Moi, l'amour et autres catastrophes

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Moi, l'amour et autres catastrophes Page 14

by Karen Templeton


  — Tu sais, dit Randall après un silence, il y a encore dix minutes, je pensais combien tu allais me manquer.

  Il ouvre la porte et sort dans le couloir.

  — … Je reprends ces pensées.

  Je me hisse sur les pointes de pied pour l’embrasser sur la joue et il lève au ciel ses jolis yeux noirs.

  Arrive samedi. Et avec, la première pluie du mois. Je n’ai pas écouté les infos récemment, aussi n’ai-je pas appris que nous risquions de nous faire balayer par ce qui reste du cyclone Betsy ou Becky. Je ne me souviens plus comment a été baptisé ce sale truc. Ce cyclone à la noix a semé la tempête le long de la côte et se dirige vers Long Island.

  Aujourd’hui.

  Terrie a appelé à 6 heures ce matin — ce qui n’est pas un problème puisque j’ai passé la nuit à faire des cartons — pour prévenir qu’elle devait aller travailler. Elle a dit de lui passer un coup de fil quand nous partions et qu’elle nous rejoindrait à l’autre appartement pour nous aider à décharger.

  Elle déteste aller travailler le samedi, mais cette fois elle ne paraissait pas si contrariée.

  Et puis il y a ce chien névrosé qui gémit, tapi derrière le canapé. Peut-être croit-il que je vais l’emballer lui aussi, le pauvre. J’ai tenté plusieurs fois de lui expliquer ce qui se passait, mais cela dépasse ses facultés d’adaptation.

  Je n’ai jamais déménagé à Manhattan, aussi n’ai-je pas la moindre idée de la manière de procéder. Je suppose que la tâche n’est pas très plaisante, même par beau temps ou quand il est possible de garer sa camionnette à la porte. Aujourd’hui, Ted n’a trouvé à se garer qu’à un pâté de maisons de distance. Un long pâté de maisons. Aussi décidons-nous que Shelby — qui pour une raison incompréhensible a pensé qu’il serait amusant d’amener Corey et Hayley, ses deux enfants — va rester dans l’entrée de l’immeuble, heureusement au moins quatre fois plus grande que mon appartement, pour surveiller les affaires que nous allons y entasser. Une fois la totalité de mes possessions terrestres descendues, nous ferons la chaîne pour tout porter à la camionnette. Avec un peu de chance, la pluie aura alors diminué et/ou un stationnement plus proche se sera libéré. Où il y a de la vie, il y a de l’espoir.

  Mais d’abord, nous devons tout descendre dans l’entrée, ce qui nous amène à l’obstacle numéro deux : l’ascenseur. Qui a) contient quatre personnes, six en se serrant et b) se déplace à la vitesse d’une nonagénaire munie d’un déambulateur.

  Pour une raison obscure, les autres locataires ne se réjouissent pas d’être obligés de patienter tandis qu’au huitième étage, des idiots chargent des dizaines de cartons dans l’ascenseur, surtout quand ils découvrent qu’il n’y a plus de place pour eux quand l’ascenseur s’arrête à leur étage. Des gens qui auparavant vous ignoraient ou marmonnaient une salutation en vous croisant sont maintenant prêts à vous tuer. Vous réalisez qu’une fois partie, vous ne pourrez plus revenir en arrière.

  Mais le pire consiste à découvrir que mon canapé, qui pèse un bon millier de tonnes, n’entre pas dans l’ascenseur, même en oblique. Alors les garçons — y compris Davis (qui à propos est drôlement beau mec) — sont obligés de le descendre par les escaliers.

  Sur huit étages.

  Je calcule mentalement combien de pizzas et de bières cela va me coûter. Je doute qu’on trouve assez de bière dans tout Manhattan.

  Haletant, transpirant et à l’occasion jurant, ils parviennent au cinquième étage. L'humidité et la sueur ont depuis longtemps plaqué nos T-shirts et shorts, arborant des degrés divers d’usure, contre nos corps. Grâce à la pluie, mes cheveux évoquent Méduse et se dressent sur ma tête tandis que je guide les garçons pour tourner à chaque palier. Il ne s’agit que d’un canapé, mais c’est le mien et je l’aime. De plus, je n’ai pas les moyens de m’en offrir un autre.

  — Attention, dis-je en criant, au moins pour la dixième fois, quand le sofa frôle l’empalement sur un piquet de métal.

  Ma voix, qui n’a rien de particulièrement suave, résonne dans la cage d’escalier, évoquant un gamin tapant les pots de fleurs avec une cuiller.

  Les trois hommes me fusillent du regard.

  — Hé, dis-je d’un ton joyeux. Voyez les choses ainsi : c’est le dernier meuble à sortir de l’appartement. A part le chien, mais lui peut marcher.

  — Sauf que…, rétorque Randall.

  Ses mains qui agrippent le velours groseille qui paraît peser une tonne et le penche un peu en arrière dans les escaliers.

  — … nous allons devoir effectuer le processus inverse dans l’autre immeuble — fais gaffe, Dave, merde ! — ou je me trompe ?

  — C'est vrai… Oh attention à cet angle ! Mais il n’y a que quatre étages, pas huit.

  — Quatre étages à monter, lâche Ted malgré les muscles noués de son cou.

  Bon, d’accord.

  Peut-être pourrais-je les nourrir aussi samedi prochain.

  Nous atteignons enfin l’entrée, canapé et humeurs masculines à peu près intacts. Shelby essaie sans succès d’obtenir des enfants qu’ils s’abstiennent de grimper sur les piles de cartons. Une femme que je n’ai jamais vue passe la porte avec son parapluie dégoulinant. Elle s’arrête, examine mon fauteuil à large dossier et s’adresse à la cantonade.

  — Combien voulez-vous pour ce fauteuil ?

  — Ce n’est pas un vide-grenier. Je déménage !

  Elle s’enfuit et saute dans l’ascenseur maintenant libre.

  Je me convaincs qu’il ne pleut plus aussi fort. Mais déballe quand même une grande bâche de plastique achetée au magasin de bricolage ce matin dès l’ouverture. Tandis que les garçons discutent stratégie — tous se montrent vraiment de bonne composition, je dois le reconnaître —, j’enveloppe le canapé de la bâche plastique que je fixe avec de la ficelle. Je contemple mon œuvre, très contente de moi. Hé, si ce nouveau job ne marche pas, peut-être pourrais-je créer ma propre entreprise de déménagement ?

  — Ginger ? Que diable se passe-t-il ici ?

  Je fais volte-face pour me trouver nez à ma mère qui me barre la route.

  8

  — Flagrant délit, murmure Randall derrière moi.

  — Nedra ! Que diable… Pour… pourquoi es-tu ici?

  Le bas de sa longue jupe de jean est trempé.

  — Aucun de tes téléphones ne répond, dit-elle en repliant son miniparapluie. Je me suis inquiétée.

  Son regard survole l’entrée de l’immeuble avant de se poser sur moi.

  — Maintenant, je comprends pourquoi. Tu déménages.

  Je hoche la tête, avec la sensation d’avoir, oh, environ six ans.

  — Tu envisageais de me le dire ?

  — Bien sûr.

  — De mon vivant ?

  Tous les regards, y compris celui du portier, vont d’elle à moi.

  — Ça s’est décidé au dernier moment, dis-je.

  J’explique le déroulement des événements. En gros.

  Nedra semble blessée.

  — Je ne comprends pas. Tu croyais que j’allais te critiquer ?

  Je croise les bras sur ma poitrine mouillée et pince les lèvres. Autant dire la vérité.

  — Je ne voulais pas que tu me tarabustes pour que je vienne vivre avec toi. L'idée m’était insupportable.

  Elle hausse les sourcils.

  — Quoi ? Que je te tarabuste ou que tu vives avec moi?

  — Les deux.

  — Incroyable ! s’écrie soudain Ted, fouillant ses poches à la recherche des clés. Deux voitures viennent de quitter leur stationnement devant l’immeuble ! Allez, allez, allez !

  Tels des fourmis en folie, nous nous précipitons dehors. Il tombe toujours des cordes, mais peu importe. Ted court chercher la camionnette tandis que le reste d’entre nous prend position dans le double espace miraculeux, apostrophant ceux qui sont assez fous pour envisager de s’y garer. Les enfants de Shelby sautent sous l’auvent de l’immeuble en riant. Ma mère se tourne vers moi. La pluie ruisselle sur son visage. On
dirait des larmes.

  — Je peux t’aider, ou tu crains que je ne t’encombre ?

  La camionnette glisse le long du pâté de maisons, fendant la pluie torrentielle telle une baleine rouge et argent.

  Des éclairs éclatent ; les enfants hurlent. Le tonnerre gronde sur la ville, faisant trembler le sol.

  — Tu en as vraiment envie ? dis-je criant pour couvrir le bruit de la pluie.

  Nous sommes maintenant tous trempés jusqu’aux os.

  — Non, répond ma mère, sarcastique.

  Un minivan tente de s’infiltrer sur notre emplacement. Nedra tape sur le capot.

  — Hors de question ! crie-t-elle.

  Complètement démonté, le conducteur braque de toutes ses forces pour s’écarter. Nedra arrache son écharpe trempée et éclate de rire.

  — C'était comme ça le jour de mon mariage avec ton père, tu le savais ?

  Nous montons sur le trottoir afin que Ted gare la camionnette.

  — Non, dis-je, cherchant refuge sous l’auvent.

  La pluie tombe en un épais rideau, le bruit empêche toute conversation. Je réalise que je sais bien peu de choses de ma mère, car j’ai refusé toute intimité avec elle, j’ai refusé de mêler nos existences.

  Je frissonne, en partie à cause de la pluie. En partie seulement.

  Elle me donne un coup de coude.

  — Tu devrais changer de vêtements.

  — A quoi bon ?

  Elle acquiesce d’un signe de tête. Nous rentrons tous à l’intérieur. Les mecs décident de charger les articles lourds en premier, puis de caser les plus petits autour. Ted et Randall se disputent comme un vieux couple marié. Je me demande s’ils ont surpris l’expression curieuse de Davis qui les observe.

  Flagrant délit, me dis-je en moi-même avec un sourire.

  Quelques heures plus tard Davis s’aventure dans ma nouvelle cuisine. Une bière à la main, il s’accroupit pour caresser le chien, qui refuse de me laisser disparaître de sa vue depuis son voyage, pénible je suppose, dans la camionnette, coincé entre Ted et Randall, (je lui ai expliqué que le trajet en taxi avec deux enfants surexcités présentait peu d’intérêt.)

  — Hello, dit-il en se relevant.

  Il s’appuie contre le comptoir et m’observe tanguer sur mon escabeau tandis que je range mon bric-à-brac d’ustensiles inutiles sur la plus haute des étagères.

  — Besoin d’aide ?

  — Euh, oui. Passe-moi la machine à cappuccino, tu veux ? Non, non, pas ça. Ouais, ça.

  Il soulève l’article en souriant.

  — Les femmes accumulent vraiment un tas de cochonneries.

  — Il faut bien que les placards de cuisine servent à quelque chose. Comment ça se passe à côté ?

  — Une bonne demi-heure s’est écoulée depuis que quelqu’un a dit quelque chose d’intéressant, donc je crois que la fête touche à sa fin.

  Ce type me plaît vraiment. Il est charmant, sans en rajouter, si vous voyez ce que je veux dire. Je pouffe, tout en réarrangeant tout ce que je viens de placer sur l’étagère afin de libérer de la place. Génial ! Je n’ai plus à supporter tous les trucs d’Annie dans mes placards. Et pas un seul cafard en vue. Alléluia. Avec cet horrible temps, il nous a fallu presque quarante-cinq minutes pour arriver là, puis deux heures et demie pour décharger et transporter le matériel dans le nouvel appartement. Et à la minute où la toute dernière boîte a été traînée à l’intérieur, la pluie s’est arrêtée. La bonne nouvelle, c’est qu’il fait carrément plus frais. J’ai ouvert toutes les fenêtres et une brise embaumée souffle à l’intérieur.

  Ma mère, ainsi que Shelby & co, sont parties dans le même taxi un peu plus tôt, me laissant avec Terrie, Davis, Ted et Randall, tous trop fatigués pour bouger. Je comprends, je suis moi-même sur le point de m’effondrer. Mais je suis déterminée à rendre ma cuisine présentable avant d’aller me coucher.

  Je souris au frère de Randall.

  — Je ne vous remercierai jamais tous assez pour votre aide.

  Mon Dieu. Alerte ! Son sourire est à couper le souffle. Il a les mêmes fossettes que Randall, les mêmes longs cils recourbés. Sauf qu’il a aussi des cheveux.

  — Tout le plaisir était pour moi, dit-il d’une voix profonde, avec une pointe d’humour. Dis-moi, reprend-il en baissant la voix, est-ce mon imagination ou mon frère et Ted sont-ils plus que colocs ?

  Je me pétrifie. Merde.

  — Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

  — Le fait de ne pas être né hier ?

  Je pousse un lourd soupir.

  — Je leur avais bien dit qu’ils ne s’en tireraient pas.

  — Surtout que je sais depuis des années que Rand est gay.

  Je manque tomber de mon tabouret.

  — Tu plaisantes ?

  — Non. C'est à lui de décider s’il veut m’en parler ou pas.

  — Il a peur que votre mère l’apprenne, cela la tuerait.

  — Co… ? C'est pas vrai ! D’après toi, qui me l’as dit?

  Je plaque ma main sur ma bouche pour étouffer mon rire.

  — Comment le prend-elle ?

  Davis hausse les épaules.

  — Elle est déçue, parce qu’il ne lui donnera pas de petits-enfants. Mais encore plus déçue qu’il n’arrive pas à se confier à elle.

  — Elle n’abordera pas le sujet ?

  — Pas question. Elle dit que c’est à lui de le faire.

  Des éclats de rire s’échappent du salon. Davis sourit.

  — Ils semblent bien s’entendre.

  Sa voix nostalgique me fait lever les yeux vers lui. Il sourit, secoue la tête.

  — Non, je ne suis pas gay. Seulement solitaire.

  — Randall m’a dit que tu étais divorcé ?

  Il avale une nouvelle gorgée de bière.

  — Depuis presque cinq ans. C'est toujours aussi difficile.

  Je pense à Nick. A Terrie. A moi, bien que ce ne soit pas tout à fait la même chose. On s’autorise à espérer, puis à faire confiance, puis à y croire… jusqu’à ce que tout s’écroule sous vos pieds, vous laissant à jamais incapable d’espérer, faire confiance et y croire de nouveau.

  — Ted et Randall vivent ensemble depuis six ans, dis-je tranquillement. Ted a une fille, Alyssa. Normalement, elle vit avec eux.

  Les lèvres pleines de Davis frémissent.

  — Ce qui explique la chambre rose.

  — Ainsi que la collection de Barbie et les posters Hannah Montana.

  — Ça, ils ont dû le cacher, dit-il en me décochant un sourire.

  Tiens, me dis-je. Le mec solitaire, fraîchement débarqué en ville, flirte avec la célibataire récemment larguée. Mais à peine ai-je formulé cette pensée que Davis reprend :

  — Ton amie Terrie…

  Il se frotte la nuque.

  — … Elle voit quelqu’un ?

  Oh, bien sûr. Même si j’étais très occupée, j’ai bien remarqué l’attention que Davis portait à Terrie. Mais, l’attention de tout homme — hétéro — se porte à un moment ou un autre sur Terrie. Surtout quand elle est vêtue d’un débardeur dont la bretelle s’obstine à glisser de son épaule et d’un short probablement interdit dans certains pays.

  — Pas à ma connaissance.

  Je descends de l’escabeau et entreprends de déballer la vaisselle, fantasmant sur une bonne nuit de sommeil. Nouveau problème d’ailleurs, j’ai maintenant une chambre mais pas de lit pour la meubler.

  Je jette un regard à Davis.

  — Pourquoi ne pas lui demander ?

  — Je ne voudrais pas me montrer trop direct.

  — Un conseil : Terrie supporte mal la subtilité.

  Davis sourit.

  Autre conseil.

  Je me glisse jusqu’à la porte, pour vérifier que Terrie ne peut pas m’entendre avant de revenir au frère de Randall.

  — Elle est divorcée. Deux fois.

  Davis soupire.

  — En d’autres mots, à manier avec précaution.

  — O
ui. Ce qui n’est pas facile sans être subtil.

  — Je crois que je peux y arriver, dit-il avec nonchalance en sortant de la cuisine.

  Une heure plus tard, les mecs sont enfin partis. Pas Terrie. Je vois bien qu’elle veut parler. Comme ces derniers jours, je me suis lamentée un million de fois auprès de tout le monde, je n’ai pas le cœur de la mettre dehors, même si mon cerveau est hors service depuis au moins deux heures.

  Elle est étalée sur mon canapé, un pied sur le sol, un gobelet de vin blanc à demi vide en équilibre sur son ventre nu. Elle — ou quelqu’un — a empilé les cartons de pizzas sur la table basse. Je traîne un sac-poubelle, les fourre dedans, et m’écroule dans le fauteuil que la femme bizarre voulait m’acheter.

  Geoff trotte jusqu’à la porte et gémit.

  — Toi tu es bien éveillé, dis-je les yeux déjà fermés. Qu’as-tu fait de ta journée à part la sieste et ta crotte ?

  Il gémit de nouveau. J’ouvre un œil, le regarde. On dirait qu’il attend, les jambes croisées, comme si elles étaient assez longues pour se croiser. Avec un soupir fatigué, je me hisse sur mes pieds et farfouille dans la mer de cartons à la recherche de sa laisse et d’un sweater.

  — Je dois sortir le chien, dis-je à Terrie. Tu veux venir?

  — Non.

  Je l’attrape par la main et la force à se lever.

  — Bien sûr que si. L'air frais te fera du bien.

  Elle grogne, râle, puis enfile ses sandales, prend son sweater et me suit. L'ascenseur nous attend. Il s’est si souvent arrêté à notre étage aujourd’hui qu’il a dû être reprogrammé pour y rester. Il s’agit d’un modèle hideux, récemment repeint d’un émail bordeaux encore un peu collant d’humidité.

  — Qu’as-tu dit à Davis à mon sujet ? demande Terrie.

  Je m’attendais vaguement à la question.

  — Pas grand-chose. Que tu étais divorcée.

  — Quoi ? Tu lui as dit que j’étais disponible ?

  — Que tu étais divorcée. Parce que c’est un fait. Le reste aurait été un jugement subjectif, or dans la mesure du possible, je m’en abstiens.

 

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