Les chasseurs de mammouths
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Talut lui prit des mains l’éclat d’ivoire, l’examina. Il se tourna vers Ayla.
— Tu n’as pas remarqué dans quelle direction ils allaient par hasard ?
— Vers amont, je pense. Nous faisons tour du troupeau, prudemment, sans effrayer. Pas traces autre côté, herbe pas broutée.
Talut hocha la tête, réfléchit un moment.
— Tu dis que tu as fait le tour du troupeau. Es-tu allée loin vers l’amont ?
— Oui.
— Si je me rappelle bien, la plaine va en se rétrécissant et finit par disparaître. Des rochers élevés enserrent la rivière, et il n’y a plus de sortie possible, c’est bien ça ?
— Oui. Mais peut-être sortie.
— Une sortie ? Comment ça ?
— Avant grands rochers, berges à pic, arbres, broussailles épaisses avec épines. Mais, près rochers, est lit cours d’eau à sec. Comme sentier très rude, je crois là est sortie.
Talut fronça les sourcils. Il regarda Wymez et Tulie, avant de partir d’un grand éclat de rire.
— Par où l’on sort est en même temps par où l’on entre. C’est ce qu’a dit Mamut !
Un instant interloqué, Wymez, lentement, eut un sourire de compréhension. Tulie les regardait tour à tour. La même expression naquit sur son visage.
— Mais oui ! Nous pouvons passer par là, élever une barrière pour les prendre au piège, revenir ensuite par l’autre bout et les pousser à l’intérieur, dit-elle.
Son explication dessinait pour tout le monde une image plus claire de l’opération.
— Quelqu’un devra observer le troupeau, pour s’assurer qu’il ne flaire pas notre approche et ne fait pas demi-tour vers l’amont pendant que nous élèverons notre barrière.
— Ça me parait un rôle qui conviendra très bien à Danug et à Latie, fit Talut.
— A mon avis, Druwez pourrait les aider, ajouta Barzec. Et si, à ton avis, il faut quelqu’un d’autre, j’irai aussi.
— Entendu ! fit Talut. Pourquoi ne pas les accompagner, Barzec, et suivre la rivière vers l’amont ? Je connais un chemin plus court pour arriver au fond de la gorge. Nous prendrons le raccourci d’ici. Empêchez-les de bouger. Dès que le piège sera prêt, nous ferons le tour pour vous aider à les pousser dedans.
7
Le lit de ruisseau à sec était une tranchée de roc et de boue séchée qui ouvrait une entaille dans un flanc de colline abrupt, boisé, encombré de broussailles. Il conduisait à une plaine unie mais étroite, le long d’un cours d’eau torrentueux qui se précipitait, entre les rochers qui l’enserraient, par une série de rapides et de petites chutes d’eau. Ayla commença par descendre à pied et retourner ensuite chercher les chevaux. Whinney et Rapide étaient tous deux habitués au sentier à pic qui menait à sa caverne depuis la vallée. Ils descendirent sans grande difficulté.
Elle débarrassa Whinney de ses paniers et de son harnais, pour lui permettre de paître librement. Jondalar, lui, hésitait à ôter sa longe à Rapide : sans elle, ni lui ni Ayla n’exerçaient un contrôle suffisant sur le poulain, et celui-ci commençait à être assez grand pour se montrer difficile quand l’humeur lui en prenait. La longe ne l’empêcherait pas de paître : la jeune femme fut donc d’accord pour la lui laisser, bien qu’elle eût préféré lui accorder une totale liberté. Du coup, elle prit conscience de la différence entre Rapide et sa mère. Whinney avait toujours pu aller et venir à son gré, mais Ayla passait tout son temps avec la jument : elle n’avait pas d’autre compagnie. Rapide profitait de la présence de Whinney, mais il avait moins de contacts avec la jeune femme. Peut-être Jondalar ou elle-même devraient-ils lui consacrer plus de temps et essayer de le dresser, pensa-t-elle.
L’enceinte était déjà en voie de construction quand elle alla proposer son aide. La barrière était formée de tous les matériaux que les chasseurs pouvaient se procurer ; des rochers, des ossements, des arbres et des branches, qu’on superposait et qu’on entrelaçait. La vie animale riche et variée des plaines se renouvelait constamment. Les vieux ossements disséminés à travers tout le paysage étaient souvent balayés par des cours d’eau erratiques pour aller s’amonceler en tas confus. Une recherche rapide en aval avait permis de découvrir l’un de ces monticules à peu de distance. Les chasseurs traînaient d’énormes tibias, des cages thoraciques entières à proximité du lit à sec qu’ils étaient en train de clôturer. La barrière devait être assez solide pour retenir le troupeau de bisons, mais il n’était pas question d’en faire une structure permanente. Elle ne servirait qu’une seule fois. De toute manière, à l’arrivée du printemps elle ne résisterait pas aux flots du ruisseau transformé en torrent impétueux.
Ayla regardait Talut manier comme un jouet une hache énorme. Il avait abandonné sa tunique et il transpirait abondamment en se frayant un chemin entre de jeunes arbres qu’il abattait à raison de deux ou trois coups chacun. Tornec et Frébec, qui devaient les emporter, avaient peine à suivre le rythme.
Tulie surveillait le placement des arbres dans la clôture. Elle avait une hache presque aussi grande que celle de son frère et s’en servait avec autant de facilité que lui pour couper un arbre en deux ou pour briser un os de manière à l’ajuster à l’endroit où il devait tenir. Peu d’hommes pouvaient rivaliser de force avec elle.
— Talut ! appela Deegie.
Elle portait une extrémité d’une défense de mammouth entière, de plus de cinq mètres de long. Wymez et Ranec soutenaient la défense par le milieu et l’autre bout.
— Nous avons trouvé des ossements de mammouth. Veux-tu casser cette défense ?
Le géant roux eut un large sourire.
— Le vieux monstre a dû connaître une vie bien longue ! fit-il. Les trois autres avaient posé la défense sur le sol. Il l’enfourcha.
Les muscles énormes de Talut se contractèrent puissamment dans le mouvement qu’il fit pour soulever sa hache. L’air résonna de ses coups, et des éclats d’ivoire volèrent dans toutes les directions. Fascinée, Ayla regardait l’homme vigoureux manier l’outil massif avec une habileté qui ne trahissait pas l’effort. Mais l’exploit était encore plus impressionnant pour Jondalar, et cela pour une raison qu’il n’avait jamais envisagée. Ayla était plus accoutumée à voir des hommes accomplir des prodiges de force musculaire. Elle avait dépassé par la taille tous les hommes du Clan, mais ceux-ci étaient massivement musclés et extraordinairement robustes. Les femmes elles-mêmes possédaient une grande vigueur. Pendant qu’elle grandissait parmi eux, Ayla avait dû exécuter les tâches d’une femme du Clan, et cette existence avait développé chez elle des muscles exceptionnellement solides pour une ossature plus frêle.
Talut posa sa hache, hissa sur son épaule la moitié la plus grosse de la défense et se mit en marche vers la clôture en voie de construction. Ayla souleva l’énorme hache pour la changer de place et sut immédiatement qu’elle était incapable de la manier. Jondalar lui-même la trouva trop pesante pour pouvoir l’utiliser avec une certaine habileté. L’outil ne pouvait convenir qu’au gigantesque chef. A eux deux, ils soulevèrent l’autre moitié de la défense et suivirent Talut.
Jondalar et Wymez restèrent sur place pour aider à caler avec des pierres les encombrants morceaux d’ivoire : ils constitueraient une solide barrière contre la charge d’un bison. Ayla, en compagnie de Deegie et Ranec, repartit à la recherche d’ossements. Jondalar se retourna pour les suivre des yeux. Il dut faire effort pour ravaler sa colère lorsqu’il vit l’homme à la peau sombre se rapprocher d’Ayla et faire une remarque qui fit rire les deux jeunes femmes. Talut et Wymez remarquèrent le visage empourpré, l’expression furieuse de leur jeune et beau visiteur. Ils échangèrent un regard significatif mais ne firent aucun commentaire.
Pour parachever la clôture, on y plaça une barrière mobile. On dressa, d’un côté de l’ouverture ménagée dans la clôture, un jeune arbre solide, dépouillé de ses branches, et l’on entassa des pierres autour de son pied pour le maintenir à la verticale. On le consolida en l’attachant
à l’aide de lanières de cuir aux pesantes défenses de mammouth. La barrière elle-même fut construite de branches, de tibias et de côtes de mammouth solidement fixés à des traverses constituées de baliveaux tailles à la mesure. Plusieurs personnes dressèrent alors la barrière en place. On en fixa une extrémité à différents endroits du tronc vertical, par des lanières nouées de manière à lui permettre de pivoter. Des rochers, des ossements pesants furent empilés près de l’autre extrémité, prêts à être poussés contre la barrière dès qu’elle serait fermée.
Quand tout fut achevé, le soleil de l’après-midi était déjà haut. Pourtant, grâce au travail conjugué de toute l’équipe, la construction du piège avait demandé un temps étonnamment court. Les chasseurs se rassemblèrent autour de Talut pour déjeuner des provisions emportées, tout en dressant des plans pour la suite.
— Le plus difficile sera de les faire passer par la barrière, déclara Talut. Si nous parvenons à en faire entrer un, les autres suivront probablement. Mais, s’ils passent la barrière et s’ils se mettent à tourner en rond dans l’espace restreint à l’autre extrémité, ils vont se diriger vers l’eau. Le courant est violent, par ici, et certains ne pourront peut-être pas lutter, mais cela ne fera pas notre affaire. Nous les perdrons. Dans le meilleur des cas, nous retrouverons une bête noyée en aval.
— Alors, il faut les bloquer sur place, dit Tulie. Ne pas les laisser sortir du piège.
— Comment faire ? demanda Deegie.
— On pourrait construire une autre clôture, suggéra Frébec.
— Comment vous savez bison pas tourner vers eau quand devant clôture ? questionna Ayla.
Frébec la toisa d’un air supérieur, mais Talut parla avant lui.
— Voilà une bonne question, Ayla. Par ailleurs, il ne reste plus beaucoup de matériaux par ici pour construire des clôtures.
Frébec posa sur la jeune femme un regard noir de colère : elle l’avait fait paraître stupide, se disait-il.
— Tout ce que nous pourrons dresser pour leur barrer le chemin sera utile, mais, à mon avis, il faudrait quelqu’un qui les pousse à l’intérieur. Ça pourrait être un poste dangereux, ajouta Talut.
— Je m’en charge, déclara Jondalar. L’endroit est parfait pour utiliser ce propulseur dont je t’ai parlé.
Il montra l’instrument.
— Non seulement il projette la sagaie à une distance plus grande mais il lui donne aussi plus de force que lorsqu’on la lance à la main. Si l’on vise bien, une seule sagaie peut tuer, à courte distance.
— C’est vrai ? fit Talut.
Il considérait Jondalar avec un intérêt renouvelé.
— Il faudra que nous en reparlions. En attendant, oui, si tu veux, tu peux prendre cette position. Je vais en faire autant, je crois.
— Et moi aussi, dit Ranec.
Jondalar regarda en fronçant les sourcils l’homme à la peau noire qui souriait. Il n’avait pas grande envie de se trouver très près de celui qui témoignait d’un intérêt marqué à l’égard d’Ayla.
— Je vais rester ici, moi aussi, décida Tulie. Mais, au lieu d’essayer d’élever une nouvelle barrière, chacun de nous ferait mieux d’entasser des matériaux pour se tenir derrière.
— Ou pour courir se réfugier derrière, fit Ranec. Qui te dit qu’ils ne finiront pas par se lancer à notre poursuite ?
— En parlant de poursuite, maintenant que nous avons décidé de ce que nous ferions quand ils arriveraient ici, comment allons-nous faire pour les y amener ? dit Talut.
Il vérifia la position du soleil dans le ciel.
— Il y a un long trajet à parcourir d’ici pour aller se mettre derrière eux. Peut-être ne nous reste-t-il plus assez de jour.
Ayla les écoutait avec un intérêt passionné.
Elle se rappelait les jours où les hommes du Clan dressaient leurs plans de chasse. Souvent, surtout après avoir commencé de chasser avec sa fronde, elle avait souhaité pouvoir les accompagner. Cette fois, elle faisait partie des chasseurs. Talut, pensa-t-elle, avait écouté son précédent commentaire. Auparavant on avait d’emblée accepté son offre de partir en éclaireur. Elle puisa dans cette bienveillance le courage de faire une autre suggestion.
— Whinney sait poursuivre, dit-elle. Bien des fois, je poursuis troupeaux sur Whinney. Peux faire tour de troupeau bisons, trouver Barzec et les autres, chasser bientôt bisons jusqu’ici. Vous attendez, pour faire entrer dans piège.
Talut la regarda, fit des yeux le tour du cercle, revint à Ayla.
— Tu es sûre de pouvoir faire ça ?
— Oui.
— Comment feras-tu pour passer derrière eux ? demanda Tulie. Ils ont probablement senti notre présence maintenant, et, s’ils n’ont pas déjà pris la fuite, c’est parce que Barzec et les jeunes gens leur barrent le passage. Qui sait pendant combien de temps ils pourront les retenir ? Ne risques-tu pas de les faire partir dans la direction opposée si tu les approches en venant d’ici ?
— Crois pas, non. Cheval dérange pas beaucoup bison. Mais fais grand tour si voulez. Cheval va plus vite qu’homme à pied.
— Elle a raison ! Personne ne peut dire le contraire. Ayla sur son cheval pourrait arriver plus vite que nous à pied, dit Talut.
Le front plissé, il se concentra un instant.
— Je crois que nous devrions lui laisser faire ce qu’elle propose, Tulie. Est-il vraiment important que cette chasse réussisse ? Ce serait utile, bien sûr, surtout si cet hiver doit être long et dur, et cela nous vaudrait une nourriture plus variée, mais nous avons déjà des provisions en suffisance. Si nous perdions cette fois-ci, nous n’en souffririons pas.
— C’est vrai, mais nous nous serions donné beaucoup de mal pour rien.
— Ce ne serait pas la première fois que nous nous serions donné beaucoup de mal pour nous retrouver les mains vides.
Talut fit une nouvelle pause.
— Le pire qui puisse nous arriver, c’est de perdre le troupeau. Si tout va bien, nous pourrions nous régaler d’un rôti de bison avant la nuit et reprendre dès demain matin le chemin du retour.
Tulie hocha la tête.
— C’est bien, Talut. Nous ferons comme tu veux.
— Comme le propose Ayla, tu veux dire. Va, Ayla. Vois si tu peux ramener ces bisons par ici.
Souriante, Ayla siffla Whinney. La jument hennit, vint vers elle au galop, suivie par Rapide.
— Jondalar, garde Rapide ici, dit la jeune femme, en s’élançant vers Whinney.
— N’oublie pas ton propulseur, lui cria-t-il.
Elle s’arrêta, le temps de prendre l’instrument et de puiser quelques sagaies dans l’étui suspendu au côté de sa hotte. Puis, avec toute la facilité née de l’habitude, elle s’enleva sur le dos de la jument et partit au galop. Pendant un moment, Jondalar eut fort à faire avec le poulain qui acceptait mal qu’on l’empêchât de suivre sa mère dans une course effrénée. Cela valait mieux : Jondalar, ainsi, n’eut pas le temps de remarquer l’expression de Ranec qui suivait Ayla du regard.
La jeune femme, lancée au galop sur la plaine, suivait le cours d’eau qui se précipitait tumultueusement le long d’un couloir sinueux, entre deux chaînes de roches abruptes. Des broussailles dénudées masquées par de hautes herbes sèches s’accrochaient aux pentes et rampaient sur les crêtes balayées par le vent. Elles adoucissaient l’aspect rocailleux du paysage. Mais, sous la couche superficielle de lœss qui comblait les crevasses, se trouvait un cœur de pierre qui, de place en place sur les pentes, affleurait à la surface, et révélait le caractère essentiellement granitique de la région, dominée par des mamelons élevés.
Ayla ralentit en approchant de l’endroit où, plus tôt dans la journée, elle avait vu les bisons, mais ils n’y étaient plus. Ils avaient flairé ou entendu l’activité déployée par les chasseurs et avaient rebroussé chemin. Elle aperçut les animaux au moment où elle passait dans l’ombre de l’un des épaulements. Juste au-delà du petit troupeau, elle reconnut Barzec, debout près de ce qui ressemblait
à un tumulus.
Une herbe plus haute, parmi les arbres élancés et dénudés qui poussaient le long de l’eau, avait attiré les bisons dans l’étroite vallée. Mais, une fois dépassés les deux épaulements qui flanquaient le cours d’eau, ils n’avaient pas d’autre issue que le passage par lequel ils étaient entrés. Barzec et ses jeunes compagnons avaient vu les bêtes égrenées le long du ruisseau : elles s’arrêtaient encore de temps à autre pour paître, tout en continuant à se diriger vers le passage. Les chasseurs les firent battre en retraite, mais cela ne les arrêta qu’un temps. Les bisons se serrèrent les uns contre les autres et avancèrent avec une détermination accrue quand ils voulurent de nouveau quitter la vallée. Détermination et frustration pouvaient conduire à une ruée.
Les quatre chasseurs avaient été envoyés en ce lieu pour empêcher les animaux de partir mais ils se savaient impuissants à arrêter une charge. Ils ne pouvaient non plus continuer à leur faire faire demi-tour. Il y fallait trop d’efforts, et Barzec ne voulait pas non plus provoquer une fuite dans la direction opposée avant que le piège fût prêt. Au centre du tas de pierres près duquel il se tenait quand Ayla l’aperçut était plantée une forte branche. Un vêtement était accroché au sommet et battait au vent. La jeune femme remarqua alors d’autres monticules semblables, montés autour de branches ou d’os, dressés à intervalles assez réduits entre l’épaulement et l’eau. En haut de chacun, on avait accroché une fourrure de couchage, un vêtement, une couverture de tente. Les chasseurs avaient même utilisé de petits arbres, des buissons, tout ce qui pouvait servir à suspendre quelque chose qui battrait au vent.
Les bisons regardaient nerveusement ces étranges apparitions. Jusqu’à quel point étaient-elles dangereuses ? Ils n’avaient pas envie de rebrousser chemin, mais ils ne tenaient pas non plus à s’aventurer plus loin. De temps en temps, une bête hasardait quelques pas vers l’un de ces épouvantails mais reculait au premier mouvement. Le troupeau était immobilisé, retenu précisément là où Barzec l’avait souhaité. Cette ingénieuse idée impressionna Ayla.