by Jean M. Auel
La hutte lui avait semblé grande de l’extérieur, mais intérieurement, elle était beaucoup moins spacieuse qu’elle ne l’avait imaginé. Le toit était plus bas qu’à l’ordinaire et la moitié de l’espace était occupé par quatre crânes de mammouth, partiellement enterrés dans le sol et placés de telle façon que les cavités des défenses se retrouvent sur le dessus. On avait placé dans ces cavités des branches pour servir de supports au toit qui menaçait de s’effondrer. Ayla se dit que cette hutte devait être très ancienne. Les montants en bois et le toit en chaume étaient devenus grisâtres avec le temps. Le sol avait été balayé et on y voyait encore la trace des anciens foyers.
Entre les supports en bois, on avait tendu des cordes auxquelles étaient accrochées des tentures qui devaient servir à diviser l’espace et qui, pour l’instant, étaient relevées. Toutes sortes d’objets tout à fait étonnants étaient suspendus à ces cordes ou aux chevilles qui traversaient les montants en bois : vêtements colorés, coiffes à la forme fantastique, colliers de perles d’ivoire et de coquillages, pendeloques en os et en ambre et d’autres choses encore, totalement inconnues d’Ayla.
Il y avait du monde à l’intérieur. Quelques personnes, assises près du feu, étaient en train de boire une infusion. D’autres, installées sous le trou à fumée, là où on y voyait le mieux, cousaient des vêtements. Ceux qui se trouvaient à gauche de l’entrée étaient soit assis, soit agenouillés sur des nattes à côté d’os de mammouth décorés de lignes et de zigzags de couleur rouge. Ayla reconnut aussitôt un fémur, une omoplate, deux mâchoires inférieures, un os du bassin et un crâne.
Malgré l’accueil chaleureux des occupants, elle eut l’impression que leur arrivée les avait interrompus en pleine activité. Deegie devait avoir le même sentiment car elle dit aux musiciens :
— Ne cessez pas de jouer à cause de nous. J’ai amené Ayla avec moi pour qu’elle fasse votre connaissance. Mais nous attendrons que vous ayez fini.
La femme qui était agenouillée en face du grand fémur commença à frapper en mesure sur son instrument avec un andouiller de renne qui avait la forme d’un marteau. Les sons qu’elle produisait n’étaient pas seulement rythmés. Chaque fois qu’elle frappait le fémur à un endroit différent, la hauteur et le timbre du son variaient. Ayla regarda l’instrument de plus près pour essayer de comprendre ce qui produisait cette sonorité surprenante.
Le fémur, long d’environ soixante-quinze centimètres, n’était pas posé directement sur le sol mais placé horizontalement sur deux supports. L’épiphyse de l’os avait été retirée ainsi qu’une partie du tissu spongieux afin d’élargir le canal médullaire. Sur le dessus de l’os, on avait peint à l’ocre rouge des bandes en zigzag régulièrement espacées, semblables aux motifs qui ornaient presque tout ce qui sortait des mains des Mamutoï, depuis leurs bottes jusqu’à leurs constructions. Mais dans ce cas précis, ces bandes avaient une fonction autre que décorative ou symbolique. Après avoir observé pendant un certain temps la musicienne, Ayla fut persuadée que ces motifs lui servaient de repères, lui permettant de savoir à quel endroit elle devait frapper pour produire le son qu’elle désirait.
Ayla avait déjà entendu les Mamutoï jouer du tambour et Tornec frapper sur une omoplate. Les sons qu’ils en tiraient étaient variés mais c’était la première fois qu’elle entendait une telle gamme de sonorités musicales. Les Mamutoï semblaient penser qu’elle possédait des dons magiques mais leur musique lui semblait bien plus magique que ce qu’elle faisait. Un homme se mit à frapper l’omoplate de mammouth, semblable à celle de Tornec, avec un marteau en andouiller. Le timbre et la sonorité de l’omoplate étaient plus aigus que ceux du fémur, mais ce son complétait et mettait en valeur la musique que jouait la femme sur le fémur.
Cette grande omoplate, de forme triangulaire, était haute d’environ soixante-cinq centimètres. La partie la plus large de l’os – près de cinquante centimètres – reposait sur le sol et l’homme tenait son instrument par l’extrémité supérieure, la partie la plus étroite de l’omoplate. Elle était peinte elle aussi de bandes zigzagantes et parallèles de couleur rouge. Chaque bande était large comme le petit doigt de la main et d’un dessin parfaitement régulier. L’intervalle entre ces bandes était toujours le même. Là où l’homme frappait le plus souvent, au centre de la partie inférieure de l’os, les bandes étaient effacées et l’os était poli par l’usage.
Quand les autres instrumentistes se joignirent aux deux premiers, Ayla retint sa respiration. Au début, subjuguée par ces sons complexes, elle se contenta d’écouter. Puis elle concentra son attention sur chacun des musiciens.
Le vieil homme qui frappait sur la mâchoire inférieure n’utilisait pas un marteau en andouiller mais un morceau de défense de mammouth, d’environ trente centimètres, dont l’extrémité la plus large avait été taillée en forme de boule. Seule la moitié droite de la mâchoire était peinte en rouge, comme les autres instruments. La partie gauche de la mâchoire était posée sur le sol et l’homme ne tapait que sur la partie peinte, celle qui n’était pas en contact avec le sol, si bien qu’il tirait de son instrument un son clair, pas du tout assourdi. Il tapait avec son marteau en ivoire aussi bien sur les bandes parallèles peintes à l’intérieur de la mâchoire que sur le bord externe de celle-ci ou alors il le laissait courir sur la surface inégale des dents pour créer des sons stridents.
L’autre mâchoire, qui provenait d’un animal plus jeune, avait été confiée à une femme. Elle avait cinquante centimètres de long, et trente-cinq centimètres dans sa plus grande largeur, et la partie droite était peinte de bandes rouges en zigzag. On avait retiré une des dents de la mâchoire pour créer une cavité, large de cinq centimètres sur douze, ce qui modifiait la sonorité de l’instrument et augmentait son registre aigu.
La femme qui jouait sur l’os de bassin avait posé une des extrémités sur le sol et tenait, elle aussi, son instrument verticalement. Elle laissait retomber son marteau en andouiller surtout au centre de l’os qui était légèrement incurvé à cet endroit. Cela faisait caisse de résonance et lui permettait d’obtenir des sonorités particulières. D’ailleurs, les bandes rouges peintes à cet endroit étaient entièrement effacées.
Ayla connaissait déjà les sons plus graves, puissants et résonnants qu’un jeune homme tirait du crâne de mammouth. Il jouait de cet instrument aussi bien que Deegie et Mamut. Il tapait sur le front et la boîte crânienne qui, au lieu d’être décorés de bandes en zigzag, étaient ornés de lignes ramifiées, de marques discontinues et de points.
Quand les musiciens eurent fini de jouer, ils se mirent à discuter. Deegie se joignit à eux. Quant à Ayla, elle se contentait de les écouter, essayant de comprendre les termes inhabituels qu’ils employaient sans intervenir dans la discussion.
— Ce morceau a besoin d’être équilibré et il manque encore un peu d’harmonie, dit la jeune femme qui frappait sur le fémur. A mon avis, nous devrions introduire un pipeau avant les danses de Kylie.
— Je suis sûre que tu pourrais convaincre Barzec de chanter cette partie, Tharie, dit Deegie.
— Il vaudrait mieux qu’il n’intervienne qu’ensuite. Kylie et Barzec ensemble, cela ferait trop. Ils vont se faire du tort. Je crois que le mieux ce serait d’employer un pipeau à cinq trous. Essayons, Manen proposa Tharie à un homme à la barbe soigneusement peignée qui venait de les rejoindre.
Tharie recommença à jouer et cette fois les sons qu’elle tirait du fémur semblèrent presque familiers à Ayla. Elle était heureuse de pouvoir assister à cette répétition et ne demandait rien d’autre que de continuer à écouter les musiciens. Cette expérience toute nouvelle pour elle l’enchantait. Le pipeau qu’utilisait Manen était une patte de grue dont on avait creusé l’intérieur. Quand il se mit à en jouer, les sonorités obsédantes de l’instrument rappelèrent à Ayla la voix surnaturelle d’Ursus, le Grand Ours des Cavernes, lors du Rassemblement du Clan. Seul un mog-ur était capable de produire un tel son. C’était un secret auquel seul
s ils avaient accès et qu’ils se transmettaient. Eux aussi, ils devaient utiliser un instrument comme celui-ci, songea Ayla.
Puis Kylie se mit à danser. Elle portait autour de ses bras des bracelets semblables à ceux de la danseuse sungaea. Chacun d’eux était composé de cinq cercles très fins en ivoire de mammouth, larges d’un centimètre. On avait gravé sur chacun des bracelets des marques en diagonale qui rayonnaient à partir d’un losange central, si bien que lorsque les cinq bracelets étaient réunis apparaissait un motif d’ensemble en zigzag. On avait creusé un petit trou à chaque extrémité pour pouvoir les attacher ensemble et, lorsque Kylie faisait certains gestes, ils cliquetaient à l’unisson.
Kylie restait sur place : soit elle adoptait des positions incroyables dans lesquelles elle se figeait un long moment, soit elle faisait des mouvements acrobatiques qu’accentuait encore le cliquetis des bracelets. Les mouvements de cette jeune femme forte et souple étaient si gracieux et si coulants qu’ils semblaient aller de soi. Mais Ayla savait qu’elle n’aurait jamais pu les faire. Elle était tellement transportée par la performance que, quand Kylie eut terminé, elle laissa libre cours à son enthousiasme, comme le faisaient si souvent les Mamutoï.
— Comment fais-tu, Kylie ? C’est extraordinaire ! Les sons, les mouvements, tout ! Je n’ai jamais rien vu de pareil.
Kylie et les musiciens sourirent : ils étaient heureux que cela lui ait plu. Maintenant que la répétition était terminée, ils étaient plus détendus. Le moment était venu de se reposer et ils voulaient en profiter pour satisfaire leur curiosité. Ils avaient très envie d’en savoir un peu plus sur cette femme mystérieuse qui n’était pas mamutoï et semblait venir de nulle part. Tout le monde alla s’asseoir autour du foyer et, après avoir ranimé le feu, on mit des pierres à chauffer et de l’eau à bouillir dans un récipient en bois pour préparer une infusion.
— Il est impossible que tu n’aies pas déjà vu quelque chose comme ça, dit Kylie.
— Jamais, protesta Ayla.
— Et les rythmes que tu m’as montrés ? intervint Deegie.
— Ce n’est pas la même chose. C’étaient de simples rythmes du Clan.
— Des rythmes du Clan ? demanda Tharie. Qu’entends-tu par là ?
— Le Clan, ce sont les gens qui m’ont élevée... commença Ayla.
— Ces rythmes ont l’air simples, mais ils ne le sont pas, l’interrompit Deegie. En plus, ils suscitent des sentiments très forts.
— Voulez-vous nous montrer ? demanda le jeune homme qui avait joué sur le crâne de mammouth.
Deegie regarda Ayla.
— On essaie ? lui demanda-t-elle. Puis elle se tourna vers les autres pour leur expliquer : Nous avons déjà un peu joué ensemble.
— Je ne sais pas ce que ça va donner, dit Ayla.
— On verra bien, répondit Deegie. Nous avons besoin d’un instrument qui rende un son sourd, étouffé, sans résonance, comme si on tapait du pied sur le sol et il faudrait qu’Ayla emprunte le tambour de Marut.
— Je pense qu’en enveloppant mon marteau dans un morceau de peau, cela devrait marcher, dit Tharie en proposant son instrument. Les musiciens étaient intrigués. Tout ce qui était nouveau les intéressait. Deegie s’agenouilla sur une natte en face du fémur à la place de Tharie et Ayla s’assit en tailleur en face du tambour. Elle le frappa pour l’essayer, puis Deegie frappa à son tour sur le fémur à divers endroits jusqu’à ce qu’Ayla lui fasse signe que le son était bon.
Dès qu’elles furent prêtes, Deegie commença à frapper sur le fémur lentement et régulièrement, en produisant toujours le même son mais en modifiant légèrement le tempo jusqu’à ce qu’Ayla approuve d’un signe de tête. Ayla ferma les yeux et quand elle sentit qu’elle était prête à suivre le battement régulier de Deegie, elle commença à taper sur le tambour. Le timbre de celui-ci avait trop de résonance pour reproduire exactement les sons dont elle se souvenait. Il était difficile, par exemple, de recréer le bruit sec d’un coup de tonnerre : le staccato des battements du tambour faisait plutôt penser à un grondement continu. Mais Ayla avait déjà joué sur un tambour de ce genre et elle en avait l’habitude. Elle ne tarda pas à tisser en contrepoint du battement régulier de l’instrument de Deegie un rythme étrange, qui ne semblait obéir à aucune loi, une série de sons détachés les uns des autres et dont le tempo variait. Les deux rythmes étaient si distincts qu’ils semblaient n’avoir aucun rapport. Cependant, un battement plus accentué du rythme d’Ayla coïncidait, une fois sur cinq, avec le battement régulier de Deegie, comme sous l’effet du hasard.
Les deux rythmes suscitaient un sentiment d’attente et même, à la longue, une légère anxiété. Et puis soudain, alors que cela semblait impossible, les deux femmes se mettaient à jouer à l’unisson. Tout le monde était comme soulagé. Puis, à nouveau, elles reprenaient chacune leur rythme et la tension montait un peu plus. Juste au moment où cela risquait de devenir insupportable pour l’assistance, Ayla et Deegie s’arrêtèrent, après un dernier battement, laissant planer une attente. Puis, à la surprise de tous, Deegie y compris, un sifflement nasillard se fit entendre, semblable à celui de la flûte, un son surnaturel et obsédant, qui n’était pas mélodieux à proprement parler et qui fit courir un frisson dans l’assistance. Quand il se tut sur une dernière note, le sentiment d’être détaché de ce monde se prolongea longtemps encore. Pendant un certain temps, personne ne dit mot.
— Qui a joué du pipeau ? demanda Tharie finalement, en sachant très bien que ce n’était pas Manen.
— Personne, répondit Deegie. Il n’y avait pas d’instrument. C’était Ayla qui sifflait.
— Comment peut-elle siffler comme ça ?
— Ayla peut imiter tous les sifflements, expliqua Deegie. Il faut entendre ses chants d’oiseaux ! Les oiseaux eux-mêmes s’y laissent prendre. Ils s’approchent d’elle et viennent manger dans sa main. Cela fait partie de ce qu’elle sait faire avec les animaux.
— Veux-tu nous montrer comment tu imites le sifflement d’un oiseau, Ayla ? demanda Tharie d’une voix incrédule.
Même si l’endroit lui semblait mal choisi, Ayla leur fit entendre une partie de son répertoire, soulevant l’étonnement de l’auditoire.
Quand Kylie lui proposa de lui faire faire le tour de la tente, elle se sentit soulagée. La jeune danseuse lui montra des costumes et d’autres accessoires. Elle descendit une des coiffes pour la lui montrer de près, et Ayla s’aperçut qu’il s’agissait en réalité d’un masque. Presque tous ces accessoires étaient d’une couleur criarde. Mais la nuit, à la lueur du feu, les couleurs des costumes devaient bien ressortir et sembler aux spectateurs pratiquement normales. Une femme venait de sortir de l’ocre rouge d’un sac et était en train de le mélanger à de la graisse. Cela rappela à Ayla la pâte d’ocre rouge dont Creb s’était servi pour enduire le corps d’Iza avant qu’on l’enterre et elle frissonna. On lui avait dit qu’on se servait de cette pâte pour colorer le visage et le corps des musiciens et des danseurs et elle remarqua aussi de la craie et du charbon de bois.
Ayla aperçut un homme en train de coudre des décorations sur une tunique à l’aide d’un perçoir, et elle se dit que sa tâche serait moins compliquée s’il possédait un tire-fil. Elle leur en ferait porter un par Deegie un peu plus tard. Elle ne voulait pas leur en parler de crainte d’attirer à nouveau l’attention sur elle. Kylie lui montra des colliers en perles et d’autres bijoux, puis elle alla chercher deux coquillages coniques et les plaça devant ses oreilles.
— Dommage que tu n’aies pas les oreilles percées, dit-elle. Ils t’iraient très bien.
— Ils sont très jolies, reconnut Ayla en remarquant que les oreilles de Kylie et son nez étaient percés.
Kylie lui plaisait. Elle éprouvait même de l’admiration pour elle et sentait qu’elles auraient pu devenir facilement amies.
— Emporte-les, lui proposa Kylie. Tu n’as qu’à demander à Tulie de te percer les oreilles. Et tu devrais aussi te faire tatouer, Ayla. Comme ça, tu pourrais aller où tu
veux sans avoir besoin d’expliquer que tu fais partie du Foyer du Mammouth.
— Mais je ne suis pas vraiment une mamutoï.
— Je pense que tu en es une, Ayla. Je ne connais pas très bien les rites, mais je suis certaine que Lomie n’hésiterait pas si tu lui disais que tu es prête à te consacrer à la Mère.
— Je ne crois pas être prête.
— Peut-être. Mais ça ne saurait tarder. Je le sens.
Quand Deegie et Ayla quittèrent la hutte, celle-ci se dit qu’elle avait eu une chance extraordinaire : rares devaient être ceux qui avaient accès à ce qui se passait dans la coulisse. Même maintenant qu’elle en avait découvert certains secrets, la Hutte des Musiciens restait un endroit mystérieux, plus magique et plus surnaturel encore que ce qu’on imaginait quand on ne la voyait que de l’extérieur. En passant devant l’aire réservée à la taille du silex, Ayla regarda si elle voyait Jondalar, mais celui-ci n’y était plus.
Elle suivit Deegie à travers le campement en direction du fond de la cuvette, saluant au passage des amis ou des connaissances. Elles arrivèrent alors à un endroit où étaient installés trois Camps au milieu des buissons et en face d’une clairière. L’atmosphère y était différente du reste du campement. Les tentes étaient déchirées et mal dressées, les trous mal rapiécés, quand ils l’étaient. On avait abandonné entre deux tentes un quartier de viande rôtie qui dégageait une odeur nauséabonde et qui était couvert de mouches. Des ordures traînaient un peu partout. Les enfants qui les regardaient passer auraient eu besoin d’une bonne toilette : leurs vêtements étaient crasseux, ils étaient mal peignés et couverts de poussière. L’endroit était sordide.