la 2, prête à l'envoi. Il avait la tête d'un gosse qui attend le Père Noël. Elle jouait plutôt au Père Fouettard.
– Plus tard, peut-être, fit-elle. Plus tard. Peut-être.
Et elle se leva, le regarda se déplier aussi et avisa son entrejambe arrogant pour un instant encore ; l'hommage ne lui échappa pas.
– Plus tard, sûrement.
Il ne répondit pas et la suivit hors du car, descendant prestement la marche tandis qu'elle cherchait ses clés. C'est toujours décevant de suivre une femme qui ferme la porte de… l'extérieur.
L'air s'était nettement rafraîchi. On arrivait à ce moment caractéristique où le jour bascule, fâché, prêt à en découdre avec la nuit qui s'avance et gagne toujours, à la fin. Une méchante brise crépusculaire balayait le quai. À quelques brasses de là, un yacht effilé qui devait valoir son pesant de derricks glissait en direction du port. Probablement celui de Ben Slimane, dont Nice-Matin avait annoncé la présence annuelle. Marchant à grands pas, deux policiers en grand cordon semblaient pressés de rejoindre leur poste, sûrement les marches du palais. On percevait au loin la sonorisation de l'esplanade où un bateleur animait une émission de radio que de puissants haut-parleurs crachaient avant l'arrivée des vedettes, face au public, du bon côté du palais. Derrière, les cars de télé tournaient à plein. Perché sur une échelle, un agent des Télécom vérifiait une jonction de câbles. Des types de Los Angeles avaient perdu leur faisceau et en faisaient tout un plat. Figé comme un chat, au pied de l'échelle, un réalisateur japonais se délectait de la scène – parfaite représentation, à ses yeux, de l'inconséquence des Européens, tous bordéliques, et des Américains, tous excités.
On ne pouvait pas rater le bus Mobilnews. Peint en jaune et noir comme Maya l'abeille, il était surmonté de deux paraboles assorties et orientées dans deux directions différentes. De la porte ouverte s'échappaient les voix des coordinateurs en réseau, d'abord à Genève, siège de l'Union européenne de radiodiffusion, puis dans plusieurs grandes villes. Assis sur le rebord, John Wood lisait un magazine d'informatique. D'un maintien extraordinairement britannique, l'assistant de Bertrand arborait une moustache taillée aux ciseaux à ongles qui lui donnait un air de colonel des Indes. Sauf que ce colonel-là portait un T-shirt à l'image des Rolling Stones, vision surprenante sur le torse de ce quinquagénaire immense et longiligne, le cheveu blond-blanc peigné comme un agent de change. Après tout Mick Jagger, comme lui, était grand-père ! Wood avait effectivement connu les Stones, de loin, lors d'un enregistrement télé à Wembley. C'était un homonyme de Ronnie Wood mais il ressemblait plutôt, dans la bande, à Charlie Watts. Il tenait alors l'une des caméras de scène et avait été admis à partager le buffet des artistes et techniciens. Avec le temps, il avait délaissé la caméra pour un job assis. Le poids des anciennes caméras lui avait démoli les lombaires. Il assurait ici la permanence du car : Sillagy l'avait engagé pour quinze jours afin de profiter de son séjour cannois en prospectant un peu, présentant ses prestations à d'éventuels clients et rinçant le gosier de quelques directeurs techniques. Le lot des indépendants.
– Tu as la cassette pour General TV ? Injection dans cinq minutes ! souffla Wood.
– On sait, John. John, je te présente Babette Loup, monteuse films. En ce moment, elle travaille avec Vespa, pour General TV. John Wood, le gardien des lieux.
Ils se serrèrent la main.
À première vue, l'installation du car ne différait pas tellement de celle du véhicule de Vespa. Un novice s'y serait trompé.
– Vous êtes prêts, Cannes ? grésilla une voix dans le haut-parleur.
– Deux minutes.
– Ligne ouverte. Décompte dans deux minutes.
Wood avait tout préparé. Ne restait plus qu'à loger la cassette dans le lecteur.
– Ligne pour General TV. Copies interdites, rappela la voix à l'intention des autres chaînes.
Contrairement à d'autres qui avaient garé leur car à cul, il avait dirigé l'avant de son véhicule contre la façade du palais, ce qui protégeait mieux l'habitacle du soleil. C'est à des détails de ce genre qu'on reconnaît les vrais pros.
Une voix fit :
– À vous, Cannes !
Wood enclencha les commandes. La cassette se déroula, tandis qu'un Suédois qui attendait son tour d'occupation de la ligne lorgnait, de l'extérieur, le moniteur de contrôle.
– Silverstein ! C'est un joli coup, ça ! siffla-t-il d'un ton admiratif.
On entendait le commentaire :
« … Des passants. Incognito, l'homme… »
Pas besoin de saisir le français pour réaliser que le confrère avait accompli un joli coup.
« … Et c'est comme ça que j'exploite mes phobies. »
– Dernier mot : « phobie » ! annonça Babette au micro, pour signaler la fin de l'envoi.
– Un instant, je vérifie, répondit la voix lointaine.
Bousculant Babette, trois Nordiques sautèrent joyeusement dans le car alors même que la transmission n'était pas terminée. Courtoisie et galanterie n'ont plus cours lorsqu'il s'agit de défendre sa place. Le temps d'antenne étant limité, personne n'avait intérêt à prendre du retard.
– On y va, on y va, soupira-t-elle.
Concentré sur ses engins, Wood rendit à Babette sa cassette en saisissant l'autre que lui tendait, d'une main trop baguée, un Viking en chemise à fleurs qui n'en revenait pas de « couvrir » Cannes : c'était un spécialiste du saut à skis.
De retour à l'air libre, Babette et Bertrand se questionnèrent du regard. Leurs yeux disaient : « Et qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? »
Ce fut Bertrand qui s'exprima :
– J'en ai pour deux heures, au moins. Et toi ?
– Un peu de rangement à faire. Je n'étais, disons, pas très à mon affaire, tout à l'heure.
– Ah bon ? Il me semblait que c'était tout le contraire !
– Idiot. Bon, je dois finir de ranger le car. Tu veux qu'on se retrouve plus tard ?
– J'allais te le proposer. Mais qu'est-ce que tu dois ranger ? C'était nickel…
– Des trucs.
– Quels trucs ?
« Top Suède ! » grésilla le haut-parleur.
Elle ne répondit pas. Mais le bougre insistait.
– Vers 21 heures ?
– Trop tôt. Je dois passer au palais voir un client. On va peut-être manger ensemble et je ne peux pas me défiler. Peut-être après ?
Trois pour surveiller le départ d'une cassette. Ils en faisaient un peu trop, les Suédois. John Wood conservait tout son flegme mais cette invasion lui déplaisait. Il n'aimait pas l'envahissement. Bertrand jeta un œil dans le car, puis reprit la conversation :
– Après, quand ?
– Plutôt vers 23 heures ?
– J'attendrai, puisqu'il le faut.
– Je n'en doute pas…
– Chez toi, chez moi ou dans un lieu neutre ?
Pour des retrouvailles, il était direct.
– Je passe te prendre à l'hôtel. On avisera ensuite.
– Tenue de sortie ?
– À poil !
XVII
La cinquième session venait de se terminer. Devant les salles de conférences aménagées comme pour des conseils d'administration, l'écran en plus, de petits groupes s'étaient formés près des tables dressées pour les en-cas. Il restait des sandwiches et du café. On aurait dit un défilé de polos Lacoste : les médecins tenaient à leur standing. À l'uniforme professionnel, blouse blanche, cravate, ils avaient préféré l'uniforme de villégiature : col ouvert, mais chic. Crocodile de rigueur. La minorité féminine respirait plutôt la variété et devisait, elle, en T-shirt, robe d'été et petite vareuse de bonne coupe.
Vespa logeait dans l'hôtel. Dans un premier temps, il avait renoncé à traîner ses guêtres chez les psychiatres en goguette. Mais puisqu'on les lui servait sur un plateau, s'était
-il dit, pourquoi ne pas aller fureter aussi de leur côté ? Le conférencier, Enzo Testa, venait de disserter sur « le comportement de l'acteur générateur de fantasmes » après une communication de Vladimir Silikine sur « l'attente du consommateur mâle en matière d'images érotiques ». L'attente, pas le besoin, qui allait faire l'objet d'une autre causerie. Vespa se dit que, parfois, le budget de fonctionnement des universités et des unités médicales passe en de curieux loisirs. Silikine était un petit rondouillard blanchi et couperosé, les yeux rieurs, la peau rose des bons vivants. Son badge indiquait « unité P de Saint-Pétersbourg ». Une doctoresse parisienne s'approcha de lui et posa une question dans un anglais torturé, à laquelle il répondit dans un français parfait. Vespa saisit un peu de la documentation mise à disposition dans une barquette qui contenait des fiches signalétiques de films et le programme des travaux. Pas mal ! siffla-t-il entre ses dents. L'Empire des sens d'Oshima avait nourri la soirée inaugurale et précédé une pleine journée de débats sur « le comportement induit de la société occidentale dans sa relation à l'image déculpabilisatrice mais narcissique – rôle et valeur de l'exotisme dans la réception occidentale ».
Vespa commençait d'être sérieusement intrigué. Les chercheurs avaient été divisés en quatre groupes de travail, chacun appelé à plancher sur un aspect du sujet général. L'assemblée avait élu quatre rapporteurs chargés de rédiger les conclusions définitives de chaque groupe, mission qui allait leur conférer une once supplémentaire d'aura, comme après chaque publication, et aussi un « grand rapporteur » qui ferait ensuite la synthèse. Le sérieux des congressistes contrebalançait la légèreté apparente du sujet… Le programme indiquait une ultime conférence, à 19 h 30, intitulée « Du désir collectif », étude de Mme le Pr Janine Berg consacrée aux « rôle et utilité des salles de projections cinématographiques à caractère X ». Séance illustrée, précisait le programme, à laquelle il décida de faire un tour si d'aventure on le laissait entrer. Juste le temps de prendre une douche et de se refaire une beauté, l'affaire d'une petite demi-heure. Juste le temps. Ce soir, il porterait veste sport et chemise ouverte, carnet de notes sous le bras pour faire sérieux et chaussures de ville bien cirées. Il fourra les papiers sous son bras et se dirigea en pivotant vers les ascenseurs qui, sagement alignés, attendaient le client derrière une plante en plastique, et prit un instant son mal en patience. Happé par son nouveau sujet, il oublia complètement que Silverstein lui avait fait réserver une place à sa première. Heureusement pour lui, Maggie Blum, tout à son protégé, ne verrait pas l'absence de Vespa dont la place numérotée, comme celles de tous les invités de dernière minute, se situait dans la galerie. À l'heure du crime, il aurait deux alibis.
XVIII
Le crime en question se perpétrait au même moment, quelques étages plus haut, derrière l'une des portes glacées du quatrième. Les flûtes étaient prêtes et le champagne frappé. Enveloppé d'un peignoir blanc, Bertrand le réservait au toast qu'il porterait à d'heureuses retrouvailles, les yeux dans les yeux. Ses yeux étaient si romantiques quand ils se tournaient vers le passé. On avait frappé ; il avait ouvert. La force du panneau qui sembla céder subitement à une pression d'éléphants au pas de charge l'aplatit comme une crêpe. On l'avait frappé, et la porte s'était refermée sur un couloir un instant troublé, un instant seulement, par le tintement de l'ascenseur qui amenait au quatrième une grande Allemande à talons dorés.
Elle avait un coup dans le nez mais y voyait encore juste assez clair pour se diriger d'un pas mal assuré vers la porte de sa chambre. La clé produit un son étrange lorsque l'Allemande tenta de l'introduire dans la serrure. Une sorte de couinement. Elle s'y reprit à deux fois, percevant à la fois la résistance de la clé qui refusait de servir et l'ultime gémissement de Bertrand, ensanglanté derrière la porte. La serrure lui sembla dotée d'une vie surnaturelle qu'une consommation plus modérée de gin aurait assurément tuée dans l'œuf. Puis elle saisit que ce que la clé lui indiquait en protestant si gracieusement, c'est qu'elle se trompait de chambre. Le couloir tournait un peu. La gauche, la droite, du pareil au même… Sol et plafond dansaient et quatre parois se touchaient en formant un espace dans lequel elle évoluait en chaloupant. Elle se tordit un talon, et la cheville avec, en voulant reculer, puis se reprit en respirant un bon coup. Exactement ce qu'il ne fallait pas faire. L'oxygène fouetta le sang jusqu'au cerveau qui s'embruma à cette nouvelle bouffée d'alcool, menaçant de la faire trébucher une seconde fois. Elle tenta de faire trois pas, hésita, se lança, puis réalisa qu'au deuxième… Non, elle se reprit. Évitant la chute, elle se pencha comme un palmier au vent, retira ses souliers et cabota sur une vingtaine de mètres avant d'échouer devant la bonne porte, qu'elle ouvrit au deuxième essai. L'interrupteur était juste à l'entrée. Elle donna de la lumière, tira la porte et s'affala sur son lit en lâchant ses mignonnes chaussures sur la moquette crème.
Quelqu'un traversa le couloir en direction des escaliers de service. Une autre porte avait claqué. Encore un bruit sec. Derrière, la crêpe gisait au sol, deux côtes cassées. Elle ne semblait pas trop en souffrir. Un autre problème devait la préoccuper plus fondamentalement : c'est que le peignoir blanc, assez échancré maintenant pour dévoiler un beau torse musclé, passait au rouge à la vitesse grand V. La tache immense qui teintait l'éponge avait pour source l'entaille fine creusée, au milieu du cœur, par une lame profondément plantée. En fait, Bertrand ne se préoccupait plus de quoi que ce soit. Ses yeux n'avaient plus rien de romantique, ils étaient vitreux, assurément morts. Il marinait dans un bain rouge sombre que la femme de chambre roumaine ne découvrirait que le lendemain en ouvrant la porte avec son passe. Elle verrait dépasser du torse maculé le manche fin d'un coupe-papier de Tolède.
Un crime est un crime, une enquête une enquête et cet homicide-là ne laissait planer aucun doute sur les intentions meurtrières de l'assassin. Il n'avait pas fallu une force énorme pour terrasser Sillagy. En position de faiblesse, à demi nu et l'esprit guilleret, saisi de surprise par la violence de la porte brutalement ouverte, il n'avait probablement pas eu le temps de réaliser vraiment ce qui se passait. La lame avait fait son travail avec une précision chirurgicale.
– Un coup net, porté entre deux côtes à puissance moyenne mais régulière, fatal, sans la moindre hésitation. Pas eu besoin de force physique : une femme ou un homme, on ne peut pas dire.
Le légiste local ressemblait à tout sauf un médecin. En jean, cheveux mi-longs mal coiffés, lunettes Ray Ban pilote accrochées au col d'une chemise de soie largement ouverte qui dévoilait une chaîne en or, chaussé de baskets, il se fondait dans la masse des enquêteurs en civil qui avaient envahi les lieux. L'accès de l'étage avait été interdit à ceux qui n'y résidaient pas et le discret filtrage des locataires ne parvenait pas à masquer le caractère dramatique de la situation. Le chef des enquêteurs locaux s'appelait Ventura. Une tête de cinéma muet. On le surnommait Méphisto, rapport à ses sourcils épais et son crâne chauve.
Les policiers n'avaient pas mis de gants (enfin, c'est une formule, car ils avaient fourré leurs doigts dans des gants de chirurgien) pour s'emparer dès le matin de l'hôtel, qu'une grande agitation saisissait un peu partout. Deux agents en uniforme avaient été postés à l'entrée de l'étage, debout face à deux fauteuils dont, pour leur plus grande frustration, le règlement leur interdisait l'usage. L'Allemande avait dessoûlé mais n'avait pas quitté sa chambre : elle fut l'une des premières à recevoir de la visite.
Daniela Rückstühl représentait la distribution Flora, une compagnie qui revendait les droits de films dans une bonne moitié de la Teutonie. Elle était à Cannes pour faire ses emplettes et fréquentait surtout le marché installé dans les sous-sols du palais. Quarante cinémas d'Allemagne dépendaient de ses choix et de ses trouvailles : c'était quelqu'un, dans sa branche. Elle négociait parfois les droits d'un film avant même la fin du montage, misant sur les noms de l'auteur et des acteurs, ou sur le scénario, et marchandait avec l'art d'un commerçant syrien réductio
ns, forfaits et tarifs face à des concurrents souvent prêts à pratiquer la surenchère. Il fallait une volonté d'acier pour accomplir ce boulot, et un estomac du même métal. Plus d'un contrat finissait de se négocier à des heures indues au bar du Martinez ou du Majestic, à force de tournées qu'elle liquidait parfois dans les plantes vertes, comme une entraîneuse de bar, afin d'éviter le trop-plein.
La veille pourtant, secouée par quelques déboires – le dernier long métrage de la Berliner Volksfilm lui était passé sous le nez et, à Francfort, on ne le lui pardonnerait pas –, elle s'était laissée aller à quelques excès que le teint de sa peau et une haleine chargée ne parvenaient pas à masquer. Ils accréditaient son récit : elle s'était couchée alcoolisée comme un saint-bernard qui aurait pompé son tonneau. Cela, elle ne pouvait pas le cacher. Mais elle en voulait au concierge qui avait signalé qu'elle était rentrée dans un état pas possible à l'heure présumée du crime, ce qui était au demeurant parfaitement exact. Elle ne pouvait cependant supporter la délation. Son père, un communiste, avait été arrêté par les nazis sur dénonciation d'un voisin, devenu plus tard citoyen d'Argentine après un beau parcours dans l'administration du Troisième Reich comme secrétaire d'Eichmann.