RÉVÉLATION

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RÉVÉLATION Page 55

by Stephenie Meyer


  Mais il y avait d’autres façons de me préparer à ce qui se dessinait. N’ayant plus que deux semaines devant moi, je m’inquiétais d’avoir négligé le plus important. Je comptais rectifier ça aujourd’hui. Ayant mémorisé les cartes appropriées, je n’eus aucune difficulté à dénicher l’adresse qui n’existait pas sur l’Internet, celle de J. Jenks. Si cette tentative échouait, je me rendrais à l’adresse de Jason Jenks, celle qu’Alice ne m’avait pas donnée.

  Dire que le quartier n’était pas terrible relevait de la litote. La voiture la plus banale des Cullen prenait des allures de provocation, dans cette rue. Même ma vieille Chevrolet aurait attisé les convoitises. À l’époque où j’avais été humaine, j’aurais verrouillé toutes les serrures et roulé aussi vite que possible. Là, j’avoue que j’étais fascinée. Je tentai d’imaginer Alice dans ces parages – en vain.

  Les immeubles, tous de deux étages, étroits et vaguement de guingois, comme courbés sous la pluie battante, étaient pour l’essentiel de vieilles maisons individuelles, aujourd’hui divisées en appartements. Il n’était pas aisé de déterminer de quelle couleur avaient été peintes les façades qui s’écaillaient. Toutes avaient viré à des gris délavés. Quelques magasins occupaient les rez-de-chaussée : bar crasseux aux vitrines noircies, boutique de sciences occultes offrant des mains en néon et des jeux de tarot, salon de tatouage, crèche dont les baies vitrées étaient retenues par du scotch. Aucune lumière ne brillait à l’intérieur de ces bouges, alors qu’il faisait assez sombre dehors pour que les humains aient besoin de s’éclairer. Je perçus des voix sourdes au loin – la télévision, sans doute.

  Quelques passants traînaient dans le coin. Deux s’éloignaient dans des directions opposées, et un homme était assis sous le porche d’un cabinet juridique à prix réduits dont les fenêtres avaient été condamnées par des planches. Il lisait un journal en sifflotant un air guilleret, déplacé ici. Je fus tellement étonnée par ce type que je ne me rendis pas compte tout de suite que ce bâtiment abandonné correspondait à l’adresse laissée par Alice. Certes, il n’y avait pas de numéro sur la maison, mais le salon de tatouage voisin portait le nombre pair précédant.

  Me rangeant le long du trottoir, je laissai tourner le moteur un moment. Je comptais bien entrer dans ce trou, mais comment m’y prendre pour que le gars qui sifflait ne me remarque pas ? Je pouvais aller me garer plus loin et revenir par-derrière… Sauf qu’il risquait d’y avoir plus de badauds, de ce côté-là. Le toit ? La journée était-elle assez sombre pour que je me permette ce genre de fantaisie ?

  — Madame ? me héla l’homme au journal.

  Je baissai la fenêtre, histoire de me comporter normalement. Il posa son journal, et la qualité de ses vêtements, visibles maintenant sous son long manteau élimé, me surprit. L’absence de vent ne me renseigna pas sur l’odeur des tissus, mais sa chemise rouge foncé et luisante semblait être en soie. Ses cheveux bruns crépus étaient emmêlés, mais sa peau sombre était lisse, ses dents blanches et régulières. Bref, une contradiction à lui tout seul.

  — Vous ne devriez pas laisser votre voiture ici, madame, reprit-il. Vous risquez de ne pas la retrouver à votre retour.

  — Merci du conseil.

  Coupant le moteur, je sortis. Cet homme allait peut-être me renseigner plus vite que si j’entrais par effraction dans la maison. J’ouvris mon grand parapluie gris, bien que je ne me soucie guère de protéger la longue robe en cashmere que je portais, mais c’est ainsi qu’aurait agi une humaine. Le siffleur plissa les paupières afin de mieux me dévisager à travers la pluie. Ses yeux s’écarquillèrent, et il déglutit. En approchant, j’entendis son cœur s’affoler un peu.

  — Je cherche quelqu’un, annonçai-je.

  — Je suis quelqu’un, répondit-il en souriant. Puis-je vous aider, beauté ?

  — Êtes-vous J. Jenks ?

  — Oh !

  Sa curiosité céda la place à la compréhension. Se levant, il m’examina de la tête aux pieds.

  — Pour quelle raison voulez-vous le voir ? enchaîna-t-il.

  — Ça me regarde. (Je n’en avais aucune idée.) Êtes-vous Jenks ?

  — Non.

  Longtemps, nous nous dévisageâmes, lui s’attardant sur ma tenue.

  — Vous ne ressemblez pas aux clients habituels, finit-il par commenter.

  — Parce que je ne suis sans doute pas une cliente habituelle, rétorquai-je. Il n’empêche que je dois rencontrer Jenks le plus vite possible.

  — Je ne sais pas quoi faire, avoua-t-il.

  — Et si vous me disiez comment vous vous appelez ?

  — Max, dit-il avec un grand sourire.

  — Enchantée, Max. Et maintenant, si vous m’expliquiez quels services vous offrez aux clients habituels ?

  — Eh ben, marmonna-t-il en se renfrognant, pour commencer, ils ne sont pas du tout comme vous. Les gens de votre acabit se rendent plutôt au cabinet du centre-ville. Ils tapent directement à la porte du beau bureau dans le gratte-ciel.

  Je lui donnai l’autre adresse, celle trouvée sur l’Internet.

  — C’est bien là-bas, admit-il, soudain soupçonneux. Pourquoi n’y êtes-vous pas allée ?

  — Parce qu’on m’a fourni cette adresse-ci. Une personne de confiance.

  — Si vous ne mijotiez rien de louche, vous ne seriez pas ici.

  Je grimaçai. Le bluff n’était pas mon truc, mais Alice ne m’avait pas laissé le choix.

  — Si ça se trouve, je ne mijote rien de bon, répondis-je.

  — Écoutez, madame…

  — Bella.

  — D’accord. Bon, Bella, j’ai besoin de ce boulot. Jenks me paye bien, rien que pour traîner dans le coin toute la sainte journée. Je veux bien vous aider, mais… il va de soi que j’émets une hypothèse, là, compris ? Rien d’officiel. Bref, si je ne repérais pas quelqu’un susceptible de lui attirer des ennuis, je perdrais mon travail. Vous voyez le problème ?

  Je réfléchis une minute en me mordillant la lèvre.

  — Vous n’avez encore jamais croisé quelqu’un qui me ressemble ? demandai-je ensuite. Vague, la ressemblance. Ma sœur est beaucoup plus petite que moi, et elle a des cheveux noirs hérissés.

  — Jenks connaît votre sœur ?

  — Je pense, oui.

  Max médita la nouvelle pendant quelques instants. Je lui souris, et son souffle se fit plus court.

  — Je vais vous dire, reprit-il. Je vais téléphoner à Jenks et vous décrire. Qu’il prenne la décision !

  Que savait ce J. Jenks ? Mon allure lui mettrait-elle la puce à l’oreille ? Pensée troublante.

  — Je m’appelle Cullen, précisai-je à Max, pas très sûre que cette information lui soit utile.

  Je commençai à en vouloir à Alice. Fallait-il vraiment que j’en passe par là ? Elle aurait quand même pu être plus précise… Je regardai mon interlocuteur composer un numéro, mémorisai sans aucun mal les touches. Si jamais cette tentative échouait, je pourrais toujours l’appeler en personne.

  — Salut, c’est Max. Je sais que je ne suis pas censé vous contacter à ce numéro, mais c’est une urgence…

  « Une urgence » ? entendis-je faiblement, à l’autre bout du fil.

  — Enfin, pas exactement. Il y a ici une fille qui voudrait vous voir…

  « Je ne vois pas où est l’urgence, alors. Pourquoi n’as-tu pas suivi la procédure habituelle ? »

  — Parce qu’elle n’a pas l’air de quelqu’un d’habituel.

  « Une taupe ? Ce serait une des poules de Kubarev… »

  — Non, laissez-moi parler ! Elle dit que vous connaissez sa sœur, un truc comme ça.

  « Ça m’étonnerait. Elle ressemble à quoi ? »

  — À… à un fichu top model. (Je le gratifiai d’un sourire, et il me lança un clin d’œil.) Corps de déesse, blanche comme un linge, cheveux bruns jusqu’à la taille, une bonne nuit de sommeil ne lui ferait pas de mal… ça vous dit quelque chose ?

  « Non, rien du tout. Et je ne suis pas content que tu te laisses i
nfluencer par ton faible pour les jolies filles et que tu m’interrompes… »

  — Ben tiens ! J’aime les beautés, quel mal à ça ? Désolé de vous avoir dérangé, mec. Laissez tomber.

  — Mon nom, lui soufflai-je.

  — Ah oui ! Un instant. Elle prétend s’appeler Cullen. Ça vous aide ?

  Il y eut un long silence, puis la voix, à l’autre bout de la ligne, se mit à hurler, lâchant un chapelet de jurons. Max pâlit, et sa bonne humeur fondit comme neige au soleil.

  — Parce que vous ne me l’avez pas demandé ! se défendit-il, proche de l’affolement.

  Il y eut un autre silence. Jenks devait essayer de se calmer.

  « Belle et pâle ? » reprit-il ensuite.

  — C’est bien ce que j’ai dit, non ?

  Belle et pâle ? Qu’est-ce que cet homme savait des vampires ? En était-il un lui aussi ? Je n’étais pas prête pour ce genre de confrontation. Je serrai les dents. Dans quel guêpier Alice m’avait-elle fourrée ? Max subit une nouvelle bordée d’injures, suivie par des ordres aboyés sans ménagement. Il me jeta un coup d’œil presque effrayé.

  — Mais vous ne recevez des clients en ville que le jeudi… O.K., O.K. !

  Il ferma son téléphone portable.

  — Accepte-t-il de me rencontrer ? m’enquis-je d’une voix gaie.

  — Vous auriez pu m’avertir que vous étiez une cliente prioritaire, se fâcha Max.

  — J’ignorais que c’était le cas.

  — J’ai failli vous prendre pour un flic. D’accord, vous n’en avez pas la tronche, mais vous avez un drôle de comportement, beauté.

  Je haussai les épaules.

  — Vous faites dans la dope ? s’enquit-il.

  — Qui, moi ?

  — Oui. Ou votre petit copain.

  — Non, désolée. Je ne suis pas une fan de la drogue. Mon mari non plus.

  — Mariée ! s’exclama Max, déçu, à mi-voix. C’est bien ma veine !

  Je souris.

  — Mafia ?

  — Non.

  — Contrebande de diamants ?

  — Hé ! C’est donc ça, les clients habituels, Max ? Vous devriez peut-être vous trouver un autre boulot.

  J’avoue que je m’amusais bien. Excepté Charlie et Sue, je n’avais guère eu de relations avec les humains, ces derniers temps. Voir Max patauger me réjouissait. J’étais également contente de constater qu’il m’était facile de ne pas le tuer.

  — Vous êtes forcément mouillée dans quelque chose d’énorme. Et de mal !

  — Pas vraiment, non.

  — C’est ce qu’ils disent tous. Sauf que qui a besoin de papiers, hein ? Qui a les moyens de s’offrir les prix que pratique Jenks ? Enfin, ce ne sont pas mes oignons.

  Une fois encore, il marmonna le mot « mariée ». Ensuite, il me fournit une toute nouvelle adresse, ainsi que des indications pour m’y rendre. Je m’éloignai sous son regard à la fois soupçonneux et plein de regrets. À ce stade, j’étais prête à presque tout : à un repaire high-tech de vilains à la James Bond, par exemple. Voilà pourquoi, je crus d’abord que Max m’avait mal orientée, pour me tester, ou alors, que l’antre était souterrain, vu le modeste centre commercial très ordinaire, niché près d’une colline boisée, dans un quartier familial, où j’arrivai.

  Je me garai sur un emplacement libre, devant une enseigne de bon goût qui annonçait : JASON SCOTT, AVOCAT. À l’intérieur, les murs étaient beiges, rehaussés de parements vert céleri. Il s’en dégageait une impression de banalité inoffensive. Je ne détectai aucune odeur de vampire, ce qui m’aida à me détendre. Tout était humain, familier. Un aquarium était encastré dans une paroi, et une réceptionniste, blonde, jolie et mielleuse, se tenait derrière un comptoir.

  — Bonjour ! me salua-t-elle. Puis-je vous être utile ?

  — Je voudrais voir M. Scott.

  — Vous avez rendez-vous ?

  — Pas exactement.

  Elle eut un petit sourire sournois.

  — Vous risquez de devoir patienter, alors. Asseyez-vous pendant que je…

  « April ! brailla soudain une voix exigeante dans un interphone posé sur le bureau. J’attends une certaine Mme Cullen d’un instant à l’autre ! »

  Souriant à mon tour, je me désignai du doigt.

  « Faites-la entrer tout de suite ! Compris ? »

  Le ton de l’homme laissait percer plus que de l’impatience. De la tension. De la peur.

  — Elle vient juste d’arriver, répondit April dès qu’elle eut l’occasion d’en placer une.

  « Quoi ? Envoyez-la-moi, alors ! Qu’est-ce que vous attendez ? »

  — Bien sûr, monsieur Scott !

  Se levant, la jeune femme m’entraîna dans un couloir tout en me proposant du café ou du thé, que je refusai.

  — Vous y êtes, annonça-t-elle en m’introduisant dans un bureau directorial doté d’une vaste table de travail en bois et d’un cabinet de toilette encastré.

  — Fermez la porte derrière vous en partant, la congédia un ténor rauque.

  Tandis qu’April s’empressait de filer, j’examinai l’homme assis à son bureau. Petit et bedonnant, il perdait ses cheveux et devait avoir dans les cinquante-cinq ans. Il avait une cravate en soie rouge sur une chemise à rayures bleu et blanc, et son blazer marine était posé sur le dossier de son fauteuil. Il tremblait, le visage blafard, des gouttes de sueur sur le front. L’ulcère ne devait pas être très loin. Se reprenant, il se leva maladroitement et me tendit la main.

  — Madame Cullen, je suis positivement ravi.

  J’approchai, lui donnai une brève poignée de main. S’il tressaillit légèrement à cause de ma peau glacée, il ne sembla pas particulièrement surpris non plus.

  — Monsieur Jenks, le saluai-je. À moins que vous ne préfériez Scott ?

  — Comme vous voudrez.

  — Eh bien, appelez-moi Bella, et je vous appellerai J.

  — Comme deux vieux amis, acquiesça-t-il en s’épongeant le front avec un mouchoir de soie.

  Il m’invita à m’asseoir et réintégra son propre siège.

  — Ai-je enfin l’honneur de rencontrer la charmante épouse de M. Jasper ? demanda-t-il ensuite.

  J’hésitai une fraction de seconde. Ainsi, il connaissait Jasper, pas Alice. Non seulement il le connaissait, mais il le craignait.

  — Sa belle-sœur, en l’occurrence, répondis-je.

  Il plissa le nez, comme s’il avait autant de mal que moi à comprendre la situation.

  — J’espère que M. Jasper va bien ?

  — Je suis certaine qu’il est en excellente santé. Il a pris de longues vacances.

  Cette précision parut éclaircir les choses. Hochant la tête, il porta ses doigts à ses tempes.

  — Parfait. Vous auriez dû venir à mon bureau principal. Mes assistantes vous auraient tout de suite fait passer. Inutile d’emprunter les canaux moins… hospitaliers.

  Je me contentai d’acquiescer. Je ne savais toujours pas pourquoi Alice m’avait donné l’adresse du boui-boui.

  — Mais bon, vous êtes ici, et c’est l’essentiel. Que puis-je pour vous ?

  — M’obtenir des papiers, lançai-je en m’efforçant de donner le change.

  — Aucun souci. S’agit-il de certificats de naissance, d’actes de décès, de permis de conduire, de passeports, de cartes de sécurité sociale ?

  Respirant un bon coup, je lui souris. Je devais une fière chandelle à Max pour son manque de discrétion. Toutefois, ma joie ne tarda pas à s’évanouir. Alice m’avait envoyée ici pour une bonne raison. Renesmée n’allait avoir besoin de faux papiers que si elle devait fuir, ce qui signifiait que nous aurions perdu dans le conflit nous opposant aux Volturi. Si Edward et moi nous sauvions avec elle, ces documents seraient inutiles dans l’immédiat. J’étais certaine qu’Edward n’aurait aucun mal à se procurer des cartes d’identité, quitte à les fabriquer en personne ; certaine aussi qu’il connaissait des façons de fuir sans s’embarrasser de cette paperasse. Nous pouvions effectuer des milliers
de kilomètres en courant, nous pouvions traverser l’océan à la nage. À condition d’être encore vivants pour sauver notre fille.

  Qu’en était-il du secret ? Alice s’était arrangée pour qu’Edward ne fût au courant de rien, dans la mesure où tout ce qu’il savait, Aro le saurait automatiquement. Si nous étions vaincus, il obtiendrait les informations qu’il tenait à connaître avant de liquider Edward. Je ne m’étais donc pas trompée. Nous n’étions pas assez forts pour l’emporter. Edward et moi succomberions. N’empêche, il faudrait que nous tuions Démétri avant de tomber nous-mêmes, si nous voulions que Renesmée ait des chances de survivre. Mon cœur immobile me sembla peser une tonne, soudain. Tous mes espoirs s’envolèrent, mes yeux se mirent à picoter.

  Qui pouvais-je charger de cette responsabilité ? Charlie ? C’était un humain tellement vulnérable ! De plus, comment lui remettre Renesmée ? Il n’était pas question qu’il soit présent au rendez-vous avec les Italiens. Il ne restait par conséquent qu’une seule personne.

  J’avais pris si peu de temps pour appréhender toutes ces questions que J ne s’en aperçut même pas.

  — Deux certificats de naissance, deux passeports et un permis de conduire, annonçai-je, tendue.

  S’il remarqua mon changement de ton, l’avocat n’en fit montre.

  — À quels noms ?

  — Jacob… Wolfe. Et… Vanessa Wolfe.

  Jacob s’en sortirait. C’était un animal. Et il serait ravi du nom de famille1. Nessie était un surnom potable pour Vanessa. Scott griffonna ces renseignements sur un carnet.

  — Deuxièmes prénoms ?

 

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