Un flot de larmes coule sur mes joues et mouille mon oreiller. Je déteste m’apitoyer sur mon sort, mais ma résistance est anéantie. Alors autant me vautrer dans l’apitoiement avec délectation, non? Même si je suis la seule à y prendre plaisir.
Oh Seigneur ! Ce que je craignais par-dessus tout vient de se produire.
En sécurité ? Oui, je suppose que je le suis. Du moins physiquement. Mais que me reste-il, à part une bague dont je ne sais pas si je peux me résoudre à la vendre? Et une robe de chez Vera Wang qui doit, pour ce que j’en sais, se trouver quelque part chez Ted et Randall. Tout, tout, m’a été enlevé. L'homme que j’aimais, mon appartement, mon job… même mon chien. D’accord, Geoff n’a jamais été mon chien, mais vous voyez ce que je veux dire. Le fait est que je me retrouve à trente et un ans à la case départ.
C'est la goutte d’eau. Je suis épuisée. Défaite. Et, le pire de tout, pas en meilleur état que l’un de ces vagabonds que je reprochais à mes parents de prendre en pitié, il y a tant d’années.
Le lendemain après-midi, les pompiers nous autorisent à pénétrer dans l’appartement. Et oui, c’est aussi affreux que Mme Moskovitz me l’avait dit. Pas de dégâts par le feu en soi, mais une odeur qui évoque un barbecue du diable. Quant aux dégâts des eaux…
Je regarde mon ravissant sofa de chez Pottery Barn, trempé et plein de suie, et je fonds en larmes.
— Allez, dit doucement ma mère. Voyons voir ce qu’on peut sauver.
Je ramasse quelques débris trempés. (Et moi qui me plaignais des fuites de la baignoire des voisins du dessus !) Il existe des entreprises spécialisées dans le nettoyage des dégâts d’incendie, m’explique ma mère. La chambre ne semble souffrir que de cette horrible odeur de fumée, aussi mes vêtements seront-ils peut-être saufs. Mes papiers, factures et autres sont rangés dans un secrétaire de métal, donc tout est en état, comme environ la moitié de mes livres si je parviens à les aérer. L'autre moitié, ceux de la bibliothèque près de la cuisine, sont perdus, comme tous mes meubles, mon imprimante, la totalité de mon peu d’équipement hi-fi et TV.
Silencieuse, je remplis un carton de papiers qui se trouvaient dans le secrétaire.
— Ton assurance couvrira la plupart des dégâts, dit Nedra.
Oui, j’ai une assurance locataire. C'est déjà ça. Mais elle ne paiera pas le remplacement de mes affaires, ni le coût de la location d’un nouvel appartement. La seule pensée de devoir réitérer le processus de recherche d’appartements me déprime.
L'après-midi, j’appelle l’assurance afin de déclarer le sinistre. Une dame très compatissante me demande avec un accent du sud de patienter tandis qu’elle recherche mon dossier.
J’entends le cliquetis de touches d’ordinateur, une douce musique d’ambiance…
— Oh mon Dieu ! s’exclame-t-elle.
Je ferme les yeux.
— Quelque chose ne va pas ?
Pourquoi poser la question? Tout ce que j’ai touché ces jours-ci va de travers alors…
— Eh bien, d’après nos fichiers, nous n’avons jamais reçu le paiement de votre première prime.
— Il doit s’agir d’une erreur. J’ai envoyé ce chèque…
Je pioche mon chéquier dans mon sac et feuillette frénétiquement les talons. Je ris nerveusement.
— … Patientez une seconde. Je suis un peu bouleversée et j’ai du mal à me concentrer…
— C'est très compréhensible, dit d’une voix apaisante Miss Patiente. Prenez votre temps, mon petit.
Mais deux vérifications affolées plus tard ne révèlent aucun chèque rédigé à ma compagnie d’assurance. Je suis cuite.
— Qu-quand ce chèque était-il dû, déjà ?
— Le 25 mai.
Donc les trente jours de grâce se sont terminés… hier.
Je remercie la gentille dame et raccroche, envisageant d’aller me pendre, sauf que je n’en ai pas le courage. Et je ne me pardonnerai jamais si Nonna a une crise cardiaque à cause de moi.
Je n’ai jamais, jamais oublié de payer une facture. Jamais de ma vie. Mais celle-là, si.
Je lève les yeux au ciel.
— Pourquoi?
Comme je ne reçois aucune réponse, je fais ce que toute femme saine d’esprit ferait dans mon cas : je me mets au lit.
Quatre ou cinq matins plus tard, Dieu seul le sait, ma mère se penche au-dessus de mon lit. Sans la voir, je devine qu’elle a les mains plantées sur ses hanches.
— D’accord, les lamentations sont terminées. Lève-toi, bon sang.
— Toi tu sors, bon sang !
— Hé. Tu parles à ta mère.
— Je sais.
Elle arrache les couvertures. Zut, il fait sacrément clair.
— Tu inquiètes Nonna.
Seul argument apte à me faire sortir ma carcasse du lit, ce que Nedra sait très bien.
— Et Shelby a appelé pour demander pourquoi tu ne répondais pas à ton portable.
— Je suppose que tu lui as expliqué ?
— Ce n’est pas franchement un secret.
Je roule de l’autre côté du lit, m’accrochant à ma couverture comme un bébé à son doudou.
— Ce qui signifie qu’elle a appelé Terrie, non ?
— Chérie, si je connais Shelby, elle est probablement en ce moment-même occupée à passer une annonce dans le New York Post. Seigneur Ginger, tu as une haleine horrible. Maintenant lève-toi et réagis, pour l’amour du ciel. Je me rends à la fac pour une réunion, je serai de retour pour le déjeuner. Le teinturier dit que tes vêtements seront prêts cet après-midi.
Je baisse les yeux sur le pyjama que je portais la nuit de l’incendie. Miracle qu’il ne soit pas incrusté dans ma peau.
— Dis-moi, je suis censée m’habiller avec quoi en attendant?
— Regarde dans les tiroirs et au fond du placard. Il reste certaines de tes affaires.
J’écarquille les yeux.
— Tu as conservé mes vieilles affaires ?
— Pas exactement. Mais je ne suis jamais parvenue à les jeter.
Cela ressemble bien à Nedra, qui garderait des journaux jusqu’à ce qu’ils se décomposent, si Nonna ne les jetait pas en douce.
Je m’assieds avec peine et entoure mes genoux.
— Je ne suis pas ravie de te l’apprendre, mais il me reste exactement deux cent soixante-quatre dollars sur mon compte. Pour l’instant, je ne peux pas aller chercher ces vêtements chez le teinturier.
— Ne t’inquiète pas pour ça…
Ma mère devient soudain toute pâle et s’affale sur la chaise devant le bureau. Je me redresse d’un bond.
— Nedra ! Ça va ?
Elle pose une main mal assurée sur sa poitrine.
— Rien que l’ingestion des poivrons farcis de ta grand-mère ne saurait guérir.
— Ecoute, dis-je, m’arrachant enfin au fouillis des draps pour me lever. Ce n’est pas un malaise à prendre à la légère. Chez une femme, nausée et étourdissement sont souvent les premiers signes d’une crise cardiaque, tu sais.
Nedra lève les yeux au ciel avant de se lever et tirer son chemisier sur sa jupe.
— Je n’ai pas eu une crise cardiaque, Ginger. Des maux d’estomac peut-être. Deux comprimés et tout ira bien. Maintenant va te laver, pour l’amour du ciel, je serai bientôt de retour.
Maintenant que je suis à la verticale, les choses ne vont pas si mal. Même si elles paraissent un peu bizarres, puisque pour une raison X, je m’attendais à retrouver ma chambre exactement comme elle était douze ans plus tôt. Mais une bonne partie est encombrée de classeurs et d’étagères et mon lit, ma commode et mon vieux bureau sont poussés contre le mur, comme des enfants punis. Tous mes posters, mes poupées, les livres que j’avais décrétés trop juvéniles pour les emporter avec moi ont disparu. Ou du moins sont invisibles. De même que mes vêtements. Ils doivent traîner dans un tiroir ou un placard, bannis, mais pas anéantis.
Je tâtonne dans la commode à la recherche de sous-vêtements, de shorts, d’un T-shirt.
J’ai vraiment porté des shorts aussi courts ? Seigneur. Quel goût. Vingt minutes plus tard, lavée et habillée, je me traîne dans la cuisine où je trouve Nonna, comme toujours cernée par des bols, des rouleaux à pâtisserie et autre bric-à-brac de cuisine. Elle chantonne tout en s’adonnant à la mission gratifiante de nourrir les autres. Vêtue de l’un de ces sacs de couleur terne qu’un petit magasin minable de Delaney Street doit vendre au poids, elle s’illumine à ma vue et ouvre grand les bras. Je m’avance et suis obligée de me pencher pour l’étreindre en retour. Elle est petite mais solide et sent toujours vaguement l’ail, l’oignon et le talc.
— Assise, assise. Je te fais le petit déjeuner. Tu te sens mieux aujourd’hui ?
— Un peu. Que cuisines-tu ?
— Je crois peut-être des zitis farcis ? Qu’en penses-tu ?
— Que c’est merveilleux.
Elle m’adresse de nouveau un large sourire, et mon moral remonte d’un cran.
Je la laisse me nourrir — crêpes, saucisses, œufs brouillés, café — après quoi je me sens à peu près de taille à affronter l’existence. Ou plutôt ce qui reste de la mienne. J’allume mon portable et appelle tous ceux qui pourraient se soucier de mon existence, y compris le magasin pour leur dire que j’ai besoin de quelques jours supplémentaires. Elise Suderman, la responsable du studio décoration, n’est pas ravie, mais que peut-elle y faire ? Me virer ? Ooooh, je tremble dans mes bottes.
Puis j’appelle le traiteur, toujours enregistré sur mon portable. Je n’ai aucune idée de ce que je vais lui dire, ni comment payer la facture en souffrance, mais je me dis que le moins que je puisse faire est de ne pas couper toute communication.
— Mais nous avons reçu un chèque lundi, mon petit, répond la voix rocailleuse du comptable, de toute évidence un peu surpris.
Ma main agrippe le téléphone.
— M. Munson a payé la facture ?
— Absolument. Il a même ajouté dix pour cent pour les désagréments occasionnés, dit-il.
Ma tête bourdonne, j’appelle le fleuriste. Même topo.
L'hôtel ? Eh oui. Payé.
Waouh ! Enfin…
Ce sont de bonnes nouvelles, non ? Un problème de moins, un de résolu. Pourtant, je ne sais pas. Quelque chose… me tracasse, mais je ne sais de quoi il s’agit.
Malgré les vociférations de Nonna, je lave la vaisselle du petit déjeuner. C'est en m’essuyant les mains avec le torchon kitsch que la signification du geste de Greg me frappe.
Maintenant, c’est fini.
Tous les créanciers m’ont dit que les chèques étaient datés de bien avant l’incendie. Donc, si Greg l’avait désiré, il aurait pu me contacter. S'il ne l’a pas fait, c’est qu’il n’a pas changé d’avis. Et ne m’accordera pas la courtoisie d’une explication face à face.
Jusqu’ici, j’étais dans l’état d’esprit de quelqu’un veillant un mourant, priant pour un miracle, incapable de renoncer, tant qu’il aurait une bribe d’espoir. Eh bien, ma vieille, maintenant le corps a été emporté et enterré, et il ne reste plus rien à quoi s’accrocher.
Ma grand-mère lève les yeux de sa tâche, et fronce les sourcils.
— Tu vas bien ?
Je me débarrasse des derniers lambeaux d’espoir et lui souris. D’une certaine façon, je me sens soulagée. Libérée même. Déprimée à mourir, mais libérée.
— Oui. Oui, je vais bien, dis-je, avant de regagner ma chambre.
Pour la première fois depuis mon retour, je prends le temps de détailler l’endroit que, durant ce qui pour l’instant constitue les trois quarts de mon existence, je n’ai pas eu d’autre choix que d’appeler « la maison ».
L'appartement est l’un de ces grands étages communs à tant de bâtiments d'avant guerre au nord de la 96e Rue, aux chambres spacieuses très hautes de plafond, aux planchers de bois aux lattes un peu inclinées, murs peints pour la centième fois, bordés de corniches et de moulures. Les fenêtres ont été remplacées il y a sept ou huit ans, mais je me souviens enfant de mon père plaisantant qu’on pouvait jauger la vitesse du vent en observant jusqu’où les rideaux s’envolaient depuis le rebord des fenêtres.
Je ne devrais pas être surprise que ma présence ici m’évoque mon père. Devant la collection de photos accrochées de travers sur le mur à côté de la cuisine, les yeux me piquent. En particulier devant cette photo de nous trois, le jour de mon cinquième anniversaire je crois, juste après notre déménagement du minuscule quatre pièces de la 14e Rue.
Près de mon père, Nedra semble presque petite. Leo — diminutif de Basilio — Petrocelli mesurait un mètre quatre-vingt-treize ou quatorze, et possédait une épaisse chevelure noire et bouclée, ainsi qu’une barbe et une moustache fournies. Seigneur, s’il avait vécu assez longtemps pour que ses cheveux deviennent blancs, il aurait fait un parfait Père Noël, surtout avec son rire formidable. Vêtus de sweaters marins presque identiques et de jeans, nous sourions comme des idiots. Mon père serre ma mère contre lui d’un geste possessif, sa joue contre ses cheveux. Je me tiens entre eux deux, chacune de mes mains tenant une des leurs.
J’ai plutôt l’air heureuse sur cette photo, non ?
Je me détourne, secoue la tête devant le salon, l’une des deux pièces que Nonna a renoncé à tenir en ordre des années plus tôt. Le dépouillement n’est pas un concept familier à ma mère. Tels des gratte-ciel ivres, des piles de livres, de papiers et de magazines envahissent le moindre espace qui n’est pas occupé par les meubles en pitoyable état. Parce que ma mère continue de distribuer son salaire ou parce qu’elle refuse d’appeler sa fille afin qu’elle l’aide à rendre l’endroit moins lamentable ?
La chambre de Nedra, l’ancienne salle à manger, se trouve juste à côté du salon. A travers les portes-fenêtres entrebaîllées, je distingue des vêtements éparpillés et d’autres piles de livres qui font concurrence aux magazines et aux papiers jonchant son lit défait.
Je ne peux que sourire. Eh oui, c’est ma mère. Une femme trop occupée pour prendre le temps de ranger derrière elle.
Et il y a ma grand-mère, me dis-je en faisant halte devant une chambre qui ferait honte à une recrue des Marines. Ou à une nonne. Sous un crucifix (objet immense, ostentatoire, macabre, qui enfant me fascinait) s’étend un lit d’une personne, fait au carré, qui tient compagnie à un fauteuil à bascule dépourvu d’accoudoirs qu’elle a apporté d’Italie avec elle, plus de cinquante ans auparavant. Rien n’orne la commode de bois sombre, excepté une statue de la Vierge au centre d’un napperon de dentelle en lambeaux. Pas un grain de poussière.
Comment ces deux femmes ont-elles réussi à cohabiter aussi longtemps sans se rendre mutuellement folles ?
Et comme il est étrange que je ne ressemble à aucune des deux.
De retour dans ma chambre, je mets en route le ventilateur sur la commode, puis me glisse de nouveau dans le lit que je n’ai pas encore fait, jambes croisées, les coudes sur les genoux, les mains soutenant mon menton. J’évalue mon état. Pas trop mal, mais pas terrible non plus. Pour rester fidèle à moi-même, c’est maintenant que je devrais me secouer, faire des plans, réfléchir à mes prochaines décisions. Mais rien ne se passe. Sans que je sache si c’est parce que je me sens d’humeur rebelle ou que je suis épuisée.
Je devrais provoquer une réunion de garces.
A moins que non. Dans mon état, le cynisme de Terrie m’achèverait.
Sans parler du petit sourire serein de Shelby.
Avec un soupir, je sors du lit. Comme mon emploi du temps n’est pas franchement serré, je décide de vérifier ce que ma mère a conservé de mon passé. Le vaste placard de cèdre plaqué est muni de multiples étagères et recoins. Petite, j’aimais torturer ma mère en me cachant à l’intérieur, refusant de répondre à ses appels… jusqu’à ce que le ton de sa voix m’avertisse qu’elle ne trouvait plus ça drôle. Mais l’idée que personne ne pouvait me trouver et perturber mes pensées, même durant quelques minutes, m’amusait. Malheureusement, vers dix-onze ans, j’étais devenue trop grande p
our tenir dans le placard, ce qui m’avait attristée parce qu’alors je n’avais plus aucun endroit où me retrouver seule.
Je tire le cordon afin d’allumer la lumière intérieure. Sapristi. Mon adolescence est nichée là, à l’abri pour l’éternité — vêtements, posters enroulés les uns dans les autres dans un coin, cartons de livres.
Et, sur l’étagère la plus haute, une mallette de bois striée d’éclaboussures et d’éraflures sentant encore l’huile de lin et la térébenthine.
Quelque chose remue dans mes veines, que je croyais mort et enterré depuis longtemps. J’attrape la mallette, manquant m’assommer avec, et la transporte sur mon bureau. Mon rythme cardiaque s’accélère, mes doigts picotent, comme ceux d’une une maîtresse retrouvant son amant après des années de séparation.
Les tubes, pliés, écrasés, sont blottis les uns contre les autres, déformés, tachés. J’en prends un, le presse doucement et le découvre encore souple. La plupart des autres gosses de mon cours d’art préféraient l’acrylique et ses couleurs vives qui sèchent rapidement. Pas moi. J’aimais l’odeur des huiles, la profondeur subtile de leurs teintes, leur patience envers une néophyte expérimentant mélanges et ombres, même les différentes textures et touchers des différents pigments. A l’époque, romantique pathétique, j’aimais même la sensation de me rapprocher d’artistes des siècles passés.
J’avais découvert la peinture à peu près à l’époque où j’étais devenue trop grande pour le placard.
Je vagabondais des heures dans l’univers que je m’étais créé avec mes pinceaux, inconsciente des allées et venues dans l’appartement. Mes parents encourageaient mes explorations, n’hésitant jamais à m’acheter tout le matériel nécessaire, quel que soit le prix d’un tube de Cramoisi Alizaron ou d’un pinceau rond pur sable numéro 10.
Même durant ces semaines où nous vivions de pâtes au fromage.
Mon Dieu. Ce n’est quand même pas la culpabilité qui titille ma conscience, si ?
Au fond du placard, je découvre une pile de toiles, certaines à demi achevées, d’autres seulement préparées. Ainsi que mon vieux chevalet…
Moi, l'amour et autres catastrophes Page 18