LE GRAND VOYAGE

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LE GRAND VOYAGE Page 30

by Jean M. Auel


  Plus loin, ils trouvèrent des futaies de charmes si serrés qu’ils empêchaient les hêtres de prospérer. Mais plus haut, les hêtres atteignaient des tailles gigantesques. L’un d’eux abattu, était recouvert d’une couche d’agarics miellés jaune-orange. Ayla se précipita pour les ramasser. Jondalar l’aida à collecter les champignons, et ce fut lui qui découvrit l’arbre qui abritait un nid d’abeilles. Armé d’une hache et d’une torche enfumée, il grimpa à une échelle de fortune, tronc de sapin mort encore garni de branches, et brava quelques dards pour récolter des rayons de miel. Après avoir sucé goulûment les délicieuses alvéoles, ils mangèrent la cire d’abeille, avalant par la même occasion des ouvrières égarées. Ils riaient comme des enfants devant leurs visages barbouillés.

  Ces régions méridionales tempérées étaient depuis longtemps le refuge d’arbres, de plantes et d’animaux chassés du reste du continent par les conditions climatiques arides et glaciales. Certaines variétés de pins étaient là depuis tant d’années qu’elles avaient vu grandir les montagnes.

  Le petit groupe formé par l’homme et la femme, le loup et les chevaux, poursuivait sa route vers l’occident en longeant le fleuve. Les montagnes commençaient à révéler les détails de leur contour, mais les sommets enneigés faisaient tellement partie de leur horizon quotidien, et leur progression était si lente, qu’Ayla et Jondalar remarquaient à peine qu’ils s’en approchaient. Ils poussaient de brèves incursions au nord, vers les collines boisées, parfois rocailleuses et pentues, mais la plupart du temps ils ne s’éloignaient pas de la plaine alluviale. Les terrains différaient, mais les arbres et la flore étaient peu ou prou les mêmes.

  En arrivant devant un large affluent dévalant de la montagne et qui se jetait dans le fleuve, les voyageurs comprirent qu’il se produisait un changement essentiel dans la nature du fleuve. Ils traversèrent dans le canot, et ils tombèrent tout de suite sur un rapide en descendant vers le sud. En effet, la Grande Rivière Mère, incapable de franchir la montagne par le nord, avait formé un coude abrupt pour rejoindre la mer en contournant la chaîne de montagnes par le sud.

  Le rapide était trop fort et ils durent le longer en amont pour traverser à un endroit moins turbulent. Là encore le canot prouva toute son utilité. D’autres petits cours d’eau se rejoignaient dans la Mère juste avant le coude. Ensuite, ils suivirent la rive gauche, d’abord vers l’ouest, ensuite vers l’est, et lorsqu’ils débouchèrent sur de vastes steppes, les montagnes n’étaient plus en face d’eux, mais sur leur droite. Leur silhouette mauve s’étendait sur l’horizon.

  Ayla ne quittait pas le fleuve des yeux. Elle savait bien que l’eau des affluents, qui l’avaient grossi, descendait le courant, et que la Grande Mère était moins pleine maintenant. Cela ne se voyait pas mais Ayla le sentait pourtant. Un sentiment plus fort que le savoir, et Ayla essayait de vérifier si le débit du fleuve diminuait de façon notable.

  Bientôt pourtant, l’apparence du fleuve changea. Enfoui profondément sous le lœss, ce sol fertile provenant de la poussière de roche moulue par les immenses glaciers et transportée par les vents, et sous l’argile, les sables et les graviers charriés et déposés par les eaux au cours des millénaires, se trouvait l’ancien massif. Les racines de la chaîne archaïque avaient formé un bouclier si dur que la croûte granitique poussée contre lui par les inexorables modifications de la terre s’était plissée, créant ainsi la chaîne de montagnes dont les pics glacés scintillaient sous le soleil.

  Le vieux massif s’étendait sous le fleuve, mais la crête, usée par les siècles et pourtant assez haute pour boucher l’accès à la mer, avait forcé la Grande Mère à remonter au nord pour chercher une issue. Finalement, la vieille roche avait concédé un étroit passage, mais avant d’aboutir enfin à la mer, l’énorme fleuve avait creusé dans la plaine un lit parallèle à la mer, ouvrant ensuite deux bras languissants, reliés entre eux par un enchevêtrement de chenaux.

  Laissant la forêt derrière eux, Ayla et Jondalar se dirigèrent au sud, vers une région de terrains plats et de coteaux envahis par des graminées, et bordant un bras marécageux de l’immense rivière. Le paysage ressemblait aux steppes du delta, mais il y faisait plus chaud, la terre était plus sèche avec des dunes de sable, ancrées par des plantes thermophiles[7] extrêmement résistantes, et par de rares arbres. Des buissons d’absinthe, de sauge des bois et d’estragon aromatique, réussissaient à percer tant bien que mal sur ce sol aride, chassant les pins rabougris et les saules qui se cramponnaient aux rives des cours d’eau.

  Les marécages, terres souvent inondées comprises entre les bras de la rivière, étaient presque aussi étendus que ceux du delta, et aussi riches en roseaux, en plantes aquatiques et en population animale. Des îles aux verts pâturages, et plantées d’arbres, étaient cernées par les eaux jaunâtres de la rivière principale, ou par des canaux secondaires aux eaux limpides regorgeant de poissons, souvent de taille exceptionnelle.

  Ils chevauchaient près de l’eau quand Jondalar tira sur les rênes de Rapide. Ayla fit arrêter Whinney près de lui. Devant son expression étonnée, il lui sourit et mit un doigt sur ses lèvres. Il lui désigna un bassin d’eau claire, où des plantes subaquatiques s’agitaient dans un courant invisible. Ayla ne vit d’abord rien d’anormal, puis elle aperçut une énorme carpe dorée magnifique, glissant sans effort sur le fond verdâtre. Ils avaient déjà vu dans une lagune des esturgeons de plus de neuf mètres. Le poisson géant rappela à Jondalar un incident qu’il faillit raconter à Ayla. Mais il se ravisa.

  Roselières, lacs et bassins qui parsemaient les méandres de la rivière constituaient une invite aux oiseaux, et des volées de pélicans glissaient sur les courants d’air chaud, agitant à peine leurs ailes immenses. Crapauds et grenouilles vertes entonnaient leur chant nocturne, et finissaient parfois à la broche. Les deux voyageurs ignoraient les petits lézards qui fusaient sur les rives boueuses, et évitaient les serpents.

  Les sangsues, qui semblaient pulluler dans ces eaux, rendaient les voyageurs prudents et les obligeaient à choisir leurs baignades avec un soin particulier. Ces créatures étranges qui se cramponnaient à eux sans qu’ils s’en rendissent compte, et leur suçaient le sang, intriguaient fortement Ayla. Mais les bestioles les plus agaçantes étaient incontestablement les plus minuscules. Avec la proximité des marais, des milliers d’insectes, plus qu’ils n’en avaient jamais vu, ne leur laissaient aucun répit et les forçaient parfois à se réfugier dans l’eau.

  A l’approche de l’extrémité méridionale de la chaîne de montagnes, de vastes plaines s’ouvraient entre la Grande Mère et les pentes escarpées. Le massif enneigé se terminait en s’incurvant brusquement vers une autre chaîne de montagnes orientée sur un plan est-ouest. A la pointe sud du massif, deux sommets surplombaient tous les autres.

  En poursuivant vers le sud, ils s’éloignèrent des montagnes, ce qui leur en donna une vue d’ensemble : derrière eux, s’étendait un vaste panorama de pics majestueux. La glace scintillait sur les plus hauts sommets recouverts d’un manteau blanc. La neige tapissait les pics de moindre altitude, rappelant que la courte saison chaude des plaines méridionales n’était qu’un bref intermède dans un pays dominé par les glaces.

  Plus ils s’éloignaient des montagnes, plus la vue se dégageait à l’ouest. Ce n’étaient qu’étendues infinies de steppes arides. Sans la variété des collines boisées pour briser le rythme monotone, et les hautes montagnes pour scander l’horizon, les jours ressemblaient aux jours le long de ce cours d’eau marécageux. A un moment où les deux bras du fleuve se rejoignaient, ils aperçurent sur l’autre rive des steppes davantage d’arbres, et sur la Grande Mère, toujours une multitude d’îles et de roselières.

  Avant la fin de la journée, la Grande Mère se divisa à nouveau. Les cavaliers continuèrent à suivre la rive gauche qui obliquait légèrement vers l’ouest. A leur droite, la chaîne de montagnes mauves dont ils approchaient gagna en altitude et dévoila ses particularités. Contrairement aux pics déchiquetés de l’
ubac qu’ils venaient de longer, le versant exposé au sud, aux sommets recouverts d’un manteau de neiges ou de glaces éternelles, présentait des courbes plus douces qui rappelaient les hauts plateaux.

  L’influence des montagnes méridionales se faisait sentir sur le cours du fleuve. Quand les voyageurs approchaient des contreforts, ils remarquaient les changements subis par la Grande Mère, identiques à ceux qu’ils avaient observés précédemment. Des chenaux serpentaient, se rejoignaient, prenaient un cours plus rectiligne pour fournir un seul chenal large et profond qui se jetait dans le fleuve. Les roselières et les îles disparurent, et le fleuve puissant s’incurva dans un large coude.

  Ayla et Jondalar suivirent la courbe intérieure qui les mena directement face au couchant où le soleil embrasait le ciel brumeux d’un rouge vif. Jondalar n’apercevait aucun nuage et il se demandait ce qui pouvait bien causer la violente couleur uniforme qui se réfléchissait sur les pics escarpes au nord, enveloppait les hauts plateaux rocailleux de la rive droite, et teintait l’eau frémissante d’une couleur de sang.

  Ils continuèrent à remonter la rive gauche du fleuve, à la recherche d’un bon campement. Ayla ne laissait pas d’être intriguée par le fleuve majestueux. Plusieurs affluents, de diverse importance, s’étaient jetés dans le cours principal, venant grossir son prodigieux débit. Elle comprenait que la Grande Mère fût amoindrie, puisque tant d’affluents l’avaient grossie en aval, mais elle restait encore si large qu’on avait peine à concevoir une quelconque réduction de son débit. Pourtant la jeune femme en était intimement convaincue.

  Ayla se réveilla le lendemain avant l’aube. Elle adorait le matin et sa vivifiante fraîcheur. Elle fit chauffer sa décoction contraceptive au goût amer, et prépara une coupe d’infusion de sauge et d’estragon pour Jondalar, et aussi une autre pour elle-même qu’elle but en regardant le soleil se lever sur les montagnes septentrionales. Un soupçon de rose, préfigurant l’aube, découpa les deux pics de glace, et s’étendit lentement, nimbant l’est d’une lueur rosâtre. Avant que la glorieuse boule de feu ne dardât ses rayons au-dessus de l’horizon, le sommet des montagnes s’embrasa soudain.

  Les deux voyageurs repartirent en s’attendant à voir la Mère se disperser de nouveau, et ils furent surpris de constater qu’elle restait confinée dans son lit. Quelques îlots de broussailles se formèrent au milieu du courant, mais le fleuve conservait son unité. Ils étaient si habitués à la voir serpenter et se diviser au gré de son vagabondage qu’il leur semblait étrange de suivre le cours unique du gigantesque fleuve. Mais dans son périple autour, ou au milieu, des montagnes qui traversaient le continent, la Grande Mère suivait invariablement la route la moins élevée, et celle-ci longeait le pied des montagnes érodées qui bordaient sa rive droite.

  Sur la rive gauche, entre le fleuve et les crêtes de granit et d’ardoise, s’étendait une bande argileuse recouverte d’un manteau de lœss, terrain accidenté et rocailleux, soumis aux variations les plus extrêmes. Soufflant du sud, des vents brûlants desséchaient la terre en été ; les hautes pressions au-dessus des glaciers du nord la cinglaient de rafales glacées en hiver ; venant de la mer, des ouragans la ravageaient. Les averses occasionnelles, suivies de violents vents secs et les brusques changements de température provoquaient des cassures dans la couche calcaire, créant des lignes de faille sur les plateaux.

  Des herbes résistantes survivaient encore, mais les arbres avaient presque entièrement disparu. La seule végétation sylvestre était constituée d’arbrisseaux pouvant supporter à la fois la sécheresse brûlante et le froid glacial. Quelques rares tamaris aux branches frêles, avec leurs petites feuilles en écailles et leurs petites fleurs roses en épi, ou des nerpruns garnis de baies noires et d’épines acérées, poussaient çà et là, et même quelques cassis. On trouvait surtout différentes sortes d’armoises, y compris une grande absinthe inconnue d’Ayla.

  Ses tiges noires semblaient mortes, mais quand elle en cueillit pour faire du feu, elle s’aperçut qu’elles étaient non pas sèches et cassantes, mais bien vivantes. Après quelques bourrasques de pluie, les feuilles dentelées, argentées sur l’envers, se déroulaient, les tiges se ramifiaient et de petites fleurs jaunes, semblables aux cœurs des marguerites, s’épanouissaient sur les rameaux épineux. N’eussent été ses tiges foncées, la plante ressemblait aux espèces familières plus claires qui poussaient souvent près des fétuques et des crêtes-de-coq. Puis quand le vent et le soleil desséchaient les plaines, les tiges semblaient de nouveau mortes.

  Les plaines méridionales, avec leurs multiples variétés d’herbacées et d’arbustes, nourrissaient quantité d’animaux, les mêmes que ceux qui vivaient dans les steppes du nord, mais en proportions réparties différemment. Les espèces qui recherchaient le froid, comme le bœuf musqué, ne s’aventuraient jamais si loin dans le sud. En revanche, Ayla n’avait jamais tant vu de saïgas. C’était un animal qu’on trouvait un peu partout dans les plaines, mais rarement en si grand nombre.

  Ayla s’arrêta pour observer un troupeau de ces étranges animaux particulièrement disgracieux. Jondalar était allé explorer un bras de rivière où des troncs d’arbres, plantés dans la rive, détonnaient. Il n’y avait pas d’arbres de ce côté du fleuve et l’assemblage semblait significatif. Lorsqu’il rejoignit Ayla, il la trouva songeuse.

  — Je ne veux pas m’avancer, déclara-t-il, mais j’ai l’impression que ces troncs ont été installés par le Peuple du Fleuve. Sans doute pour y attacher un bateau. A moins que le bois n’ait été charrié par les eaux.

  Ayla approuva d’un signe de tête.

  — Tu as vu tous ces saïgas ? fit-elle en désignant les steppes arides.

  Les sortes d’antilopes étaient de la même couleur que la poussière et Jondalar mit du temps avant de les apercevoir. Il distingua enfin le contour de leurs cornes spiralées pointant légèrement en avant.

  — Ils me font penser à Iza. Son totem était l’Esprit du Saïga, expliqua la jeune femme en souriant.

  Les saïgas, avec leur long nez bombé et leur drôle de démarche, qui ne présumait pas leur étonnante rapidité, avaient toujours fait sourire Ayla. Loup adorait les chasser, mais ils couraient si vite qu’il avait rarement l’occasion de les approcher, en tout cas, jamais longtemps.

  Ces saïgas-là semblaient raffoler des tiges d’absinthe. En général, ils allaient par troupeau de dix ou quinze, souvent des femelles accompagnées d’un ou deux jeunes. Certaines mères n’avaient pas plus d’un an. Par ici, les troupeaux dépassaient cinquante têtes. Ayla se demanda où étaient les mâles. La seule fois qu’elle en avait vu en troupeau, c’était pendant la saison du rut, quand chacun cherchait à donner le Plaisir à un maximum de femelles, un maximum de fois. Passé le rut, on trouvait toujours des carcasses de mâles, comme s’ils s’étaient épuisés dans les Plaisirs et abandonnaient le reste de l’année la rare nourriture aux femelles et à leurs petits.

  Quelques bouquetins et mouflons sillonnaient les plaines, préférant toutefois les abords escarpés des failles, que les chèvres sauvages et les moutons escaladaient avec facilité. Le pays était parsemé d’énormes troupeaux d’aurochs à la robe brun-rouge, parmi lesquels un nombre non négligeable de spécimens arboraient des taches blanches, parfois assez larges. Ayla et Jondalar virent également des daims finement mouchetés, des cerfs communs, des bisons et de nombreux onagres. Whinney et Rapide s’intéressaient aux mammifères herbivores, surtout aux onagres. Ils observaient les troupeaux d’ânes-chevaux et reniflaient longuement leur crottin.

  Bien entendu, les pâturages abritaient les petits rongeurs habituels sousliks, marmottes, gerboises, hamsters, lièvres et une espèce de porc-épic qu’Ayla voyait pour la première fois. Et les prédateurs aussi étaient là pour réguler la population des espèces : chats sauvages, grands lynx, lions des cavernes. Quelques hyènes perçaient le silence de leurs ricanements.

  Dans les jours qui suivirent, le fleuve changea souvent de direction – sur la rive gauche, le paysage restait le même – douces
collines verdoyantes et plaines bordées de falaises et de montagnes aux cimes déchiquetées. Mais sur l’autre rive, le relief se diversifiait. Des affluents creusaient des vallées encaissées, les montagnes érodées se couvraient d’arbres, parfois jusqu’au fleuve qui serpentait en multiples méandres dans ce terrain accidenté, obligé parfois de revenir en arrière bien que son but restât le même : atteindre enfin la mer, à l’est.

  Dans son cours tortueux, le fleuve qui coulait au devant des voyageurs se divisa en plusieurs bras, sans toutefois créer une zone de marécages comme sur le delta. C’était simplement un énorme fleuve scindé en plusieurs bras parallèles et qui fécondait sur ses berges une végétation plus abondante et une herbe plus verte.

  Ayla regrettait le chœur des grenouilles, pourtant assommant, même si les trilles flûtés de crapauds bigarrés résonnaient ici comme un refrain dans le pot-pourri des nuits musicales. Les lézards et les vipères avaient remplacé les batraciens, tout comme la demoiselle qui se régalait de reptiles, d’insectes et d’escargots. Ayla aimait observer l’oiseau aux longues pattes, avec son plumage gris-bleu, sa tête noire et ses deux aigrettes blanches au-dessus des yeux.

 

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