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CHASSES À L'HOMME

Page 12

by Christophe Guillaumot


  Les renseignements obtenus de Mélanie Bouzy lui suffisaient amplement pour développer une nouvelle théorie. Saint Hilaire était peut-être à l'origine de toutes ces manigances... Avait-il découvert une liaison amoureuse entre Caramany et sa femme ? Le commissaire avait alors imaginé cette fausse plainte pour nuire à son adjoint. La disparition de la prostituée allait automatiquement déclencher une perquisition au domicile du lieutenant. Entre-temps, il avait tué sa femme puis l'avait déposée dans la cave de Caramany. Le commissaire se vengeait ainsi de deux personnes différentes dans un même plan diabolique ! Si le cadavre n'avait pas été identifié, Caramany aurait été condamné pour le meurtre de Mélanie Bouzy et aucun lien n'aurait pu être fait entre cette affaire et le commissaire Saint Hilaire. Si lors de l'autopsie, l'identité de Marthe Saint Hilaire apparaissait, comme cela s'était réellement produit, Caramany passait pour un détraqué sexuel et un sérial killer avec la disparition dans la nature de Mélanie Bouzy. Tout ce qu'aurait pu dire l'officier de police pour sa défense n'aurait pas tenu, et il aurait croupi au fond d'une cellule pour une bonne vingtaine d'années. Ce que Saint Hilaire n'avait visiblement pas prévu, c'était l'évasion de son lieutenant... En fin connaisseur des salles d'audience, Saint Hilaire avait alors dû penser que les jurés de la cour d'assises, sensibles aux malheurs d'un pauvre commissaire de police, l'acquitteraient assurément. Un commissaire tuant l'assassin pervers de sa femme verrait sans aucun doute sa condamnation réduite au minimum, à l'unanimité des votants ! Saint Hilaire n'avait donc plus qu'à feindre un coup de sang à l'annonce du décès de sa femme, pour justifier l'assassinat de son officier en lui tendant un piège dans un squat, rue de Budapest.

  Wuenheim était sous le choc de cette thèse qui semblait si bien coller à la réalité des faits. Mais comment pourrait-il faire part de ses doutes à Eve ? Elle venait d'endurer une terrible épreuve. Lui avouer ses pensées et incriminer son père dans le meurtre de sa mère était au-dessus de ses forces. Il se résolut à lui mentir pour lui éviter un chagrin supplémentaire. Lorsque le moment serait venu, et que Saint Hilaire serait passé aux aveux, alors et seulement alors, il l'en informerait. En attendant, il devait s'atteler à la poursuite de son propre « beau-père ».

  ***

  Pierre Saint Hilaire avait une nouvelle fois perdu connaissance. L'aiguille perforant sa peau, le fil glissant dans chaque entaille en étirant ses chairs avaient eu raison de ses forces. Lorsqu'il se réveilla, sa vision n'était pas encore bien nette. Il se frotta les yeux pour apercevoir Troplong endormi dans un fauteuil qui lui faisait face. Son vieil ami avait sûrement voulu le veiller durant son délire. Il se releva non sans mal et sentit immédiatement une douleur à l'épaule droite. Son bras avait été nettoyé. Un large pansement recouvrait la plaie refermée. Sur la table basse qui le séparait du mage, des traces de l'opération subsistaient. Des ciseaux ensanglantés reposaient sur un morceau de coton, une bouteille d'alcool à 90° soutenait une bobine de fil noir. Son sang avait taché également quelques magazines disposés près de lui. Saint Hilaire s'essaya à la position verticale. Son équilibre restait précaire mais il réussit quand même à se stabiliser. Ses jambes musclées lui permettaient de se maintenir debout, même si le cerveau était encore embrumé. Un arrière-goût de whisky lui restait au fond de la gorge. Sa langue pâteuse était totalement déshydratée.

  Affalé sur son siège, Troplong ouvrit un œil, puis bâilla en étirant tous les membres de son corps.

  – Déjà remis ? demanda le mage.

  Saint Hilaire ne prêta aucune attention à la question et demanda :

  – Où est Eve ?

  – Elle est partie, dès l'opération terminée. Elle était impatiente d'examiner le corps de Caramany, répondit-il. Tu as de la chance d'avoir une fille comme elle, ajouta Troplong sérieusement.

  Le commissaire ignora cette réflexion de célibataire endurci.

  – Où est la cuisine ? reprit-il, désireux de se rafraîchir.

  – Au fond du couloir à droite.

  Il quitta la pièce et longea le couloir au papier peint fleuri. Quelque chose clochait ! Il lui semblait avoir oublié un élément important de son enquête. Tout en traversant l'appartement, Saint Hilaire essayait d'identifier ce qu'il n'avait pas remarqué. Il cherchait dans son esprit un indice qui aurait dû le frapper. Son instinct de policier ne le trompait jamais. Ses yeux avaient détecté une information capitale que son cerveau n'avait pas reconnue. Il entra dans la cuisine. Sur un égouttoir métallique, il trouva un verre à pied. Il s'en saisit et le plaça sous le robinet. Reprenant mentalement son enquête depuis le début, il passa en revue tout ce qu'il avait appris au cours de ces deux dernières journées. Chronologiquement, il revit son voyage entre Florence et Paris, son arrivée à la gare, sa discussion avec le major Léognan et le gardien de la paix Sarras, puis l'annonce du décès de sa femme par son ami le commissaire divisionnaire Pupillin... Les images de sa fuite après avoir découvert Caramany poignardé dans le squat du Grec, la bagarre avec un policier de l'Inspection générale des services, et enfin son arrivée chez le mage Troplong défilaient dans son esprit en ébullition. Soudain, il lâcha le verre. Il se précipita dans la salle d'attente et se jeta sur les magazines qui jonchaient la table basse. Il les feuilleta nerveusement un à un. Troplong se redressa sur son siège pensant que son ami délirait à nouveau. Méticuleusement, le commissaire jetait au sol les magazines épluchés. Son attention se porta sur la couverture d'une dernière revue qui restait encore sur la table basse.

  – C'est elle ! lâcha-t-il.

  Chapitre Douze

  Elle tapait nerveusement du pied. Eve Saint Hilaire venait de rentrer le code confidentiel dans son ordinateur, et attendait avec impatience que le logiciel de l'Institut médico-légal la laisse accéder aux dossiers des personnes autopsiées. Après avoir quitté le cabinet de Troplong et abandonné son père en plein délire, la jeune femme avait foncé directement en taxi sur son lieu de travail. Elle était entrée discrètement par une issue de secours qui jouxtait son bureau. Quand elle accéda enfin à la page d'interrogation de son serveur, elle tapa les lettres C.A.R.A.M.A.N.Y. sur son clavier et, en un instant, le dossier s'afficha sur l'écran. La pièce restait dans le noir. Eve ne désirait pas signaler sa présence.

  L'autopsie avait été réalisée par l'un de ses collaborateurs quelques heures auparavant. Elle fit défiler l'identité complète du policier tué pour lire directement les conclusions de son collègue. Les causes de la mort étaient surlignées en rouge : le décès est dû à une perte importante de sang causée par la perforation de l'artère fémorale, du poumon droit et du cœur. Eve cliqua ensuite sur le sous-dossier : analyses. Aucune trace de poison n'avait été détectée dans le sang de l'officier de police, pas plus que la présence d'alcool, de produits stupéfiants ou de somnifères. Ces conclusions contredisaient la thèse de son père. Caramany avait certainement été tué sur place. Il n'y avait pas eu de mise en scène.

  Une clef tourna dans la serrure. Eve appuya sur la touche échap et la fiche de renseignement disparut de l'écran. Une femme de ménage enfonça la porte brutalement tout en tirant un aspirateur. Elle poussa un cri de surprise lorsqu'elle alluma la lumière. Eve la rassura immédiatement. Elle se leva aussitôt et bafouilla une excuse avant de sortir du bureau. Elle se faufila dans le couloir sans être vue de personne, et s'engouffra dans la cage d'escaliers qui devait la conduire au sous-sol. Elle pressa son allure, désirant ne pas être remarquée. Elle devait rester méfiante. Malgré l'heure tardive, il était encore possible de rencontrer dans le bâtiment un médecin légiste, voire un policier. Les accidents mortels de la circulation et les meurtres ne manquaient pas à Paris. Les lumières de l'Institut médico-légal restaient bien souvent allumées, très tard dans la soirée.

  Les corps des victimes étaient tous entreposés dans une chambre froide composée d'une dizaine de tiroirs réfrigérés, intégrés dans la structure d'un pan de mur. La pièce semblait déserte. Eve fut rassurée et se dépêcha d'entrer. Une fois à l'intérieur, e
lle ressentit une légère appréhension. Sa mère était dans l'un de ces compartiments mortuaires. Les images de son autopsie l'obsédaient sans cesse et pourtant elle s'apprêtait à recommencer l'opération. Le temps pressait. Elle devait examiner sa mère mais également le lieutenant Caramany. Courageuse, elle décida de commencer par le plus éprouvant pour elle. Elle mit quelques secondes à trouver le tiroir portant l'étiquette Marthe Saint Hilaire. Elle posa la main sur la poignée mais fut comme paralysée par la peur de revoir sa mère. Une douleur se fit sentir au creux de l'estomac. Son pouls s'accéléra. Une larme coula sur son visage. Elle essaya de respirer lentement pour calmer ses battements de cœur. Enfin, dans un grand geste, elle fit glisser le bac métallique. Marthe Saint Hilaire apparut nue, blanche et immobile comme une statue. Elle n'était pas dans l'état où elle l'avait abandonnée. Un préparateur avait recousu toutes les entailles pratiquées par Eve lors de l'autopsie. La peau entourant la tête avait été refermée sur le crâne et une longue cicatrice verticale rassemblait les deux parties du tronc. Eve restait debout, les bras ballants, se recueillant devant cette dépouille dont le visage défiguré par les morsures des rats n'avait pu être réparé par le chirurgien. Elle pleurait. Elle ne reconnaissait pas dans ce corps l'apparence de celle qui avait été sa mère. Ce n'était qu'un cadavre et pourtant ! C'était bien Marthe Saint Hilaire qui gisait devant sa fille. Cela ne servait à rien de rester plus longtemps devant ce spectacle morbide. Tandis que ses larmes continuaient de couler, elle sortit de son sac le couteau que lui avait remis son père. Elle lâcha à voix haute un « pardonne-moi, maman », puis choisit une perforation nette qui avait été faite dans le bas-ventre de la pauvre défunte. Elle approcha la lame de l'entaille redoublant de pleurs, puis l'enfonça doucement. Eve poignardait sa mère. Le premier test était concluant, elle retira le couteau des chairs et l'essaya une nouvelle fois. Elle pénétra par une autre ouverture dans le muscle de la jambe gauche. La taille de la lame était identique en largeur et en longueur aux dimensions de la blessure. L'arme était bien celle dont on s'était servi pour tuer sa mère. Elle essuya la lame avec un kleenex. Le sang de sa mère s'imprégnait sur le mouchoir, dessinant un semblant de rose fanée sur le tissu. Quelques larmes vinrent se mêler à ce curieux dessin. Elle renouvela une nouvelle fois ses excuses à sa mère avant de repousser délicatement le tiroir qui se fondit dans le mur d'acier.

  Eve appuya son dos contre les compartiments et prit une grande respiration. Le plus dur était fait. Elle venait de vérifier que l'arme découverte accrochée à la fenêtre du bureau de Caramany était bien celle qui avait servi à tuer sa mère. Mais la torture n'était pas encore finie. Elle devait maintenant passer au meurtrier présumé de Marthe. Tenant toujours le couteau dans sa main, elle se remit en quête du cadavre de Caramany. Cette fois-ci, elle tira avec beaucoup moins d'appréhension le tiroir métallique qui contenait l'officier de police. Lui aussi était nu. Son corps, tout comme celui de Marthe, avait été recousu après l'autopsie. Seules les entailles pratiquées par l'assassin restaient ouvertes. Le bel athlète n'était plus que l'ombre de lui-même. Ses muscles, dépourvus de vie, s'étaient affaissés. Quelqu'un ne le connaissant pas de son vivant aurait pu croire qu'il avait eu de l'embonpoint. Eve ne s'arrêta pas à ces détails. Elle testa la lame de son couteau dans une première blessure, avec un certain plaisir même si sa culpabilité était devenue discutable au regard des derniers événements. Ses nerfs à cran lui auraient volontiers permis de se défouler sur le cadavre si son désir d'aider son père n'avait pas été prioritaire. A sa grande surprise, le premier essai fut concluant. Le couteau aurait très bien pu être à l'origine de cette entaille. Doutant de ce résultat, elle renouvela son expérience à trois reprises dans trois autres perforations différentes. A chaque fois, l'examen se révéla positif. Comment était-ce possible ? se demanda la jeune femme. Cela signifiait que le tueur devait connaître l'emplacement de la cachette du couteau. Il avait dû le prendre en pleine nuit, tuer Caramany puis le ramener dans sa cachette originale, avant que le personnel du commissariat ne prenne son service. Tout ceci paraissait impossible ! Il fallait qu'elle prévienne son père de cette découverte. Il serait peut-être plus à même de rassembler les pièces du puzzle. Elle frissonna.

  La pièce n'était pas chauffée et le froid qui se dégageait du tiroir l'agressait directement. Avant de refermer une dernière fois le corps dans son cercueil temporaire, son attention fut attirée par une légère tâche bleutée au niveau de la pomme d'Adam. Elle examina la marque après avoir pris le temps d'enfiler soigneusement un gant en caoutchouc. Un coup de poing, voire même une manipulation un peu sèche du médecin légiste auraient pu en être la cause. Eve Saint Hilaire, méticuleuse et consciencieuse, décida de pratiquer une ouverture de la gorge pour éliminer toutes les hypothèses possibles. En l'absence de scalpel et pour ne pas avoir à retourner dans son bureau, elle décida d'opérer avec le couteau qui était en sa possession. Malgré l'importance de la lame, elle réussit à inciser proprement le cou de l'officier de police. Elle écarta les chairs et chercha à comprendre les causes du bleuissement de la peau à cet endroit précis. Très rapidement, elle ne put réprimer un « mon Dieu ! » de surprise. Le larynx était complètement écrasé. Tout portait à croire que le cou avait subi un étranglement. Son père avait donc raison. Le lieutenant Caramany avait d'abord été victime d'une strangulation. Puis, on lui avait probablement perforé le corps avec l'arme qui se trouvait au commissariat dans le but de tendre un piège à son père. Eve simula avec ses mains la pression que l'officier de police avait dû subir avant de décéder. Jouant avec ses doigts, elle conclut, d'après les dégradations internes de sa gorge, que Luc Caramany avait été tué par derrière. Cela étant, elle était capable de déterminer si le meurtrier était droitier ou gaucher en examinant les traces de pressions laissées sur le corps par les pouces de l'assassin. Pour ce faire, elle retourna le cadavre tant bien que mal, utilisant les techniques apprises au cours de sa formation pour basculer le corps sur le côté. Deux enfoncements se trouvaient bien à la base du cou juste au-dessus des omoplates. Les pouces s'étaient appuyés à cet endroit pour permettre aux autres doigts du tueur de serrer la gorge de la victime. L'examen ne prit que quelques secondes. L'homme qui avait imaginé toute cette mise en scène était gaucher.

  Des pas retentirent dans le couloir. Eve sursauta. Le corps qu'elle tenait sur un côté retomba lourdement sur le dos écrasant ainsi le couteau resté sur la table métallique. Elle n'avait plus le temps de soulever le cadavre pour retirer le couteau. Elle repoussa des deux mains le tiroir qui s'enfonça dans le mur au moment même où la porte d'entrée s'ouvrit.

  Le commissaire stagiaire Le Taillan, accompagné du gardien de la paix Sarras, parurent surpris de tomber nez à nez avec le médecin légiste. Tout le monde était au courant de l'autopsie qu'elle venait de pratiquer sur sa mère. On ne pouvait décemment l'imaginer qu'accablée de chagrin, ailleurs que dans ce lieu sinistre. La jeune femme restait prostrée près des compartiments à cadavres. Le Taillan se sentit obligé d'entamer la conversation.

  – Madame Saint Hilaire... vous... vous vous sentez bien ?

  – J'ai tenté de regarder son visage mais je n'ai pas eu le courage d'ouvrir le tiroir, mentit-elle en reniflant.

  Ses yeux rougis par les larmes versées auparavant aidèrent la jeune femme à convaincre les deux arrivants.

  – Je voudrais voir le salaud qui a tué ma mère ! dit-elle méchamment en regardant les policiers.

  – Ecoutez ! répondit Sarras, un peu hésitant. Croyez-vous que cela soit une bonne chose de voir le corps de l'assassin de votre mère ?

  – J'en ai besoin ! Je veux le voir. Il n'a eu que ce qu'il méritait ! lança-t-elle en bonne comédienne.

  – Est-ce que le commissaire Wuenheim est au courant de votre démarche ? interrogea Le Taillan, craignant la réaction de son chef.

  – Je vous en prie ! supplia-t-elle en s'approchant du commissaire stagiaire, je suis venue ici pour me recueillir devant ma mère.

  Une larme glis
sa à point sur l'une de ses joues.

  – ... Le commissaire Wuenheim n'est pas informé de ma présence ici, ne lui dites rien, s'il vous plaît.

  Les deux hommes étaient subjugués par la beauté du visage d'Eve. La tristesse de certaines femmes les rendait encore plus désirables aux yeux des hommes. Eve faisait partie de cette catégorie. Comme hypnotisé, le commissaire stagiaire accepta la présence du médecin légiste pendant leur opération. En effet, le corps de l'officier de police devait faire l'objet d'une identification formelle. Sa famille demeurant en province, il avait été demandé qu'un fonctionnaire de police du commissariat Saint-Georges soit désigné pour venir reconnaître son malheureux collègue. Le major Léognan, ne désirant pas quitter le 9e arrondissement à l'heure du dîner, avait sans hésitation envoyé son adjoint, Yvan Sarras, pour exécuter cet office.

  C'était la première fois que le gardien de la paix rencontrait la jeune femme. La renommée de sa beauté était arrivée jusqu'à lui mais il ne l'imaginait pas aussi attirante.

  Sa silhouette fine, ses longues jambes et ce regard perçant le troublaient. Ils se placèrent l'un en face de l'autre autour du tiroir que le commissaire stagiaire s'apprêtait à ouvrir.

 

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