LE GRAND VOYAGE
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— Toi, lente à apprendre ! s’exclama Jondalar. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui apprenait les langues aussi vite que toi.
— C’est différent, fit-elle, dédaignant le compliment. Les Autres possèdent une sorte de mémoire pour les mots, nous apprenons à reproduire les sons que nous entendons autour de nous. Apprendre une nouvelle langue consiste seulement à retenir un autre arrangement des sons. Même si tu fais des fautes, on te comprend. Son langage est plus difficile pour nous, mais ce n’est pas ça qui m’inquiète. Le problème, c’est l’obligation.
— L’obligation ? Quelle obligation ?
— Il ne l’admettra jamais, mais il souffre terriblement. Je veux l’aider, je veux réparer sa jambe. J’ignore comment ils rentreront dans leur clan, mais nous verrons cela plus tard. Il faut d’abord soigner sa jambe cassée. Mais il a déjà une dette envers nous, et il sait, puisque je comprends sa langue, que je connais l’existence des obligations. S’il croit que je lui ai sauvé la vie, c’est une dette de sang. Il ne veut pas nous devoir davantage, dit Ayla, essayant d’expliquer des relations complexes en les simplifiant.
— Une dette de sang ?
— Oui, c’est une obligation...
Ayla réfléchit. Comment lui faire comprendre ?
— C’est souvent ce qui se passe entre chasseurs. Si un homme sauve la vie d’un autre, il « possède » une parcelle de son esprit. L’homme qui aurait dû mourir la lui cède en échange de sa vie. Étant donné qu’aucun homme ne veut voir mourir des parcelles de son esprit – et marcher dans l’autre monde avant lui – il ferait tout pour maintenir en vie celui à qui il a donné une parcelle de la sienne. Ils deviennent ainsi frères de sang, et sont encore plus proches que des frères ordinaires.
— Oui, ça se comprend, acquiesça Jondalar.
— A la chasse, les hommes doivent s’entraider, et comme ils se sauvent souvent mutuellement la vie, chacun possède une parcelle de l’esprit des autres. Ils nouent ainsi des liens plus importants que ceux de la famille. Certains chasseurs d’un même clan sont parfois apparentés, mais les liens familiaux passent après ceux des chasseurs, qui ne peuvent se permettre de favoriser l’un plutôt que l’autre. Ils sont trop dépendants les uns des autres.
— En somme, c’est une forme de sagesse, fit Jondalar d’un air pensif.
— C’est ce qu’on appelle une dette de sang. Cet homme ignore les coutumes des Autres, et le peu qu’il en sait ne lui donne pas une bonne opinion de nous.
— Après les exploits de Charoli, c’est normal.
— C’est vrai, mais c’est encore plus compliqué, Jondalar. En tout cas, il n’est pas très content d’être notre obligé.
— Il te l’a dit ?
— Bien sûr que non ! Mais le langage du Clan ne se réduit pas aux seuls gestes. La façon dont on se tient, les expressions, une foule de petits détails entrent en jeu. J’ai grandi dans un clan, toutes ces choses font partie de moi, et nous sont communes. Alors, je devine ce qui le gêne. S’il pouvait m’accepter en tant que guérisseuse du Clan, ce serait déjà un progrès.
— Qu’est-ce que cela changerait ?
— Cela voudrait dire que je possède déjà une parcelle de son esprit.
— Mais... mais tu ne le connais pas ! Comment posséderais-tu une parcelle de son esprit ?
— Une guérisseuse sauve des vies. Elle pourrait exiger une parcelle de l’esprit de tous ceux qu’elle sauve, et en détiendrait une de chacun avant longtemps. Quand elle est nommée guérisseuse, elle donne une parcelle de son esprit au Clan, et reçoit en échange une parcelle de chacun. Comme cela, la dette est déjà acquittée, et cela explique le statut privilégié de la guérisseuse. Pour la première fois, je suis contente qu’on ne m’ait pas repris les esprits du Clan....
Jondalar allait parler, mais devant l’expression figée d’Ayla, il comprit qu’elle était plongée dans une profonde méditation.
— ... quand j’ai été condamnée à mort, poursuivit-elle. J’en ai été longtemps préoccupée. A la mort d’Iza, Creb a repris toutes les parcelles d’esprit pour qu’elle ne les emporte pas dans l’autre monde. Mais quand Broud m’a damnée, personne ne m’a repris les parcelles, pourtant le Clan me considérait comme morte.
— Qu’arriverait-il s’ils l’apprenaient ? demanda Jondalar en désignant les deux membres du Clan d’un discret signe de tête.
— Je cesserais d’exister. Ils ne me verraient même pas. Ils ne s’autoriseraient pas à me voir. Si je me plantais devant eux en hurlant, ils ne m’entendraient pas. Ils croiraient simplement qu’un mauvais esprit cherche à les entraîner dans l’autre monde, expliqua Ayla, qui frissonna en revivant un souvenir cruel.
— Oui, mais pourquoi es-tu contente de toujours détenir les parcelles d’esprits ?
— Parce que je ne peux pas lui mentir, il le saurait. En revanche, je peux éviter de tout dire. Par courtoisie et par respect de la vie privée d’autrui, c’est autorisé. Je ne suis pas obligée de lui dévoiler ma damnation, mais je peux dire que je suis une guérisseuse du Clan puisque c’est vrai. Je le suis toujours, je possède encore les parcelles d’esprits... Mais je mourrai un jour, Jondalar, reprit-elle d’un air soucieux. Si j’emporte les parcelles d’esprits dans l’autre monde, que deviendront ceux du Clan ?
— Comment le saurais-je ? Ayla paraissait bouleversée.
— Je penserai à l’autre monde plus tard, dit-elle en se reprenant, un devoir m’attend dans celui-ci. S’il m’accepte en tant que guérisseuse du Clan, il n’aura pas à se préoccuper de dette. La dette de sang qu’il a contractée avec un des Autres lui pèse déjà assez. Mais une dette envers une femme est encore plus pénible, surtout une femme qui se sert d’une arme.
— Mais je croyais que tu chassais quand tu vivais avec le Clan ?
— C’était une exception, et uniquement parce que j’avais survécu pendant une lune à une Malédiction Suprême pour avoir chassé à la fronde. Brun m’a autorisée à chasser parce que mon totem, le Lion des Cavernes, me protégeait. C’est lui qui m’a offert mon talisman et m’a appelée la Femme Qui Chasse.
Ayla caressa la petite bourse en cuir qu’elle portait en permanence autour du cou, et repensa à la première bourse en paille qu’Iza lui avait tressée. Comme l’aurait fait une mère, Iza y avait déposé un petit morceau d’ocre rouge quand Ayla avait été acceptée par le Clan. C’était une amulette grossière, sans décoration, contrairement à celle qu’elle portait maintenant et que les Mamutoï lui avaient donnée à la cérémonie d’adoption, mais Ayla conservait toujours ses objets magiques et le morceau d’ocre rouge. Les objets étaient les signes envoyés par son totem, ainsi que la pointe ovale tachée de rouge d’une défense de mammouth – son talisman de chasse –, la pierre noire, et le morceau de bioxyde de manganèse renfermant les parcelles d’esprits du Clan qu’on lui avait données quand elle avait été nommée guérisseuse du clan de Brun.
— Jondalar, il serait bon que tu lui parles. Il ne sait plus que penser. C’est un homme de traditions et il vient d’assister à trop de choses anormales. Il vaut mieux que ce soit un homme, même un des Autres, qui lui parle, plutôt qu’une femme. Ça le tranquilliserait. Tu te souviens du signe pour saluer un homme ?
Jondalar esquissa un geste et Ayla approuva. Cela manquait de finesse, mais le sens était clair.
— Ne salue pas tout de suite la femme, ce serait de mauvais goût. Il risquerait de se sentir insulté. Les hommes, surtout les étrangers, ne s’adressent jamais aux femmes sans un bon motif. Attends son autorisation avant d’adresser la parole à sa compagne. Avec un parent, les formalités sont moindres, et un ami proche peut satisfaire ses besoins avec elle – partager les Plaisirs – mais la politesse exige de demander l’autorisation à l’homme.
— Son autorisation, et pas celle de la femme ? Pourquoi les femmes acceptent-elles qu’on leur accorde moins d’importance qu’aux hommes ?
— Elles n’envisagent pas les choses comme toi. Au fond d’elles-mêmes, elles savent bien que les femmes comptent
autant que les hommes. Mais elles n’ignorent pas qu’elles sont très différentes.
— Bien sûr qu’elles sont différentes. Comme partout... heureusement, d’ailleurs.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu peux faire les mêmes choses que les femmes, Jondalar, sauf mettre au monde un enfant. Je suis moins forte que toi, mais je peux faire presque les mêmes choses que toi. Les hommes du Clan n’ont pas le droit de faire les mêmes travaux que les femmes, et inversement. La mémoire leur manque. Quand j’ai appris à chasser, les gens étaient davantage surpris par ma capacité d’apprendre, ou mon désir de chasser, que par l’interdit que j’avais bravé. Ça les surprenait autant que si un homme avait donné naissance à un bébé, et les femmes étaient encore plus étonnées que les hommes. Une femme du Clan n’aurait jamais pensé à chasser.
— Tu disais pourtant que le Peuple du Clan et celui des Autres se ressemblaient beaucoup.
— C’est vrai. Mais par certains côtés, le Clan est plus singulier que tu ne le penses. J’ai déjà du mal à l’imaginer, et j’étais des leurs ! Alors, es-tu prêt à lui parler ?
— Oui, je crois.
Le géant s’avança au-devant de l’homme puissant et râblé qui attendait, assis par terre, la jambe tordue par la fracture. Ayla suivit à quelques pas. Jondalar s’assit en face de l’homme, et jeta un coup d’œil à Ayla qui lui fit un signe d’approbation.
Il n’avait jamais vu un mâle adulte de si près, et il pensa tout de suite à Rydag. Mais en observant l’homme, Jondalar découvrit à quel point le jeune garçon était éloigné d’un vrai Clan. En comparaison, les traits de Rydag étaient comme... adoucis. Le visage de l’homme était à la fois long et large, les mâchoires proéminentes comme entraînées en avant par un nez fort et pointu. Sa barbe, soyeuse et récemment taillée, n’arrivait pas à masquer l’absence de menton.
La barbe se mêlait à une masse épaisse de cheveux bouclés d’un brun clair, qui recouvrait un énorme crâne formant une bosse arrondie sur la nuque. Les lourdes arcades sourcilières de l’homme envahissaient presque tout le front fuyant et bas. Jondalar faillit tâter son propre front pour en évaluer la différence. Il commençait à comprendre l’origine de leur surnom : les Têtes Plates. C’était comme si un sculpteur avait remodelé sa propre tête, aplati le front et concentré la matière restante en boule au-dessus de la nuque.
Une épaisse broussaille accentuait la forme des arcades sourcilières de l’homme et ses yeux noisette mouchetés d’or reflétaient la curiosité, l’intelligence, et une douleur contenue. Jondalar comprit pourquoi Ayla tenait tant à l’aider.
Il se sentit stupide en faisant les signes du salut, mais l’éclair de surprise qu’il lut dans le regard de l’autre lui mit du baume au cœur. L’homme du Clan lui retourna son salut. Jondalar se demandait comment poursuivre. Il imagina ce qu’il aurait dit à un inconnu d’une autre Caverne ou d’un autre Camp et essaya de se rappeler les signes qu’il avait appris pour communiquer avec Rydag.
— Cet homme s’appelle... fit-il. (Il énonça ensuite son nom suivi de son affiliation primaire.) Jondalar des Zelandonii.
Les sons étaient trop mélodieux, les voyelles trop abondantes pour que l’homme pût les saisir toutes à la fois. Il hocha la tête comme pour se déboucher les oreilles, et la pencha pour mieux entendre. Ensuite, il frappa légèrement la poitrine de Jondalar.
Jondalar comprit tout de suite le sens de son geste. C’était facile.
— Cet homme s’appelle... Jondalar, répéta-t-il en oubliant volontairement l’affiliation.
L’homme parut se concentrer. Il prit ensuite une profonde inspiration et articula de son mieux :
— Dyondar.
Jondalar esquissa un sourire approbateur. La voix était profonde, l’articulation inexistante, les voyelles avalées, mais l’idée y était, et surtout le son lui parut étrangement familier. Mais oui, Ayla ! Bien que plus douce, la voix d’Ayla possédait cette même sonorité gutturale. Pas étonnant que personne ne réussisse à identifier son accent ! Elle avait un accent du Clan. Et dire qu’on les croyait incapables de parler !
Ayla trouva que l’homme avait particulièrement bien prononcé le nom de Jondalar. Elle n’était pas sûre d’avoir été aussi claire la première fois qu’elle avait dû dire son nom, et elle se demanda si l’homme n’avait pas déjà eu des contacts avec les Autres. S’il avait été choisi pour représenter les siens, ou engager des sortes de pourparlers avec ceux qu’on nommait les Autres, cela impliquerait un statut élevé. Voilà qui justifiait son inquiétude d’une dette de sang à payer aux Autres, surtout à des Autres de statut inconnu. Il craignait de dévaluer son rang, mais une obligation était une obligation, et qu’il le veuille ou non, il avait besoin d’aide. Restait à le convaincre qu’elle connaissait le sens de la dette et en comprenait toutes les implications.
L’homme se frappa la poitrine et se pencha légèrement.
— Guban, dit-il.
Jondalar éprouva les mêmes difficultés à reproduire le nom que l’homme avait eues avec « Jondalar », et Guban fit preuve d’autant d’indulgence que Jondalar précédemment.
Ayla laissa échapper un soupir de soulagement. L’échange de noms était peu de chose, mais c’était un début. Elle jeta un coup d’œil à la femme, toujours déconcertée de voir une femme du Clan aux cheveux plus clairs que les siens. Ses boucles soyeuses étaient presque blanches, mais la femme était séduisante. C’était sans doute la deuxième de son foyer. Guban était un homme dans la force de l’âge, et cette femme venait probablement d’un autre clan. Elle devait représenter un bon prix.
La femme regarda furtivement Ayla. Ayla avait cru lire de la peur dans ce regard. Elle l’examina à la dérobée. Était-ce de l’embonpoint qui lui ceignait la taille ? Le cuir n’écrasait-il pas trop sa poitrine ? Mais oui, elle était enceinte ! Pas étonnant qu’elle ait peur. Un homme à la jambe cassée n’est plus un vaillant chasseur. Et si cet homme possède un statut élevé, il exerce probablement des responsabilités. Il faut que je réussisse à le convaincre, se dit Ayla.
Les deux hommes s’évaluaient. Jondalar ne savait pas quelle attitude adopter, et l’autre guettait sa réaction. En désespoir de cause, Jondalar se tourna vers Ayla.
— Cette femme se nomme Ayla, fit-il.
Ayla crut d’abord à une gaffe, mais en remarquant la réaction de Guban, elle se ravisa. Une présentation si hâtive indiquait dans quelle haute estime on la tenait, ce qui semblait normal pour une guérisseuse. En déchiffrant les explications suivantes de Jondalar, elle se demanda s’il n’avait pas lu dans ses pensées.
— Ayla soigne. Elle soigne très bien. Bonne médecine. Ayla veut aider Guban.
Pour l’homme du Clan, les signes qu’utilisait Jondalar rappelait le langage des bébés. Ses propos manquaient de nuances, et de complexité, mais ils paraissaient sincères. Guban ne s’attendait pas à ce qu’un homme des Autres parlât correctement. La plupart jacassaient, ou marmonnaient, ou grognaient comme des animaux. Ils faisaient trop de bruits avec leur bouche, comme les jeunes enfants, mais que pouvait-on attendre de ces humains demeurés ?
Pourtant la femme ne manquait pas de profondeur, et saisissait les nuances les plus subtiles. Sa capacité à communiquer était réelle. Elle avait une finesse insoupçonnée, elle avait traduit les propos de Dyondar, facilitant la communication entre les deux hommes sans les embarrasser. Il avait peine à croire qu’elle eût été élevée par un clan et qu’elle vînt de si loin, mais elle parlait avec tant de facilité qu’on l’aurait prise pour une femme du Clan.
Guban n’avait jamais entendu parler du clan dont elle prétendait venir et pourtant il en connaissait de nombreux. Le langage ordinaire qu’elle avait utilisé ne lui était pas familier. Le langage du clan de sa compagne aux cheveux jaunes n’était pas aussi étrange, mais cette femme des Autres connaissait les signes ancestraux, et les utilisait à bon escient, ce qui était rare pour une femme. Elle semblait cacher quelque chose, mais il ne l’aurait pas juré. C’était une fem
me des Autres, et il n’était pas question de l’interroger là-dessus. D’ailleurs, les femmes, surtout les guérisseuses, aimaient garder quelques secrets.
La douleur se réveilla et faillit lui arracher un cri. Il dut se concentrer pour l’oublier.
Comment pouvait-elle se prétendre guérisseuse ? Elle n’était pas du Clan. Elle n’en avait pas la mémoire. Dyondar l’avait présentée comme une femme qui soignait, et semblait la tenir en haute estime... Ah, cette jambe cassée !... Guban tressaillit légèrement et dut serrer les dents. Elle soignait peut-être, après tout. Mais cela n’en faisait pas une guérisseuse du Clan. Et son obligation était déjà si élevée. Une dette de sang envers cet homme, passe encore... mais envers une femme. Et une femme qui utilisait les armes !
D’un autre côté, que seraient-ils devenus sans leur aide ? Cheveux Jaunes qui attendait un bébé... Cette pensée l’émut. Une rage inconnue l’avait fait bouillir quand les hommes l’avaient attrapée, blessée, et avaient essayé de la prendre. Il avait sauté du rocher pour la défendre. L’escalader n’avait pas été facile, et il n’avait pas eu le temps de redescendre.
Ils avaient repéré des traces de cerf, et il avait grimpé sur le rocher pour savoir si la chasse serait possible, pendant que Cheveux Jaunes collectait des écorces et incisait les troncs pour récolter le jus qui n’allait pas tarder à couler. Elle prétendait qu’il ferait bientôt plus chaud, mais personne ne l’avait crue. C’était encore une étrangère pour son clan, mais elle disait qu’elle possédait la mémoire de ces choses. Il avait décidé de lui permettre de prouver son savoir, et avait accepté de l’emmener bien qu’il connût les dangers... à cause de ces hommes.