— J’apprécie ton offre, mais je vais la décliner. Je me suis tellement lamentée ce mois-ci que je ne me supporte plus.
J’intercepte son haussement d’épaules du coin de l’œil.
— Comme tu veux. Mais si tu changes d’avis, je suis là.
Je mets trois bonnes secondes à répondre :
— Je m’en souviendrai.
— Tonton Nick !
A la minute où s’ouvre la porte, la fille de Paula projette son petit corps menu dans les bras de Nick.
— Hé, bébé !
Il la soulève de terre et sourit de toutes ses dents quand elle lui plante un bisou sonore sur la joue.
— Je t’ai manqué ? demande-t-il en lui chatouillant le ventre.
— Hin-hin.
— Mon Dieu, c’est bien toi ! s’exclame une voix derrière moi.
Je me détourne de ce grand mec baraqué berçant une gamine dans ses bras et me trouve face à Paula. Qui est de nouveau enceinte. Ce que j’ignorais.
Un marmot pendu à une jambe, accroché au bas de son short de maternité, elle tend ses bras minces, ornés de multiples bracelets dorés.
J’ai juste le temps de poser mon saladier avant d’être engloutie. Pour une femme menue, Paula est capable d’étreintes dignes d’un ours brun.
— Mon Dieu, tu es superbe ! N’est-ce pas qu’elle est superbe, Frank ?
Elle me tient à bout de bras en souriant. Ses cheveux bruns sont crêpés et croulent sous le gel. Tout près derrière elle, souriant tout aussi largement, se tient Frank Wojowodski, de cinq centimètres plus petit que Nick, un peu plus rond, plus chauve. Et arborant sans complexe les taches de confiture étalées sur son T-shirt des Knicks. Il agite les bras.
— Oui, elle est superbe.
Paula lui envoie une tape sans même se retourner.
— … Mais pas aussi superbe que toi, chérie.
Il glisse un bras autour de sa taille, pose sa main sur son ventre et son nez dans son cou.
— Plus tu grossis, plus j’ai envie de toi.
— Mon Dieu, Frank, les enfants ! murmure Paula.
Mais elle s’abandonne, rayonnante, dans les bras de son mari. Je remarque ses cils, presque aussi longs que sa frange. Elle donne une tape sur la main à Frank.
— Sors d’ici et va leur servir du thé glacé. Et toi Nick, dépose la salade dans la cuisine. On l’apportera dehors plus tard.
Elle se tourne vers moi.
— … A moins que tu ne préfères du vin ? Frank, avons-nous acheté du vin la dernière fois que nous avons fait les courses ?
— Oui, je crois, chérie, laisse-moi vérifier…, répond-il, déjà dans le couloir.
— Non, non, le thé ira très bien, dis-je.
Nick, qui a posé la petite fille par terre, fait glisser mon sac de mon épaule et l’emporte ailleurs, me prenant bel et bien au piège. Je tente de ne pas paniquer.
— Tu es sûre ? dit Paula.
Ses grands yeux bruns m’interrogent avec insistance.
— Qu’y a-t-il, Tiffany ? dit-elle à l’enfant blonde, maintenant pendue elle aussi à l’ourlet de son short.
La gamine prononce quelques mots inintelligibles.
— Vas-y. Ne me dis pas que tu ne sais pas où c’est. Et emmène ton frère avec toi…
Elle soulève le petit garçon aux yeux sombres de sa cuisse et place sa main dans celle de sa sœur.
— … cela fait trois heures qu’il n’y est pas allé. Oui tu dois aller sur le pot, Dominic, cesse de gémir. Parce que vraiment, dit-elle sans transition tandis que les deux gamins s’éloignent main dans la main, ce n’est pas un problème pour Frank d’aller voir…
— Paula, calme-toi, intervient Nick.
Il passe un bras autour de ma taille.
— … Tu fiches la trouille à cette pauvre fille.
Le regard de Paula ne risque pas de rater ce mouvement bras-hanche.
— Pour l’amour du ciel, Nick… Comment s’appelait celle qui a disparu de ta vie depuis… quoi ? Deux minutes environ ? Cesse de tripoter cette pauvre fille, dit-elle en s’emparant de ma main et écartant son beau-frère.
Je sais que je devrais jouer un rôle plus actif dans cette scène, mais autant tenter de monter sur un manège déjà en marche.
Elle m’entraîne dans son salon, temple du rustique kitsch, débordant de cœurs et de peintures de marmousets. Puis elle enserre mon visage entre ses mains. Je sursaute avant de m’immobiliser, minimisant le risque de cicatrices permanentes dues à ses longs ongles rouges.
— Nicky nous a appris… tout. Bon sang, ce sont des drames en série, n’est-ce pas ? Ça va ?
Dieu merci, une de ses mains regagne sa hanche.
— … Qu’est-ce que je raconte. Bien sûr que non, ça ne va pas. En un clin d’œil, ta vie se brise en mille morceaux, comment pourrais-tu aller bien ?
Nick s’approche de moi. Tout près. Peu importe qu’il ne me touche pas pour de bon. Au trouble qu’il déclenche en moi, je peux dire qu’il a envie de me toucher.
Et j’ai envie qu’il en ait envie.
Je vous avais bien dit que je n’aurais pas dû venir.
— Paula, dit-il, tu n’es pas censée te concentrer sur ta grossesse ou un truc de ce genre ?
Elle lève les bras au ciel.
— Quoi ? Qu’y a-t-il de mal à lui demander comment elle va? Pour ton information, monsieur Nick, je crois que c’est poli, tu sais, de s’intéresser à son invitée? Qui se trouve être ma cousine, même si je ne l’ai pas vue depuis… combien maintenant ? Cinq ans ? Six ans ? Frank! crie-t-elle en direction de la cuisine. Depuis combien de temps Ginger et moi ne nous sommes pas vues ?
Frank regagne le salon, un verre de thé dans une main, un verre de vin dans l’autre. Il me tend le vin, et le thé à Nick.
— C'est fou. Depuis la naissance de Justin peut-être?
— Oui, c’est ça. Et il aura sept ans en octobre. Seigneur ! Alors assieds-toi, me dit-elle. Nous allons dîner dehors, mais avant, nous allons discuter. Je peux te montrer les photos des enfants. Aujourd’hui, ce sont Frank et Nick qui cuisinent. Et emmenez les enfants avec vous ! crie-t-elle aux hommes qui sortent.
De mauvais gré. Du moins c’est ainsi que j’interprète l’étrange expression de Nick.
Sur la table basse de verre aux pieds de cuivre — aberration due au thème rustique — Paula prend un album photo de cinq kilos, relié de moire bleue et orné d’œillets blancs.
— Je suis tellement contente que Nick t’ait fait venir, dit-elle avant d’éclater de rire. A moins que ça ne soit la deuxième partie du programme, hein ?
J’ai les joues en feu. Tout d’un coup, feindre un intérêt pour neuf ans de photos de bébés ne me paraît pas si mal.
— Nous sommes juste amis, Paula.
— C'est ça, dit Paula en haussant les épaules, protestant un peu quand Tiffany grimpe sur ses genoux.
Une sensation proche de l’envie m’étreint tandis que je l’observe bercer sa petite fille et remettre en place sans y penser une mèche rebelle.
— Mais je peux te le dire, chérie, s’il ressemble à son frère…
Elle me fait un clin d’œil.
— ... tu vas te demander ce qui t’est arrivé !
— Je sais que Paula est ta cousine, me dit Nick, bien plus tard.
Il suit des yeux ma cousine et sa famille qui s’agitent autour de la table de pique-nique au fond de leur minuscule jardin.
— … mais zut, elle devient de plus en plus bavarde à chaque grossesse.
Il a enfilé un jean et un T-shirt gris délavé et s’étire dans une chaise longue à l’arrière de la maison. La brise qui véhicule l’odeur du fleuve fait onduler ses cheveux courts.
— … Si elle a encore d’autres enfants, nous allons peut-être devoir la faire piquer.
J’éclate de rire. Sauf que je n’ai jamais vu un homme raffoler autant des enfants. Du moins des enfants de son frère. Surtout de la petite Tiffany, à ce jour la seule fille de Paula. J’ai remarqué son expression nos
talgique lorsqu’il les observe et croit que personne ne le regarde.
— Un jour, tu feras un superpapa, dis-je.
La surprise se lit son visage.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Je m’installe sur un fauteuil assorti au sien à quelques pas.
— Te voir avec les enfants. Une intuition.
Mes doigts jouent avec le verre de vin.
— … Tu as dû être effondré quand Amy t’a annoncé qu’elle ne voulait pas d’enfants.
Il se tait un long moment avant de répondre.
— Je m’en remettrai.
Je me frotte la jambe, puis désigne du menton un minifort de bois, à moitié achevé, coincé entre la table de pique-nique et la clôture.
— Les enfants vont adorer jouer avec.
— Si je le finis un jour.
Je me tourne vers lui, surprise.
— C'est toi qui le construis ?
— Lentement mais sûrement. Pour l’anniversaire de Justin. Alors, tu as assez mangé ?
— Ça oui alors ! J’ai vraiment avalé trois hamburgers ?
— Je ne l’aurais pas cru si je ne l’avais pas vu de mes yeux. Tu manges toujours comme ça ?
— C'est mon occupation principale.
Il rit.
— Au fait, ta salade était délicieuse, même si je n’ai pas identifié la moitié des trucs qu’elle contenait.
Le temps de la confession est arrivé.
J’avale une gorgée de mon vin tiède.
— C'est l'œuvre de ma grand-mère, pas la mienne.
— Tu ne cuisines pas ?
— Pas assez pour qu’on évoque le sujet. Avec mes maigres ressources, j’aurais apporté une salade de chez le traiteur.
Il semble ruminer ma réponse. Je désigne son thé du menton.
— Cela m’a surprise. Je parle du thé.
Il hésite un moment.
— Il y a cinq ans, tu aurais eu raison de l’être.
Je pose mon verre.
— C'est-à-dire?
— Je suis un alcoolique en convalescence.
Il me regarde, les yeux brûlants de défi.
— Cela t’ennuie ?
— Non. Pourquoi ça m’ennuierait ?
Il m’observe un long moment.
— Comme je ne buvais jamais, jamais, pendant le service, je pensais contrôler la situation, tu vois ? Jusqu’à ce que je me réveille dans ma voiture, dans le fossé. Ça m’a fichu une frousse de tous les diables.
— Mon Dieu. Tu n’as rien eu ?
— Pratiquement rien. Mais la voiture était foutue.
— Paula n’a jamais rien…
— Nous n’en parlons pas beaucoup. Frank et Paula me soutiennent, mais nous n’en faisons pas une histoire, tu comprends ?
Je hoche la tête.
— Est-ce que c’est… est-ce la raison réelle pour laquelle ta femme t’a quitté ?
— Non. J’ai plutôt utilisé son départ comme une excuse pour boire davantage.
Les bras croisés, il observe Frank qui arbitre une bagarre entre deux des enfants.
— Mon père était un ivrogne. Mon grand-père aussi. Mais à l’époque, on n’y prêtait pas grande attention. Tant que l’homme ne manque le boulot, ne bat pas sa femme ou un truc de ce genre, tu vois ? Personne ne comprenait qu’il s’agissait d’une maladie.
Nick se redresse et s’assied à califourchon sur la chaise longue.
— Une maladie qui a épargné Frank, mais m’a frappé de plein fouet. Jusqu’à cette nuit-là, Frank n’avait jamais dit grand-chose…
Il soupire.
— … Papa est mort quand Frank et moi étions encore enfants. Frank n’était pas emballé à l’idée qu’il m’arrive la même chose. Il m’a menacé d’avertir mon supérieur si je ne me faisais pas soigner. L'idée de perdre mon job dans la police… Bon sang ! C'est ce qui m’a réveillé.
— Mais l’accident… Personne n’a appelé la police ?
— Cela faisait partie du marché entre Frank et moi. Il a amené sa dépanneuse, m’a sorti de là. Il était 3 heures du matin, aucun témoin. Je ne me suis même pas occupé de l’assurance. Je voulais faire comme si cela n’était jamais arrivé. Frank était d’accord, du moment que je me faisais soigner.
Je tends mon bras vers mon verre, puis interromps mon geste. Nick remarque mon hésitation.
— Ne t’inquiète pas. J’ai décidé il y a cinq ans que j’étais plus fort que l’alcool. Qu’il n’avait pas le pouvoir de m’entraîner de nouveau vers le fond.
— Et ?
Il sourit.
— Et… c’est une lutte constante. Mais je me souviens de ce que j’aurais perdu si je n’avais pas cessé de boire…
Le crépuscule a eu raison de la chaleur et d’une partie de l’énergie des plus jeunes. Ils sont quatre. Les trois garçons sont de véritables clones de Paula, avec leurs cheveux et leurs yeux sombres. J’ai observé Paula toute la soirée. Son attention jongle de ses enfants à son mari, à Nick, à moi, sans aucun effort apparent. Son job consiste à être une mère pour ses enfants, une épouse pour l’homme que, de toute évidence, elle adore. Et elle est clairement comblée, tout comme Shelby l’est par sa décision de mettre sa carrière en suspens pour élever ses enfants, tout comme ma mère l’est par les causes qu’elle défend. Toutes ces femmes savent qui elles sont et ce qu’elles désirent de l’existence.
Un mois auparavant, je me serais comptée parmi elles.
Je regarde de nouveau Nick, dont je surprends le regard attentif, l’expression sérieuse. Il soutient mon regard, ce qui me trouble d’une façon que je ne comprends que trop bien. Du coup, c’est moi qui détourne les yeux.
— Tu as toujours su que tu voulais être flic ?
Il hausse les sourcils mais répond :
— Oui, je crois. En tout cas, je le savais en entrant au lycée.
— Et tu n’as jamais douté ? Même lorsque des enquêtes ne se déroulaient pas comme tu le souhaitais ?
Il rit.
— Bon sang ! Bien sûr que j’ai des doutes. Régulièrement même. Mais alors je m’interroge. Quelle alternative ai-je ? Vendre des assurances ?
Il frissonne, ce qui m’arrache un sourire.
— Je fais ce métier parce qu’il convient à l’homme que je suis. C'est la pensée philosophique la plus profonde dont je sois capable, alors n’insiste pas.
Je ris avec lui, mais tout au fond de moi, un vide étrange me saisit, le sentiment que quelque chose manque à l’appel, que j’ai perdu l’équilibre quelque part en chemin et que je dois me raccrocher à quelque chose, n’importe quoi, pour ne pas tomber…
Malgré la chaleur de la soirée, la chair de poule fait frissonner mes bras.
— Ça va ?
Je lève les yeux sur Nick et son expression pleine de gentillesse, aussi indissociable de sa personne que le bleu de ses yeux. Mais ce n’est pas tant sa gentillesse qui me frappe que la simplicité de sa déclaration précédente. A quoi cela ressemble-t-il de savoir qui vous êtes ?
Et suis-je la seule personne au monde à l’ignorer ?
Peut-être devrais-je étudier la question sur-le-champ. Sérieusement, et si je m’interrogeais sur mon moi profond ? Qui diable s’adonne à ce genre d’activité ? A part une certaine héroïne de série télé, sous-alimentée et disposant de beaucoup trop de temps libre ?
J’observe Frank et Paula qui se lancent des morceaux de pain à la tête tandis que leurs enfants hurlent de rire. Pour eux, la vie se résume au sexe, aux enfants, aux repas et à de bons moments passés ensemble. L'essentiel, en somme. Ce qui, quand on y réfléchit, n’est pas un si mauvais plan.
Il fait presque nuit. Un « boum » sourd nous parvient depuis le fleuve.
— Ils ont commencé ! crie Paula, aussi excitée que les enfants. Oh, zut, nous n’avons pas encore préparé les glaces !
Elle quitte la table en courant et tire de la glacière des cartons de crème glacée.
— Allez, allez, tout le monde. Que nous puissions mon
ter sur le toit avant le bouquet final. Nick ! As-tu installé les chaises comme je te l’avais demandé ?
— Ce matin, répond-il avant de se tourner vers moi. Il te reste de la place pour la glace ?
— Toujours.
Il sourit, balance sa jambe par-dessus la chaise longue et me tend la main pour m’aider à me redresser. J’hésite.
— Bon sang ! s’exclame-t-il. Tu es vraiment un cas.
Il s’empare de ma main et me force à me lever, tirant assez fort pour nous propulser l’un contre l’autre.
— Tu l’as fait exprès.
— Tu es vraiment de nature soupçonneuse.
Mais son sourire s’est élargi.
L'idée me traverse que je connais les hommes moins bien que je me connais moi-même. Or comme nous venons de le déterminer, je me connais peu. Celui-ci, par exemple, qui m’entraîne avec douceur en direction de l’espace restauration. Sa main posée au creux de mes reins déclenche des ondes électriques dans tout mon corps. Oui, oui, oui, il veut être mon ami. Peut-être est-ce vrai. Mais à mon avis, en ce moment, il pense au sexe. J’y pense bien moi, alors pourquoi pas lui ?
A moins que je ne me fasse des illusions…
Euh… hum… Je viens de renverser un peu de glace sur ma main. Nick la porte à sa bouche pour la lécher.
Donc je ne me fais pas d’illusion. A un autre moment, j’aurais peut-être qualifié cette découverte de positive, mais là…
Mon Dieu, cette langue…
— Zut, Nicky, lance Paula. Nous avons des serviettes en papier, tu sais.
Il lâche ma main et attrape une serviette derrière lui, une petite lueur diabolique dans le regard. Les enfants crient, hurlent et sautent partout, exactement comme mes hormones. Paula nous décoche de drôles de regards. J’ai du mal à respirer parce que je viens de me métamorphoser en zone érogène géante. Je devrais être agacée, voire carrément en colère, mais je ne parviens pas à détourner le regard de sa bouche.
— Pour l’amour du ciel, vous deux ! lance Paula. Il faut que j’aille chercher une bassine d’eau froide ou quoi ?
Un sourire amusé naît sur le visage de Nick. Mes genoux faiblissent. Il prend la main qu’il vient de lécher et m’entraîne à l’intérieur de la maison.
Moi, l'amour et autres catastrophes Page 20