Même si je manque exploser de curiosité.
Le crépuscule a teinté de violet la majeure partie du ciel, sauf la lisière orange qui brille à l’horizon à travers les arbres bordant Riverside Drive. L’atmosphère est détendue — pour New York en tout cas — et évoque la fête foraine. Les trottoirs débordent de passants, de rires, de poussettes et de chariots à provisions qui crissent, omniprésents dans la ville. Les gens pullulent autour des stands en plein air, proposant fruits et légumes, emplissant l’air d’une douzaine de langues différentes. A l’entrée des magasins, des chiens attachés aux parcmètres regardent fixement à travers les milliers de jambes qui passent, ignorant les passants et dansant de joie quand leurs maîtres émergent.
Morningside Heights a beaucoup changé depuis mon enfance, comme la plupart des quartiers de Manhattan. Beaucoup des commerces familiaux, si pittoresques, ont disparu à la même vitesse que les cabines téléphoniques à dix cents, remplacés par des chaînes qui menacent de faire de New York une ville peu différente de Houston ou Des Moines. Mais, c’est l’état d’esprit qui caractérise New York, me dis-je, en évitant deux adolescentes hispaniques riant si fort qu’elles parviennent à peine à marcher. Un état d’esprit, une énergie, et l’instinct de survie, que chaque quartier interprète à sa façon et que l’invasion des magasins standard n’anéantira jamais totalement.
En passant devant West Side Market, Nedra me décoche un coup de coude.
— Regarde, ils ont des cerises en solde.
Nous nous emparons toutes deux de sacs plastique et nous plaçons près de l’étalage. La poubelle glissée sous les cageots, j’entreprends de trier les plus belles cerises, en compagnie d’une multitude d’autres personnes. Je sens ma mère qui m’observe, mais elle détourne les yeux chaque fois que je relève la tête.
Quelque chose ricoche sur ma tête.
Je regarde ma mère qui se concentre sur les cerises en fronçant les sourcils. Hum. Je reprends mon tri.
Deux secondes plus tard, bing, une cerise frappe mon épaule et rebondit dans le cageot. Je braque le regard en direction de ma mère qui lève la tête.
— Quoi ? dit-elle.
Mais ses yeux brillent comme du jais.
Je guette ma chance, puis la vise d’une cerise. Mais une petite vieille espagnole surgit et le missile rebondit sur sa tête. La pauvre femme examine les alentours, puis gesticule devant son compagnon, débitant en espagnol à la vitesse d’une mitraillette ce qui vient de lui arriver.
Ma mère et moi n’osons plus nous regarder.
Nous nous retenons jusqu’à ce que nous ayons payé les cerises. Nous en avons acheté un kilo et demi chacune, bien plus que nous ne pourrons en ingurgiter avant qu’elles ne pourrissent, et les avons transportées dans la minipoubelle le long des six pâtés de maison. Mais avant d’avoir atteint la 111e Rue, nous explosons de rire. Les gens nous regardent. Certains sourient. D’autres froncent les sourcils. Je m’en fiche.
Je ne me souviens pas avoir ri ainsi avec ma mère depuis que je suis petite.
Zut, je ne me souviens pas avoir ri ainsi avec n’importe qui, du moins pas depuis très, très longtemps.
En traversant la 112e Rue, nous regardons toutes deux d’instinct en direction d’Amsterdam Avenue. Au bout du long et étroit pâté de maison, la cathédrale St. John la Divine domine le quartier de sa tranquille majesté.
— Tu te souviens, dit Nedra, que je t’emmenais jouer dans ce parc quand tu étais petite ?
Si je me souviens ? Oh oui. Nous venions souvent. Elle s’asseyait sur l’herbe ou sur l’un des bancs du parc et papotait avec les autres mères tandis que je jouais à chat avec des enfants d’une douzaine de couleurs différentes…
— Tu te rappelles la fois où les paons sont soudainement apparus devant toi en faisant la roue ? demande Nedra en riant. J’ai cru que tu allais faire pipi dans ta culotte.
Mon propre rire se mêle au sien.
— J’ai fait pipi dans ma culotte !
Je lui glisse un coup d’œil, un léger sourire aux lèvres.
— Peut-être mon aversion pour la volaille date-t-elle de ce traumatisme initial.
— Oh, arrête, dit-elle.
Mais elle sourit aussi.
— … Bon d’accord, peut-être que le coq n’était pas une bonne idée.
— Tu crois ? dis-je.
Elle hausse les épaules, balançant la poubelle entre nous.
Nous marchons en silence encore un pâté de maisons avant qu’elle ne se lance enfin.
— Alors, tu es guérie de Greg ?
— Dit-elle pleine d’espoir.
— Dit-elle pleine d’espoir.
Elle me jette un coup d’œil.
— Alors ?
C’est à mon tour de hausser les épaules.
— Je ne sais pas. Oui je suppose. Mais… ce qui s’est passé l’autre nuit n’a rien à voir avec ça.
— Oh ?
— Non.
— Oh.
Encore quelques mètres et elle ajoute :
— Nous parlons bien de Nick, n’est-ce pas ?
Je me tourne vers elle, mais il fait trop sombre pour bien voir.
— Tu te souviens de Nick ?
Elle sourit.
— Oh oui.
— D’accord, très bien. C’était Nick. A ton tour.
Elle rit tout bas.
— Pas mal. Mais ça ne marche pas.
— Tu es une vraie diablesse.
Nouveau rire.
— N’est-ce pas ?
J’en déduis que je connais le mec en question. Super. Je vais persister à me torturer en essayant de deviner de qui il s’agit. Comme cette fille qui doit deviner le nom de Rumpelstichen dans le conte.
— O.K., dit-elle, avant que ton cerveau n’implose, pose-toi cette question : est-ce réellement important ? Savoir de qui il s’agit, je veux dire ?
— Est-ce de la culpabilité que j’entends dans ta voix?
— Certainement pas. Juste… le besoin de garder privés certains éléments de ma vie. Du moins jusqu’à ce que j’aie réfléchi à certaines choses.
Je manque rester pétrifiée au milieu du trottoir. Nedra manquant de confiance en elle ? Elle qui ne possède pas une once de doute en son ample personne ?
— Alors… il ne s’agit pas d’une liaison qui déclenche la Marche Nuptiale en sourdine dans le lointain ?
Un rire vibrant s’échappe de sa poitrine.
— Seigneur non. Plutôt d’une liaison qui représente une folie mais où la relation physique est géniale.
Je suis intriguée pour de bon. Assez pour ne pas reculer devant cette situation étrange consistant à parler sexe avec ma propre mère.
Maintenant, c’est elle qui s’immobilise, manquant m’arracher le bras. Je fais volte-face. Ses lèvres se sont crispées.
— Je ne connais rien aux hommes, tu sais ?
Elle regarde dans le vague et écarte ses cheveux de sa main libre, avant de la porter à sa tempe.
— Je ne connais pas les règles du jeu. Je ne sais même pas s’il en existe. J’avais à peine dix-huit ans quand j’ai rencontré ton père. Je suis tombée amoureuse, tu es née, je me suis mariée, je n’ai jamais regardé en arrière. Leo est le seul homme avec qui j’aie jamais couché, crois-le ou non. Et quand il est mort…
De nouveau, elle hésite, puis laisse échapper un brusque soupir.
— Je n’avais que trente-deux ans, dit-elle, comme si elle-même avait du mal à le croire. J’ai pensé : c’est fini pour moi. J’ai vécu mon grand amour, eu une enfant superbe, j’ai mon boulot… Pourquoi tout compliquer avec le sexe ? Maintenant, ne me demande pas pourquoi j’ai dû attendre la ménopause pour comprendre ce dont je me suis privée durant dix-huit ans. Mais mieux vaut tard que jamais, j’imagine.
J’ai besoin d’une minute pour intégrer ces paroles. Puis je soulève la poubelle et donne le signal du départ.
— Tu veux dire que je ne dois pas espérer gagner un beau-père dans l’histoire ?
—
Non.
— Mon Dieu ! Il est marié, c’est ça ?
L’horreur se répand sur son visage.
— Sincèrement, Ginger, pour qui me prends-tu !
— Pardon.
Mais j’ai besoin de savoir.
— … Tu es heureuse ?
— Je… J’apprécie les choses telles qu’elles sont, je crois.
Elle soupire.
— Mon Dieu, si c’est ce que vous vivez vous les jeunes, je ne vous envie pas. Toutes ces angoisses, cette indécision, ses interrogations perpétuelles… Comment diable supportez-vous ça ?
— Facile. Häagen-Dazs.
— Le truc bizarre, continue-t-elle, c’est que quand je suis avec lui, rien d’autre ne compte. C’est lorsque nous sommes séparés que je ne sais plus où j’en suis.
— Et ça te rend folle ?
— Absolument. Mais quelle est l’alternative ?
— Peut-être trouver quelqu’un avec qui tu sais où tu en es ?
— Tu veux dire comme tu l’as fait avec Greg ? dit-elle après un moment de réflexion.
— Euh… oui. Le fait qu’avec lui je ne risquais pas d’expérimenter une multitudes de bouleversements m’attirait.
Pas comme avec certaine personne de ma connaissance.
— … je me sentais toujours en sécurité avec lui, l’esprit clair.
— En quoi est-ce intéressant ?
— Je ne suis pas comme toi, Nedra, je n’aime pas vivre une existence insensée.
Elle scrute mon profil.
— Suivre son cœur, c’est mener une existence insensée ?
— Si cela te donne l’impression de perdre pied, oui.
La conversation me noue l’estomac, je voudrais changer de sujet, mais Nedra reprend, pensive :
— A la réflexion, je me sentais en sécurité avec ton père. Parce que je savais que nous étions faits pour vivre ensemble, ce qui constitue une sécurité. Mais vivre avec Leo m’a toujours… Je ne sais pas… rendue plus vivante ?
Elle rit.
— … C’est un homme qui m’a toujours mise au défi de voir plus loin, de changer mon angle de vue. Il m’a toujours inspirée à devenir… moi en mieux.
— Alors que cette fois… c’est différent ?
Elle me lance le premier regard d’égale à égale que nous ayons, je pense, jamais échangé.
— Pour l’instant, il ne s’agit que de sexe. Prendre du bon temps ensemble. Avec cet homme, je me sens bien et je suis bien dans mon corps. C’est peut-être peu, mais c’est bon.
Un éclair d’envie me traverse. Oui. Peut-être Nedra est-elle troublée, mais cela l’arrête-t-elle ? Non. Elle ne s’est pas enfuie de chez son amant comme une névrosée, elle. Elle ne laisse pas un détail aussi négligeable que la terreur pure la priver de savourer le moment présent.
C’est la différence entre nous, je suppose. Elle aime le danger. Pas moi. Ce qu’elle appelle « vivant », je l’appelle « terrorisant ».
Et je n’aime pas beaucoup être terrorisée.
Nous entamons l’ascension de Broadway en direction de chez elle.
— As-tu déjà regretté certains de tes choix au cours des dernières années ? Concernant tes choix de vie ?
Ma question la prend un instant au dépourvu.
— Pas à propos des choses importantes, dit-elle. Dans l’ensemble, j’aime ce que je suis. Ce que je fais. Je sais que j’agace nombre de personnes — y compris toi —, mais je ne serais pas heureuse si j’essayais d’être quelqu’un d’autre, n’est-ce pas ?
Ma réponse tarde.
— Non, je suppose que non.
— Mais j’ai deux regrets dans ma vie, même si l’un d’entre eux échappait à mon contrôle.
— Et c’est ?
— De ne jamais avoir eu un autre enfant. Leo et moi aurions tant aimé.
C’est une découverte pour moi. J’ai toujours supposé que j’étais enfant unique par choix de mes parents.
— Et l’autre ?
Je surprends son sourire du coin de l’œil.
— Je regrette de t’avoir demandé de m’appeler par mon prénom quand tu étais petite.
— Tu plaisantes ?
— Etrange, n’est-ce pas ?
Elle rit doucement.
— J’étais si jeune quand tu es née… Je crois que me considérer comme la mère de quelqu’un me dépassait. Mais maintenant… maintenant je regrette de ne jamais t’avoir entendue m’appeler maman.
Je penche la tête de côté.
— Désolée. Tu n’es pas une maman, Nedra.
— Oui je sais.
Nous approchons de la porte de l’immeuble. José, le portier de nuit, hausse un sourcil à la vue de notre chargement, mais se contente de secouer la tête.
— Dis donc, dis-je quand nous sommes hors de portée d’oreille, comment as-tu réussi à faire entrer le coq ?
— Je suis passée très vite en prétendant qu’il s’agissait d’un perroquet.
Dès notre entrée, mon portable sonne. Nonna me le dépose entre les mains, nous débarrasse de la poubelle et la traîne le long du couloir. Je remarque alors que cette femme, que je n’ai jamais vue vêtue autrement que de blouses de couleur terne — comme celle qu’elle portait quand nous sommes parties trois quarts d’heure plus tôt — arbore maintenant un de mes T-shirts noirs proclamant « Moi d’abord ».
Envoyez la musique de La quatrième dimension.
Je me rends dans ma chambre pour répondre au téléphone. C’est Terrie. Elle me laisse à peine le temps de dire « Allô ? »
— O.K., lance-t-elle, Davis m’a appelée. Et alors ? Et nous avons parlé environ deux heures au téléphone, et je trouvais ça vraiment bizarre parce que je ne me souviens pas avoir jamais rencontré un homme capable de se concentrer deux heures sur une conversation dépourvues de maillots de sport et de ballon. Alors quand il m’a invitée, je me suis entendue répondre oui, parce que, qu’aurais-je pu faire d’autre ? Rembarrer un homme avec qui je venais de parler à bâtons rompus pendant deux heures ?
Il me faut une seconde pour comprendre qu’elle fait une pause, première chance de m’enquérir :
— Comment a-t-il eu ton numéro ?
Nouvelle pause.
— Bon, je le lui avais donné. Mais je ne pensais pas qu’il appellerait.
Je décide de ne pas souligner que si elle n’avait pas espéré qu’il l’appelle, elle ne lui aurait pas donné son numéro. Mais il s’agit de Terrie.
— Qu’étais-je censée répondre? reprend-elle. Merci pour la conversation sympa et, à propos, bonne chance et adieu ? Ça aurait été…
— Brutal ? dis-je.
Non que je sois d’accord avec elle. Encore que je commence à éprouver la sinistre impression de m’être exactement comportée ainsi. Très récemment.
— Carrément odieux. C’est ce que je ne cesse de me répéter, tu comprends ? Donc nous sortons — il avait réservé des places pour un ballet. Et non seulement il ne s’est pas endormi, mais il en savait davantage sur les danseurs que moi. Puis nous sommes allés dans un club pour écouter du jazz fabuleux jusqu’à, je ne sais pas, 1 heure du matin environ. Puis nous sommes revenus chez moi où nous avons encore discuté. Pas une fois il ne s’est lamenté sur sa femme qui l’a quitté. Et… et alors, je ne sais pas comment c’est arrivé, nous nous sommes embrassés. D’accord, j’ai pris l’initiative parce que sa bouche magnifique me rendait folle, mais il ne s’est rien passé de plus. Il a dit qu’il ne voulait pas me brusquer, qu’il voulait que nous prenions le temps. Il est parti et je suis restée avec la sensation qu’un camion venait de me passer dessus et merde, Ginger, pourquoi je m’obstine à me faire du mal comme ça ?
Elle fond en larmes. Des larmes hystériques, ce qui me flanque une frousse du diable parce que Terrie ne pleure jamais. Du moins elle n’a jamais pleuré en ma présence. Assise sur le bord de mon lit, je me demande si je suis vraiment qualifiée pour démêler sa vie amoureuse.
— Quand tout cela s’est-il passé ? dis-je afin de gagne
r du temps.
Je l’entends qui se mouche.
— Il… il y a deux jours, dit-elle dans un murmure tremblant.
— Et tu ne m’appelles que maintenant ?
— Vois-tu, hier Davis m’a emmenée passer la journée dans les Hamptons, au bord de la mer.
La dernière syllabe s’achève en un sanglot.
— Je devine que tu as passé un superbe moment ?
— Oui, zut ! Oh mon Dieu, Ginger, c’est tellement idiot ! Tu connais comme moi la suite des événements. Il va incarner l’homme parfait, compréhensif, jusqu’à ce que je tombe amoureuse de lui — ce qui au train où vont les choses devrait se produire dans dix minutes — puis il redeviendra comme tous les autres. Bon sang, c’est à croire que les dieux sont en train de rigoler en me disant : « Coulée ! ». Et je suis la seule à blâmer. Je n’étais pas obligée de lui parler au téléphone, ni de sortir avec lui, ni de passer une journée parfaite avec lui. Mais je l’ai fait, et maintenant je vais payer.
Oh oui, je sais où tout cela mène. Mais un instinct pervers et optimiste — d’où provient-il ? Certainement pas de mes récentes expériences personnelles — me pousse à lancer :
— Peut-être que cette fois ça va marcher.
Un reniflement méprisant me répond.
— Terrie, je suis sérieuse.
— Je sais que tu l’es. Tu sais ce qui me met dans cet état, en fait ? Malgré tout ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai appris sur moi et les hommes, j’ai envie de te croire, de désirer malgré tout qu’un homme partage ma vie. Pas pour me dorloter ou m’entretenir, juste pour être avec moi. Avec moi.
Au son qui résonne, je pense qu’elle vient de se frapper la poitrine.
— … Je continue de croire qu’il existe ici-bas un type bien, dont le sourire me rendra heureuse de vivre. C’est pas débile, ça? Je connais la réalité. Et pourtant j’ai ce fichu… espoir qui refuse de mourir. Peu importe combien de fois il a été piétiné, il s’obstine à ressusciter et prend un plaisir délirant à transformer ma vie en enfer.
Moi, l'amour et autres catastrophes Page 23