by Gallerne
Il tourna à nouveau son regard vers la photo sur la cheminée.
– J’étais juste là pour suivre mes études jusqu’au bac. Après quoi, un lycée agricole et la vie active… Je ne voulais pas d’histoire. Donc je suivais, mais sans m’en mêler de trop près.
– Mais ce n’était pas le cas de tout le monde ?
– Non, il y avait un petit groupe de trois ou quatre garçons qui venaient de la ville et qui avaient vu des choses qu’on ne connaissait pas dans les campagnes. Ils étaient « cool », comme on disait à l’époque. Ça se dit encore ? Bref, ces quatre-là allaient beaucoup plus loin que les autres. Ils ne se contentaient pas de lui renverser son cartable, de lui tacher sa blouse ou de lui mettre son lit en portefeuille. Ils étaient beaucoup plus durs. Et leurs… blagues avaient quelque chose de plus pervers. Ils lui passaient la bite au cirage. Ils lui piquaient ses fringues pendant les cours de gym, et il se retrouvait à poil à trois cents mètres de l’école.
– Des marrants !
Le Gloaenec hocha la tête.
– Oui. Quand ils le racontaient, ça faisait rire tout le monde. Moi je riais avec les autres, bien sûr, même si je n’étais pas très fier de moi. Vous savez, par la suite, j’ai souvent repensé à tout ça. Et je me disais que j’aurais dû réagir, les empêcher d’aller trop loin. Mais il était trop tard. On ne peut pas revenir sur le passé.
Il jeta un coup d’œil à la photo, comme pour obtenir une absolution de ce côté-là.
– Et ensuite ?
– Ensuite ?
Le Gloaenec lui lança un regard de bête traquée et Vincent sut qu’il restait autre chose qu’il n’avait encore avoué à personne et qu’il aurait voulu oublier. Peut-être quelque chose dont il s’était confessé jadis, sans se sentir pardonné pour autant. Vincent décida que le moment était venu d’appuyer là où cela faisait mal :
– Ce harcèlement a duré plusieurs mois. Et, un beau jour, Yvon a quitté l’école pour ne plus y revenir. Et sa vie a été bouleversée.
Le Gloaenec hocha la tête et prit une inspiration comme avant de plonger.
– C’était à Pâques. Yvon et ses quatre… tortionnaires, avaient été collés pour chahut. Il n’y était sans doute pour rien, il devait s’être trouvé pris dans une de leurs blagues, mais le pion qui leur était tombé dessus n’avait pas fait de détail. Donc, tous les cinq étaient retenus à la pension pendant que les autres rentraient chez eux. Vous pensez s’ils étaient furieux. Et bien sûr, ils le rendaient responsable de leur malheur et juraient de se venger. Ils le menaçaient de représailles à chaque fois qu’ils se trouvaient loin des oreilles des pions.
– Et ils se sont vengés ? Comment ?
Le Gloaenec avala sa salive, et Vincent sut qu’il allait enfin savoir ce qui s’était réellement passé dans cette école, près de cinquante ans auparavant.
– Avec le temps, leurs blagues étaient devenues de plus en plus perverses, de plus en plus… sexuelles.
– Et là, il s’est retrouvé tout seul dans le dortoir avec ces quatre types.
Le Gloaenec hocha la tête, et vida sa tasse en détournant le regard.
– Il en a parlé ?
– Pas lui. Mais les autres ont fait des allusions par la suite, en riant. Des rires un peu gênés, comme s’ils avaient eu un peu honte de ce qu’ils avaient fait. À part leur chef qui, lui, assumait pleinement. Il disait que, maintenant, Yvon allait devenir leur chose. C’était le mot qu’il employait. Leur chose. Et c’est à ce moment-là qu’Yvon est parti.
– Après quoi sa vie n’a plus jamais été pareille.
Le Gloaenec regarda Vincent, avec toute la détresse du monde dans le regard, à l’évocation de ces souvenirs tragiques.
– Je suis vraiment désolé. Si j’avais su…
– Vous n’auriez sans doute pas pu faire grand-chose. Vous vous souvenez des noms de ces quatre types ?
Il ouvrit la bouche, se ravisa, et dit enfin :
– Je crois que j’ai mieux que ça. Venez.
Il se leva et Vincent le suivit dans un large couloir au bout duquel un escalier de bois noir montait vers les étages. Sur le palier du deuxième, Le Gloaenec ouvrit une porte, noircie par les années, qui donnait sur un grenier faiblement éclairé par quelques lucarnes. La plupart des brocanteurs auraient tué pour mettre la main sur les trésors qui se dissimulaient ici.
Ignorant les vieux fauteuils, les cadres vermoulus, les miroirs au tain piqué par le temps, les berceaux dont les enfants étaient sans doute devenus grands-parents aujourd’hui, le paysan se faufila entre les tas branlants d’antiquités authentiques et de vieilleries véritables.
Tout au fond de la pièce, adossée au mur pignon, se trouvait une armoire dont les portes avaient disparu depuis si longtemps que nul n’en avait gardé le souvenir. Des cartons étaient empilés sur ses étagères. Le Gloaenec en prit un, le posa sur le sol et fouilla son contenu avant de le remettre à sa place pour sortir le suivant.
Même chose.
– Je peux vous aider ? proposa Vincent.
L’autre secoua la tête.
– J’en ai pour deux minutes. Ah ! Voilà !
Il écarta un paquet de feuilles annotées dans la marge : des devoirs d’école. Dessous, se trouvait une chemise cartonnée avec un vague dessin stylisé. Il la tendit à Vincent qui s’approcha de la lucarne pour l’ouvrir.
C’était une photo de classe.
Une photo de classe que Vincent avait déjà vue !
Le Gloaenec s’était relevé et se tenait derrière lui. Il montra quatre garçons à l’extrémité droite de la photo, au deuxième rang.
– Voilà les quatre copains en question.
C’est celui qui se trouvait le plus à droite qui retint l’attention de Vincent. Un grand gaillard blond, au visage d’ange, mais avec dans le regard quelque chose de méchant, de dominateur, comme s’il était le maître du monde, et que Vincent ne remarquait qu’aujourd’hui. Et pourtant il connaissait ce regard !
La révélation était trop forte et Vincent sentit un vertige le saisir. Il tituba, s’appuya contre l’armoire pour conserver son équilibre.
– Ça ne va pas ? demanda Le Gloaenec en constatant son malaise. Vous voulez vous asseoir ?
– Non, non, ce n’est rien, répondit Vincent qui recouvrait ses esprits. C’est cet escalier qui m’a donné le tournis, et le fait de baisser la tête brusquement…
– Vous devriez consulter un médecin, ce n’est pas normal.
– Bien sûr. Je fais peut-être une chute de tension. Mais ça va déjà mieux. Ne vous inquiétez pas.
Le Gloaenec haussa les épaules et désigna la photo.
– Les noms doivent être au dos.
Mais Vincent n’avait plus besoin de connaître ces noms. Il décolla tout de même la photo de son support et la retourna. Les trois premiers ne lui disaient rien, mais le quatrième lui confirma qu’il ne s’était pas trompé.
Michel Messac.
Michel connaissait donc Yvon Kervalec bien avant qu’ils ne l’arrêtent tous les deux, quelques années plus tôt.
– Cela vous dit quelque chose ? demanda Le Gloaenec. Mais qu’est-ce que vous avez ? Vous êtes pâle comme un mort. Vincent se laissa guider jusqu’à un fauteuil poussiéreux dans lequel il s’effondra. Le besoin d’alcool le submergea et il serra les dents pour se contenir.
– Ça ne va pas ? Restez là, je vais vous chercher un remontant.
– Non.
Vincent l’agrippa par le bras pour le retenir.
– Ça va aller. C’est juste un malaise passager. J’ai pris plusieurs cafés avant de venir ici. Je n’ai pas l’habitude. Ça va déjà mieux. Je peux garder la photo ?
– Pas de problème. Pensez quand même à me la rendre quand vous n’en aurez plus besoin.
– Promis.
Vincent se leva, hésitant sur ses jambes flageolantes. Il n’avait plus qu’une seule idée en tête : quitter cette maison avec son incroyable découverte et trouver un endroit calme pour réfléchir.
Sur le pas de la porte, il remercia une nouvelle fois son hôte et l’assura qu’il l’avait bien aidé, qu’il se sentait mieux et n’aurait plus de problème. Il quitta la ferme et engagea sa voiture dans le premier chemin de traverse venu. Il s’arrêta à l’ombre de quelques grands arbres, pour repenser à ce qu’il venait d’apprendre.
Michel connaissait Kervalec et n’en avait rien dit, ni lorsqu’ils l’avaient arrêté des années plus tôt, ni récemment lorsque celui-ci était mort. Qu’est-ce que cela signifiait ? Vincent ne pouvait croire que Michel n’en avait pas conscience. Non. Il savait. Mais dans ce cas, pourquoi n’avait-il rien dit ?
Parce qu’il avait quelque chose à cacher. Quelque chose de nettement plus grave encore que ce qui s’était passé trente ou quarante ans plus tôt, et sur lequel il y avait prescription depuis longtemps.
Qu’est-ce qui unissait Michel et Kervalec aujourd’hui ? Est-ce que Michel aurait pu tuer Kervalec ? Et pourquoi l’aurait-il tué ? Car là encore, Vincent ne croyait pas aux coïncidences. Kervalec avait été supprimé pour une raison inconnue, probablement sans lien avec son passé immédiat.
Il convenait donc de chercher dans un passé plus lointain dans lequel Vincent venait de découvrir la présence de Michel.
Vincent en était là de ses réflexions lorsqu’un éclair bleu et blanc fila devant ses yeux, à quelques mètres de lui à peine. Une voiture de la police ! Elle fonçait vers la ferme de Le Gloaenec, sans l’avoir repéré.
Quelqu’un l’avait dénoncé.
Le curé ? La bigote dans l’église ? Mais dans ce cas, ce serait la gendarmerie qui serait venu le cueillir. S’il s’agissait de la police, c’est que l’appel venait de Nanterre ou de Cabourg. Mais Castelan ou Monnier ignoraient où il se trouvait. Seul, Michel était au courant puisqu’il lui avait téléphoné avant de venir pour l’informer des progrès de ses recherches et lui dire où il se rendait.
Vincent démarra. Les policiers auraient tôt fait de rebrousser chemin et d’avertir leurs collègues. Il rejoignit la départementale quelques kilomètres plus loin. La petite route la traversait et se perdait dans la campagne, entre les bois. Il poursuivit puis, parvenu à un nouvel embranchement, il sortit sa carte et s’orienta rapidement. Pour lui, la piste d’Yvon Kervalec s’arrêtait là, il devait maintenant en remonter une nouvelle qu’elle venait de croiser, celle de Michel.
Chapitre Trente-Huit
Vincent conduisit dans un état second jusqu’à Loudéac, perturbé par l’arrivée du véhicule de police à la ferme juste après qu’il l’ait quittée. Jusque-là, il s’était imaginé avoir une confortable avance sur ceux qui le poursuivaient, et estimait pouvoir disposer de deux ou trois jours au moins avant qu’on ne lance un inévitable dispositif contre lui. Et deux ou trois jours, c’était plus qu’il ne lui en fallait pour mener à bien son enquête et rentrer sereinement à Paris, avec le résultat de ses recherches.
Mais, là, les flics étaient carrément sur ses talons. Et cela changeait sérieusement la donne ! Ils l’avaient localisé, et pourraient désormais anticiper ses mouvements, avec précision.
Surtout, si Michel les guidait !
Michel. Michel avait-il tué Kervalec ? Vincent ne pouvait pas y croire. Que son ami de toujours soit un assassin dépassait son entendement. Il avait dû avoir une sacrée bonne raison pour cela. En quoi Kervalec le menaçait-il ? Venait-il pour se venger des humiliations subies, après tout ce temps ? Pourquoi, alors, avoir attendu aussi longtemps ? Était-ce pour cela qu’il avait acheté une arme ? Pour tuer Michel ? Michel l’avait-il tué en état de légitime défense ? Ou dans une action préventive ? Tuer avant d’être tué ? Michel en était certainement capable.
Le plus simple était sans doute de lui poser la question, mais Vincent se méfiait du téléphone. Si Michel ne l’avait pas dénoncé lui-même, il était certainement placé sur écoute.
Malgré tout son désir de se persuader de l’innocence de son ami, Vincent ne croyait pas à une simple écoute téléphonique. Il était trop tôt pour que l’on ait déjà envisagé de filer toutes ses relations. De plus, Michel demeurait un client sensible. Son statut d’ancien flic lui avait permis de conserver certains contacts dans la grande maison, susceptibles de le prévenir s’il était surveillé.
Ces différentes hypothèses tombaient à partir du moment où le nom de Michel figurait avec une telle évidence au dos de cette photo de classe. Michel était bien le chef des tortionnaires qui avaient martyrisé Yvon Kervalec.
Et les policiers avaient foncé chez Le Gloaenec sur la foi d’un renseignement précis. Et ce renseignement ne pouvait provenir que de Michel.
De même que la descente de police au garage pendant qu’il le fouillait n’était sans doute pas fortuite. Il avait cru alors qu’un voisin avait donné l’alarme, mais il devait certainement sa fuite sur les toits à Michel lui-même.
Lui qui ne cessait de le dissuader de remonter la piste de Kervalec !
Lui qui était allé jusqu’à tuer la femme et le fils de Kervalec pour les empêcher de parler !
Vincent comprenait maintenant les réticences de la veuve Kervalec. Elle connaissait Michel et les liens qui l’avaient uni à son mari, et sa seule présence à ses côtés, à l’occasion de leur visite chez elle, représentait une menace voilée. Il n’avait pas eu besoin de parler, et elle n’avait pu que se taire devant lui par crainte de représailles de sa part. Et parce qu’il avait compris que Vincent retournerait la voir et qu’elle risquait cette fois de craquer, Michel avait décidé de l’éliminer et de faire d’une pierre deux coups, en dissimulant chez lui l’arme du crime. Rien de plus simple pour cela : il avait un double de ses clefs.
Vincent s’arrêta devant un abribus désert, incapable de voir où il allait. Il coupa le moteur et resta dans sa voiture sous le coup de l’émotion, troublé par les implications de ce qu’il venait de découvrir. Il était frappé de plein fouet !
Non seulement Michel avait une clef de chez « son ami », mais il connaissait son système d’alarme. De plus, il était aussi mauvais que lui en orthographe. Enfin, il savait où il rangeait ses armes.
Michel avait tué Alexandra ! C’était évident. Il était le seul à disposer de tous les éléments pour cela.
Mais pourquoi ? Pourquoi donc ?
Il devait absolument lui parler. Comprendre avant de se livrer à Monnier. Il n’avait de son côté que des présomptions à opposer aux charges qui pesaient sur lui. Inculpé, emprisonné, il serait mal placé pour se défendre tandis que Michel resterait libre d’agir à sa guise pour l’enfoncer davantage.
Il ne se risquerait donc pas à lui téléphoner.
Vincent chercha sur sa carte routière un itinéraire qui lui permettrait de regagner Paris sans se faire arrêter à un barrage, évitant les grands axes, en empruntant des chemins détournés. Cela lui prendrait beaucoup plus de temps, mais au moins, aurait-il une chance de parvenir à bon port. Il pouvait prendre la départementale 768 jusqu’à Lamballe, continuer jusqu’à Dinard, malgré la tentation de la nationale qui redescendait sur Rennes et ensuite sur Fougères. Son doigt s’immobilisa, remonta jusqu’à la ville de Cancale qu’il venait d’accrocher du coin de l’œil.
La question de l’itinéraire pour regagner Paris devenait soudain secondaire. Il réalisa alors qu’à Cancale, il obtiendrait peut-être d’autres éléments de réponses aux questions qu’il se posait. Par chance, le petit port se trouvait quasiment sur son chemin, et restait peut-être la dernière piste à explorer.
Chapitre Trente-Neuf
Le centre des impôts de Cancale occupait un bâtiment situé à l’angle d’un grand parking derrière l’église, sur lequel Vincent trouva à se garer sans difficulté.
Il entra, attendit qu’un guichet se libère et qu’on lui fasse signe d’approcher.
– Bonjour, je cherche une amie qui travaillait ici autrefois.
La réceptionniste leva un sourcil surpris.
– Comment s’appelle-t-elle ?
– Brigitte. Elle s’appelait Brigitte Messac, mais elle
a divorcé il y a une quinzaine d’années. Elle a dû reprendre son nom de jeune fille, ou se remarier…
– Brigitte Messac…
La jeune femme réfléchit, les yeux mi-clos.
– Non, ça ne me dit rien. Mais je ne suis pas ici depuis très longtemps.
– Est-ce qu’il y aurait quelqu’un qui soit ici depuis plus longtemps que vous et qui puisse me renseigner ?
Elle se retourna, examina la grande salle où ses collègues accueillaient les contribuables à divers guichets.
– Evelyne saura peut-être… Evelyne !
Une femme d’une cinquantaine d’années, la mise en plis blond platine impeccable, grande et sèche, avec un nez de marabout, tourna la tête à quatre guichets d’eux.
– Tu peux venir s’il te plaît ?
La femme blonde approcha et examina Vincent qui se fendit de son plus beau sourire pour l’amadouer.
– Bonjour, je cherche une amie qui travaillait ici autrefois. Elle s’appelait Brigitte Messac, mais elle a divorcé depuis.
Le regard se fit plus soupçonneux.
– Vous êtes son ex-mari ?
– Non, non, pas du tout. Je passais et je me suis dit que je pourrais la saluer. Elle ne travaille plus ici ?
Evelyne ne semblait pas décidée à lui donner le moindre renseignement.
– Comment avez-vous dit que vous vous appelez ?
– Vincent. Vincent Brémont.
– Attendez ici. Elle est en retraite. Je vais voir si je peux la joindre.
Elle repartit vers son guichet, et il la vit prendre son téléphone et composer un numéro. Elle dit quelques mots en le regardant, écouta, répondit quelque chose, puis lui fit signe d’approcher.
Il vint s’asseoir en face d’elle et elle lui tendit le téléphone.
– Brigitte ?
– Vincent ? Ça fait longtemps que je n’ai pas eu de tes nouvelles. Qu’est-ce que tu veux ?
– Je voudrais te rencontrer, il faut que je te parle.